An Anaon, nos défunts

 

Doue da bardonou an Anaon! dit-on en breton, ce qui signifie Que Dieu pardonne aux défunts !  Mais au-delà du sens littéral, je traque le sens caché qui dérive de la langue originelle. Ce mot Anaon, que nous indique-t-il ? Comment le traduire selon les phonèmes de la langue originelle ?

 

Les Bretons ont une conception de l’au-delà qu’on ne trouve nulle part ailleurs, du moins en Europe. An Anaon désigne à la fois tous les morts et le lieu où ils demeurent. « Les morts et les vivants ne sont pas séparés ; ils vivent dans deux sociétés voisines qui s’interpénètrent à des moments précis de l’année. A l’origine, Gouel an Anaon (la fête des morts) est une fête celtique pour honorer les défunts, c’est devenu une fête catholique teintée d’une tradition païenne encore vivante au siècle dernier.

On préparait le soir de la Toussaint des victuailles (krampouezh, bara, laezh, chistr) (galette, pain, lait, cidre), pour accueillir les voisins du cimetière et on leur laissait dans l’âtre une grosse bûche (kef an anaon) pour se chauffer. C’est pour les aider à trouver leur chemin dans la nuit qu’est née la tradition des betteraves évidées et garnies de bougies, comme l’écrit P.J. Helias  : Boazet omp da gleuzañ betrabez, hag ober enno toulloù war-dres daoulagad, fri ha genou, ha lakaat e-barzh un tamm gouloù koar (Nous avons l’habitude de creuser des betteraves, d’y pratiquer des trous en forme d’yeux, de nez et de bouche, d’y introduire un bout de bougie et de refermer le tout). » (source)tresor-breton.bzh

 

Cette betterave pourrait bien être l’ancêtre de la citrouille d’Halloween. La bougie que l’on glissait à l’intérieur n’avait pas tant pour but d’effrayer les enfants, que de guider les morts vers leur pays, le cimetière et au-delà. Autre coutume typique : l’enclos paroissial, avec le calvaire qui peut comporter de nombreux personnages aussi expressif que le permet le granite; l’ossuaire où reposent des crânes et des tibias trop anciens pour être encore sous terre; le baptistère, orné lui aussi, extérieur à l’église car seuls les baptisés y ont accès; et enfin le cimetière où an anaon reposent sous la protection de Saint Yves et de son if. Ils reposent en paix, oui, à condition qu’on ait pris garde de ne pas enterrer côte à côte deux querelleurs ou deux harpies. La Bretagne ne manque pas de cabochards qui emportent leur vindicte chez les morts…

 

La tradition

Les folkloristes Anatole Le Braz et Arnold Van Gennep font état dans leurs différents ouvrages de croyances relatives à la mort qui étaient encore très vivaces en Bretagne avant la Seconde Guerre mondiale. Selon ces croyances, la vie terrestre n’est qu’un passage entre une vie éternelle antérieure et une vie éternelle ultérieure. La conséquence est une absence de séparation entre morts et vivants qui voisinent, au sein de deux sociétés impénétrables mais organisées de façon semblable.

Les membres de la société des morts, appelée « Anaon », habitent le cimetière et y vivent réellement, conservant leurs caractères, leurs sympathies et leurs aversions pour d’autres morts comme pour des vivants qu’ils aident ou harcèlent selon l’amour ou la haine qu’ils leur portent. Ils ouvrent les yeux à minuit et peuvent revenir dans leurs villages pour voir leurs maisons et observer leur famille, mais pas pour les effrayer ni leur demander quoi que ce soit — l’idée de péché à racheter étant ici totalement absente de la vision de l’après-monde. Les âmes réunies dans l’Anaon se réunissent trois fois par an : la veille de Noël, le soir de la Saint Jean qui correspond au solstice d’été et le soir de la Toussaint, qui coïncide avec la Samain, fête des morts dans la vieille tradition celtique (source).

 

Anaon est un mot breton qui désigne l’ensemble des âmes des défunts et le lieu où elles se retrouvent. Il est à rapprocher du mot gallois « Annwvyn » ou « Annwn » qui représente l’Autre Monde, le monde après la mort (source). Ce mot gallois ANNWVYN contient la racine originelle AHN, qui désigne les dieux d’avant dans toutes les langues – ou presque ! 

 

 

Le sens caché

AHN AON, du breton AON, la peur et de l’allemand AHN, l’ANcêtre, l’ANcien. Anaon pourrait donc se traduire par la peur des anciens. La crainte salutaire qu’inspirent les dieux d’avant. Ou la terreur qu’ils ressentaient face à la mort ? Qui a dit que les dieux d’avant étaient immortels ? Pas moi en tout cas.

Ces dieux étaient vivants, et comme tous les vivants, ils devront mourir tôt ou tard. Sans doute sont-ils morts à présent, ce qui explique le joyeux bordel qui règne ici-bas. Mais leurs héritiers sont toujours là !

On peut aussi considérer la ressemblance phonique entre Anaon prononcé avec l’accent breton et Ahnherrn avec l’accent allemand. Ça sonne vraiment proche… quasi pareil. Ahnherrn signifie aussi ancêtre. Dans ce cas, an Anaon se lirait : l’antique ancêtre, l’ancêtre des ancêtres. La plupart du temps, les Bretons disent an Anaon. Ils ajoutent presque toujours l’article, qui renvoie lui aussi à l’ancêtre divin, AHN. Le redoublement du phonème d’or AHN pourrait signifier « doublement ancien » ou encore « ancêtres des ancêtres ». Un autre argument plaide en faveur de ce dernier sens caché. Écoutez la similitude phonique entre Dé Danaann et An Anaon. Les Tuatha Dé Danaann, ce sont précisément les ancêtres des Irlandais, donc des Celtes. 

AN AON, du breton an, article défini, et du grec ancien Aion, l’éon. Éon (en grec ancien Αἰών / Aiốn, en latin Aeon) est un dieu de la mythologie phénicienne vénéré par les Romains. Dieu impartial, il est le dieu du temps éternel et de la prospérité, n’ayant ni commencement ni fin ; dans l’expression de la propagande impériale, il tenait une place privilégiée. « Éon est aussi associé au zodiaque. Il fait partie des dieux suprêmes à l’instar de Zeus. (source)

Le temps que représente le dieu « Éon », le « Aïon » ou « Aiôn » (du grec ancien) est à opposer au « Chronos » et au « Kaïros ». Alors que le « chronos » désigne le temps linéaire, empirique, divisé en un passé, un présent ainsi qu’un futur, le « Aïon », lui, renvoie davantage à l’éternité, à la destinée, à l’infini. Le « Aïon » serait ce devenir ne pouvant être identifié et qui ne saurait être circonscrit à un instant. Le « Aïon » transcende la temporalité de sorte qu’il n’y a ni avant, ni après, ni début ni fin, il y a un tout et ce tout est le « Aïon » auquel chaque instant appartient. (source)

Ça me rappelle quelque chose. Pas de temps, pas d’espace, un présent continu qui remplace l’instant, tel est Aïon, c’est aussi la description du plan astral, semble-t-il. La tradition primordiale enseigne que notre ici et maintenant, ce plan où se déroulent nos existences, est soumis à deux contraintes –le temps et l’espace– qui sont inconnues des autres plans de réalité. Ici et maintenant, dont certains font des gorges chaudes, est une façon comme une autre d’évoquer les barreaux de notre prison. Les deux herses de la forteresse. La grille de l’espace et la grille du temps, pour mieux te rôtir mon enfant.

Tandis que dans l’autre monde, tout est un peu comme ici. Mais rien n’y est vraiment comparable, parce que ni le temps ni l’espace ne déforment la continuelle présence des défunts et le souvenir des vivants. En Aïon, perfection infinie, le mouvement existe, il est immobile. C’est le lieu primordial, le non-espace où tout a commencé, où tout se renouvelle. Les ombres parlent, j’entends leur rire derrière la glace. An Anaon l’ancêtre des ancêtres y trône de toute éternité. Le monde mouvant des vivants et le lieu primordial des défunts communiquent, ils sont les deux faces d’un seul miroir.

 

 

Il existe trois passages, trois lieux de rencontre entre nos défunts et nous. Souvenez-vous. 

Les âmes de l’Anaon se réunissent trois fois l’an : la veille de Noël, le soir de la Saint Jean au solstice d’été et le soir de la Toussaint — Samain dans la tradition celtique (source).