On a tout reproché à Nietzsche, son look, ses excès, sa moustache improbable, ses mœurs jugées trop libres, sa passion pour Wagner, et le reniement tout aussi brutal qui a suivi. On lui a surtout reproché des crimes qu’il n’a jamais commis.
Ainsi son nazisme ou son racisme sont imaginaires. Au grand jamais il n’a soutenu les politiques, quel qu’en soit le camp. « Rien n’est plus impensable que l’usage de Nietzsche à des fins de politique politicienne. S’il n’existe pas chez lui un projet manifeste pour une société ou un alignement sur telle ou telle politique de son temps, c’est tout simplement parce qu’il exècre le domaine de la gestion des choses nationales. Son effort vise à d’autres contrées. » écrit Michel Onfray. (source)Michel Onfray, La sagesse tragique, Du bon usage de Nietzsche, livre de poche p.95
En penseur lucide, il sait que l’action engagée est un leurre et le militantisme une passion inefficace. « Toute philosophie qui croit écarter ou même résoudre à l’aide d’un événement politique le problème de l’existence, n’est qu’une caricature et un succédané de la philosophie. Comment une invention politique suffirait-elle à faire des hommes, une fois pour toutes, les heureux habitants de la terre ? » (source)Nietzsche, Considérations intempestives III, Aubier-Montaigne
Il est vrai que le spectacle des politiques n’a rien d’appétissant. Quelle que soit l’époque. Voilà qui renvoie Marx à ses chères études, lui qui comptait sur la politique pour déblayer le terrain des idées. Pour Nietzsche, Marx n’est pas un philosophe. Et Nietzsche n’est pas plus nazi que marxiste, il est mort trop tôt pour ça. Le marxisme qui lui aurait convenu, c’est celui de Groucho. Quant à le soupçonner de nazisme ou de fascisme, la farce est plaisante venant de gens qui ne l’ont pas lu.
De livre en livre, Nietzsche étoffe un réquisitoire implacable contre la boue et la fange politicardes.
On sait que « dans ce domaine où les gens se battent pour décider du goudronnage des chemins ou de l’éclairage public, on ne peut trouver que des personnages falots. Anodins et préoccupés de billevesées, les hommes politiques incarnent les figures de l’accessoire transformées en gravité. Nul n’est plus convaincu du sérieux de ses tâches que le politicien qui, par un arrêté signé de sa main, décide du jour de marché. » (source)Michel Onfray, La sagesse tragique, Du bon usage de Nietzsche Ces lignes, le style en moins, auraient pu être signées Nietzsche.
« Toutes les situations politiques et économiques ne méritent pas que les esprits précisément les plus doués soient autorisés et contraints à s’en préoccuper : un tel gaspillage d’esprit est au fond pire qu’un état de misère extrême. Ce domaine d’activité est et demeure celui des esprits médiocres, et d’autres que les esprits médiocres ne devraient pas se mettre au service de ces ateliers : mieux vaudrait que la machine volât en éclats une fois de plus ! » (source)Nietzsche, Aurore
La mort plutôt que la médiocrité. Nietzsche est un philosophe de l’absolu, pour qui la fin explosive d’un système est souhaitable si le système est mauvais. Ce sont des propos anarchistes, d’un anarchisme si radical qu’il fait table rase de toute contingence. N’écrit-il pas qu’on doit « se garder purs de toute la souillure inhérente à l’action politique » ? (source)Nietzsche, Aurore
La souillure ! Le mot est fort, mais il sonne juste. Un siècle avant l’existentialisme, Nietzsche nous balance « Les mains sales » « Huis clos » et « La nausée » de Sartre, qui n’a décidément rien inventé. Si la souillure politicarde lui répugne, Nietzsche s’irrite plus encore de la futilité des politiques.
« Mettre la société à l’abri des voleurs et de l’incendie, la rendre infiniment commode pour le trajet et les transports de toutes sortes et transformer l’Etat en une Providence – au bon et au mauvais sens – ce sont là des buts inférieurs, médiocres et nullement indispensables. On ne devrait pas gérer ces choses avec les outils les plus nobles qui soient au monde – les moyens qu’il faudrait précisément mettre en réserve pour les fins les plus nobles et les plus exceptionnelles. » (source)Michel Onfray, op. cit.
A maintes reprises il a dénoncé la sottise inhumaine de l’extrême-droite.
Mais il fustige aussi la naïveté hypocrite de la gauche : « Etes-vous complices de la folie actuelle des nations qui ne pensent qu’à produire le plus possible pour s’enrichir davantage ? » (source)Nietzsche, Aurore « Nietzsche dit toute la supercherie du socialisme qui propose des solutions pour demain et permet – en auxiliaire efficace du pouvoir économique – de faire durer la situation. » (source)Michel Onfray, op. cit.
Les communistes reprochaient la même chose il y a 30 ans aux socialistes du programme commun : d’être des alliés objectifs de la société productiviste de classe. Nietzsche serait-il communiste ?
Non, bien au contraire. Il est résolument individualiste, point final. « Il invite à fuir le plus possible tout ce qui entrave la liberté, l’autonomie et l’indépendance. Il propose la fuite, l’émigration, n’importe quoi plutôt que de continuer à subir la pression du travail, des machines et de l’impératif de rentabilité. » (source)Michel Onfray, op. cit.
Nietzsche conclut : « Les ouvriers, en Europe, devraient déclarer désormais qu’ils sont une impossibilité humaine en tant que classe. » Désertez, résistez, refusez de choisir entre l’esclavage pour l’état ou pour une boîte privée, fut-elle la vôtre.
Refusez de nourrir la machine, il est temps de quitter la matrice. « Par delà droite et gauche, soyez vous-même. Voilà ce à quoi Nietzsche exhorte. » (source)Michel Onfray, op. cit. Il regrette le temps béni où l’oisiveté et le farniente étaient un réel art de vivre. Marx n’aurait jamais pu signer ces pages. Ni personne d’autre à vrai dire.
Sans même y voir un paradoxe, Nietzsche l’imprécateur, Nietzsche l’anarchiste « lit avec bonheur les moralistes français – Montaigne, La Rochefoucault, Vauvenargues, Chamfort et Rivarol. Les livres lui sont précieux car ils lui fournissent la seule amitié dont il puisse se satisfaire dans son errance perpétuelle. » (source)Michel Onfray, op. cit.
Tout en ne cessant de maudire « ces formidables bastions que l’organisation sociale a construits pour se protéger contre les vieux instincts de liberté« parce que ces forteresses inhumaines de productivité idiote, de morale étriquée et de tabous innombrables « ont réussi à faire se retourner tous les instincts de l’homme sauvage, libre et vagabond – contre lui-même. » (source)Nietzsche, La généalogie de la morale
A présent que les libertés individuelles se réduisent comme peau de chagrin, ses anathèmes trouvent une actualité cuisante. On ne peut que s’incliner devant ses prophéties. Il faut le relire, le lire et le délire sans cesse.
Un visionnaire qui a jeté dans la mare philosophique son plus gros pavé : « Ni dieu ni maître » qui est devenu le slogan des anarchistes. L’homme est assez grand pour se diriger lui-même, telle est leur philosophie. Ils ont raison dans le principe, mais la réalisation n’est pas pour tout de suite. Nous avons besoin de grandir avant. Sur une planète d’éveillés, l’anarchie serait la règle, comme celle de l’abbaye de Thélème chère à Rabelais : « Fais ce que voudras ».
Nietzsche, ses ailes de géant, son souffle par dessus la montagne, son oeil d’aigle. Le grand homme est celui qui comprend ce qui se passe longtemps avant la foule. Ceux qui nous dirigent sont tout petits. Quant à l’avenir… il sera ce que nous en ferons. Bien que le pire ne soit jamais exclu, le meilleur est toujours possible.
Heureux les fêlés car ils laissent passer la lumière.