À force de tourner, la Roue de Fortune me rattrape et me broie comme fétu. Sensation ignoble de me faire hacher menu, sans répit ni pitié. La mort promise à mon fils. Horrible, impossible, impensable. Perdre un enfant est la pire des souffrances. J’ai vécu cette torture à chaque instant des cinquante affreuses journées d’un été meurtrier. 

Les jours qui ont suivi sont les pires de ma vie. Chacune de ces huit semaines a prolongé l’intolérable suspens où la seule échéance définitive est la mort. L’autre échéance est provisoire, toujours remise en question. La survie n’est jamais acquise. Elle se rejoue, inlassable, chaque instant, chaque jour, chaque nuit, chaque matin. 

Mon fils est tombé du donjon d’un château médiéval. Une chute de 20 mètres sur des rochers. Pas une égratignure. Les os d’un jeune enfant ont une élasticité, les muscles ont un tonus, les articulations ont une souplesse qui se perdent avec l’âge. Un médecin a été témoin de la chute. Il a vu l’enfant tomber en tournant sur lui-même, ce qui a amorti le choc. Depuis l’accident, il est plongé dans coma profond, dit dépassé. Les membres sont raides, en décortication. Les mâchoires sont crispées.

Les premiers jours de coma sont frappés au coin d’incertitude. la mort peut survenir à chaque instant. Chaque heure qui passe l’hypothèse de la survie se renforce un peu. La première semaine passée soulage la terrible angoisse. Juste un peu, un tout petit peu, car rien n’est joué. Les nuits sont pires encore. Nous ne dormons pas, le sommeil est l’ennemi. S’y lèvent d’horribles monstres de mort, aux dents vertes comme la tombe, à la gueule aussi profonde. On s’éveille en sueur, au bout d’un cri terrible. À l’aube on sort de la torpeur sans rêve qui tient lieu de sommeil. On repart au cauchemar.

Les heures, les semaines passent. Tous les jours, nous visitons l’enfant qui dort. Nous lui parlons. Nous jouons les chansons qu’il aime. Tout ce qui peut le sortir de cette torpeur tueuse, tout ce qui peut le ramener à lui-même, le faire revenir de ce côté du miroir, lui faire oublier les marécages de la mort, tout ce qui est vie est bon pour lui. Pour nous c’est un répit. Le coma ressemble à la vie fœtale. Des ombres, des lumières, des bruits indistincts, des paroles claires vite brouillées, des sensations fugaces dans un océan de non-sens.

Ici ça ne ressemble pas à une agonie. C’est un supplice à mort, ou à vie s’il s’en sort. Dans l’hypothèse optimiste d’une sortie de coma, dit son toubib, il restera à jamais un légume. Le cerveau a subi des lésions irréparables. Le cervelet a été touché aussi. Il sera paralysé. Tétraplégique attaché à vie sur un lit roulant.

En bon français grabataire et crétin. Ou pire… Ce qu’il faut pas entendre comme conneries. Ni sa mère ni moi n’y avons cru un instant. On l’a craint, oui. Mais jamais cru. Pas lui. Pas ce chéri. Trop de soleil dans son cœur, trop de lumière dans cette âme incarnée. Il n’est pas venu pour partir si vite. Cinq ans. On ne pouvait pas y croire. Et ça n’a pas eu lieu. 

La Roue de Fortune tourne et nous broie. Mais la Roue de Fortun nous protège. Un fortin est un petit fort. Une graine de forteresse. Nous y soufflons un peu, à l’abri des murailles. Jean Dodal, auteur de ce tarot particulier, n’a pas fait la faute au hasard. Il n’y a pas de hasard. Jamais. Hasard est l’autre nom de la nécessité qu’on appelle Osiris. Ousir. Asar. Il a omis sciemment le e final de fortune. Elle est devenu fortin par la grâce de la langue des oisons.

Au creux des pires tourments, l’anneau de pouvoir protège les croyants, ceux qui croient sans y croire. Ils ont cru, la foi les sauve. Ils ont douté, qu’ils soient bénis. Nous avons cru, sa mère et moi. L’enfant est sauvé. Mais l’épreuve n’était pas finie pour autant. Après un coma de ce genre, la rééducation est totale. Il faut s’armer de patience. Les toubibs nous ont prévenus. L’enfant était comme un bébé. Il ne savait plus marcher ni parler ni rien de ce qu’il savait.

Sa mémoire était close. S’ouvrira-t-elle ? Le phénix renaîtra-t-il ? Le jour se lèvera-t-il sur nous ? Meurtris, plus morts que vifs, mais triomphant. La vie a gagné, les autres batailles vont l’être aussi. L’intention toute puissante nous a mené tout l’été près du lit de mon fils, elle nous a fait parler, guetter les signes d’éveil, espérer, vouloir gagner. L’intention ouvrira la porte verrouillée. 

C’est ce qui s’est passé. Il a tout recouvré en peu de jours. Il est retourné à l’école, il a grandi en force et en sagesse. C’est un homme aujourd’hui. Et je suis fier de lui. Et je lui dis d’être fier lui aussi. Fier de sa différence. Fier de sa force de caractère. Fier de sa gaieté, de la joie profonde qui l’anime. Fier de sa volonté de grandir. De guérir. Il n’oubliera jamais le mal qu’il a vécu ni celui qu’il a fait. On n’est jamais victime sans être aussi bourreau. Son travail pour s’améliorer est intense, mais il l’a fait déjà une première fois. Demain il saura le refaire et gagner. Telle est sa volonté.

Quant à moi, j’ai gagné le droit de fermer pour de bon la double page de cet arcane. Il est grand temps de passer à la suite. L’insouciance de mon enfance n’est plus qu’un souvenir irréel. Tout a pris la tonalité grave et sombre d’un univers prédateur. J’ai pris ma mort pour conseillère. J’ai donné ma vie pour la sienne. J’y étais prêt. La mort n’a pas voulu de moi. Ce n’était pas mon heure.

J’ai le don d’exagération. Démesure. Hubris. Excessif. C’est dans ma nature. Mais d’autres qualités s’y sont ajoutées. Le courage, le sens de l’urgence et la volonté. L’intention puissante qui vient du ventre, elle renverse les murs et fait bouger les lignes. L’intensité de la vie me prend aux tripes. Je vis sans écran, de plein fouet. C’est à cet arcane que je le dois. La Roue d’Infortune m’a brisé, écrasé, écartelé, démembré, détruit, pulvérisé. J’ai souffert sur la croix, j’ai morflé sous la roue. Comme je n’en suis pas mort, ça m’a rendu plus fort. (source)

 

Xavier Séguin

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