In Memoriam Devic

 

Il s’appelait Jean-Claude Devictor, on disait Devic, ou JCD. Venu au monde le 14 février 1949, il nous a quitté le 20 septembre 2019. Il reste mon Devic, l’ami le plus proche, le compère, le jumeau, mon véritable frère. Le seul digne de ce nom.

 

Sur les bancs de l’école maternelle. On a quatre ans. Jean-Claude est tout rond, trop mignon. Pourquoi donc les autres s’acharnent-ils sur lui ? Je deviens son ami. Longtemps, j’ai cherché à le protéger contre ceux qui lui voulaient du mal, donc aussi contre lui-même.

 

Notre vie sera faite de séparations et de retrouvailles, avec la même complicité issue d’une si longue amitié.

L’école maternelle nous a réunis, l’école primaire nous sépare.

On se retrouvera aux scouts de France, troupe 230ème Paris. De belles aventures dans une France encore toute pleine de territoires sauvages. Les friches de la guerre. Dans les villes, on joue aux Indiens dans les terrains vagues derrière les palissades.

1966. On a grandi. Question zique, Devic se gave de Wagner, moi j’écoute ça en boucle. On n’est plus scouts de France. Je me promène avec Jean-Claude dans l’ancien local de la 230ème. Il veut récupérer ce sous-sol et la crypte de la paroisse pour une troupe de théâtre qu’il rêve de monter ici, à Passy.

Du théâtre ! Brillante idée. La nuit suivante je rêve du jeune Molière en tournée à travers la France du Roi Louis.

Le lendemain, j’appelle Devic. Il sort de chez le curé qui lui a donné les clés du local. Je ne suis pas surpris. Devic m’a habitué à tout réussir. Cerise sur le gâteau, le curé nous ouvre la crypte pour les répètes et les spectacles.

Ainsi naît le GTP — Groupe Théâtral de Passy. La troupe d’une soixantaine de jeunes se chauffe avec Musset, Molière et Tchekhov.

C’est l’année 68 de joyeuse mémoire. Le 22 mars, Dany Cohn Bendit lance un mouvement contestataire. Les vacances de Pâques à Erquy sont pleines de douceur. On dirait que le temps s’arrête. Maman parle du calme avant la tempête.

Voici le joli mois de mai. Sur les barricades de la rue Gay Lussac, on se relaie pour lancer des pavés sur les CRS. Je suis un des fous qui font peur, chante mon opéra éponyme.

Voici que le temps s’en revient
De parler du deuil des beaux jours
L’automne après tant d’hivers
Voici revenu le temps circulaire
Toutes choses prévues sont accomplies
Et tant d’autres aussi
Ne demeure que moi
Sans âme, sans ami,
Ma tête grise et moi
Jusqu’au temps bercail
Jusqu’au port

(source)Xavier Séguin, Un des fous qui font peur, opéra-pop, extrait de l’ouverture, 1970

Charge des CRS, les étudiants sont radioguidés par RTL et Europe1. Les pavés sont brûlants, le Quartier y perd son latin. J’en profite pour visiter les toits de ma ville chérie, avec Gilles. Il va bientôt partir en Inde.

Au mois de juin, la colère estudiantine ne se calme pas, je passe mon bac. Devic aussi. Flornoy pareil. Tous reçus,  sauf Gilles qui est en Inde. Les profs ont peur de nous, c’est rigolo. Dans la rue les gens se parlent. Le rêve est à portée de main. On ne sait pas qu’il allait faire long feu. Un long demi-siècle, il mouronne. Et nous voilà ce soir…

 

 

Avant de se séparer pour les vacances, Devic me met dans la confidence. A la rentrée, le GTP va s’attaquer à sa vraie passion : le théâtre antique, plus précisément Eschyle, la trilogie de l’Orestie et le Prométhée Enchaîné. C’est une baffe dans ma gueule. Un projet cinglé. Je suis d’accord.

Tout de suite ça décolle fort. Hors contexte. Sublime. Discussions passionnées, relations passionnelles, fonction purificatrice du théâtre d’Eschyle, découverte de notions décapantes, catharsis collective du public — les soixante jeunes de la troupe en font autant — Nietzsche et la naissance de la tragédie, Devic porté aux nues par la troupe en délire, le dionysiaque et l’apollininen, les soixante jeunes et leurs flirts acharnés, la distanciation brechtienne, les vocations qui naissent sous les applaudissements, Diderot et son paradoxe du comédien, Le théâtre et son double d’Antonin Artaud, on plane aux confins de l’irréel comme des fous qui font peur.Opéra de Xavier Séguin, enregistré en 1970, non publié

Devic retrouve son petit protégé, Flornoy. Trop timide pour monter sur scène, le petit gars endosse le bleu de l’électro. Il est heureux d’être là, comme on l’est tous.

Brisé, le vieux général bat en retraite à Colombey. On danse sur les toits. Pompidou est élu. Réveil brutal. Sans se concerter, les soixante-huitards quittent le pays comme une volée de freux. Avec Micha, je fais la route autour du monde pendant une dizaine d’années. Devic voyage en avion aux frais d’une toute jeune agence de tourisme, Nouvelles Frontières, aux côtés de son pote scout, Jacques Maillot.

Entre deux vols, Devic gratte une licence d’histoire, moi une maîtrise de philo et un diplôme de journalisme. Je trouve un boulot de journaliste à Pomme d’Api. Je reste à Paris. La presse enfantine va me coller aux basques pour un paquet d’années.

Avec mon Devic, c’est marrant ce qui nous lie, c’est fort. On se perd un peu de vue, mais on garde le contact éthérique. Dans les années 70, quand je fais la route en Asie et ailleurs, Devic bosse à Nouvelles Frontières. Quand je tente de monter un opéra rock, il réunit des mélomanes pour déguster Le Crépuscule des Dieux. Quand je zone en Asie du sud-est avec ma chérie, il sillonne l’Amérique du nord pour écrire des guides touristiques.

Dans les années 80, quand je bosse à la télé, il fait le régisseur au Théâtre Gérard Philippe de Saint Denis — le GTP se change en TGP. Quand je bosse chez Pomme d’Api et J’aime lire, il est numéro 2 du Théâtre de Bagnolet. Quand je lance mon agence de bédécomm, il est directeur technique à l’Opéra de Paris-Bastille.

 

 

Qualité rare, Jean-Claude Devictor a toujours su écouter. Il reçoit les confidences de toute la troupe scoute, de tout le groupe théâtral, de tout Nouvelles Frontières, et ça n’a  jamais cessé. Solide, il guide. Serein, il étreint. Héroïque, il communique la sagesse et la démesure. Il acquiesce, il rassure. En tout cas il assure.

On se voit au moins une fois par an, dans son pavillon de Nogent — plaisir de retrouver les gars et les filles de la joyeuse bande de Passy. Chaque fois c’est une grande joie. Devic est un hôte formidable. Attentionné, soucieux du bien-être de tous, il va de table en table, pour chacun un sourire au moins, quelques mots ou mieux pour chacune.

Il sort son gros agenda pour prendre rendez-vous avec celle ou celui qui a des secrets à lui dire. JCD est toujours le mieux informé. Il centralise les potins, trie les ragots et les vraies nouvelles. Il en garde les trois quarts pour lui.

La vie a suivie son cours tranquille ou trépidant jusque dans les années 90 où notre amitié prend un tournant décisif. Quarante ans d’amitié fidèle nous mènent à Rochefort sur Mayenne, chez un autre fidèle, ancien scout, ex-membre du GTP,  Jean-Claude Flornoy qui deviendra bientôt mon benefactor.

 

Le petit Flornoy a changé depuis qu’il suivait Devic comme un chiot suit son maître. Les rôles sont inversés. Devic le suit comme son ombre. Il y a de quoi. Flornoy a pris une envergure et une puissance qui forcent le respect.

Je suis médusé par son assurance. Quel incroyable revirement ! Il m’ouvre en douceur à la magie ordinaire des arbres et des grandes pierres. Il me présente grandeur nature les 22 arcanes supérieurs du tarot initiatique. Il me propulse sans ménagements dans l’autre monde, et devient ainsi mon benefactor.

Flornoy m’initie aux mystères d’Isis, il me fait passer l’arcane XIII : descente en transe profonde, expériences de réalité non-ordinaire, bilocation, décorporation, je retrouve la folie de mon enfance, qui ne m’a plus quittée.

Je lui en serai toujours reconnaissant. Devic a suivi à peu près le même cursus que moi aux côtés de Flornoy. Nous formons, selon une amie disparue, le trio infernal de Rochefort. Infernal, le mot est rude. Disons que notre goût marqué pour la magie ordinaire a de quoi dérouter la plupart de nos amis. Ce qui ne manque pas de nous faire sourire Devic et moi, et de faire hurler de rire notre terrible benefactor.

Nous avons pris nos quartiers chez Flornoy, au domaine de Rochefort sur Mayenne, où grouille toute une bande d’allumés, plus ou moins disciples de Castaneda, des Soufis et des Sioux Lakotas. Flornoy y produit de l’électricité avec trois turbines. Les revenus servis par EdF assurent une quasi autonomie au domaine et à ses occupants.

Je complète avec les revenus de mon agence de com qui tourne au ralenti, tout là-bas, à Paris. Com à la con. J’y vais le moins souvent possible, il y a d’autres projets. Comment quitter Rochefort où il se passe tous les jours quelque chose de la nature du miracle ? Intensité, quand tu nous tiens…

 

Les années 90 sont consacrées aux explorations cyclopéennes, aux découvertes insolites, aux transes profondes, revécus antérieurs, voyages astraux et balades magiques en Brocéliande, à Vézelay, à Avebury, Stonehenge, Chartres, St Benoît sur Loire, Compostelle, Lourdes, les pièges à foudre des Andes, du Mexique, des Pyrénées et du Massif Central, le tout dans une ambiance déjantée mais farouchement féconde.

Et le domaine de Rochefort ferme ses portes. Nous sommes éparpillés. Flornoy disparaît pendant dix ans. Je ne le retrouverai qu’à la veille de sa mort. Tragique départ pour un ancien sorcier. Devic et moi sommes restés scotchés à la terre de Mayenne, sur les marches de Bretagne. Une belle maison de pierre nous y abrite quelques années.

Seuls tous les deux, sans l’aide puissante de Flornoy, difficile de faire tourner la roue magique. On fait ce qu’on peut, puis les pouvoirs nous emportent dans un nouveau tourbillon. Et la magie reprend ses droits.

Devic regagne Paris pour veiller sur sa vieille Maman. Je m’installe à Erquy pour assister mes parents dans leurs derniers moments. Vingt ans ont passé. J’y suis encore, et pour longtemps j’espère.

En 2008, quand je commence à poster ce site, Jean-Claude est tout proche. Nos nombreux échanges au fil de nos deux vies sont la matière première d’une Saga qui lui doit beaucoup. Ce site est le reflet de nos recherches communes, le fruit de l’exaltant ping-pong magique que nous avons mené notre vie durant. JCD ne partage pas tous mes délires, loin de là. Ma démarche lui plaît. Il souhaite que mon initiative s’épanouisse, j’y bosse sans relâche depuis onze ans.

Mon seul regret est de ne pas avoir publié un article de lui, l’historien érudit, le puits de science, le témoin de tant de grandes œuvres et de moments rares. Il m’a donné son accord pour poster un de ses meilleurs textes, une étude de La Flûte Enchantée de W.A.M.

Ça ne se fera pas. Dommage.

 

 

Je n’éprouve aucune tristesse, cher Jean-Claude. Je n’admets pas ta mort. Pour moi, tu es vivant. Ton âme est tout autour de moi. Je t’aime à jamais, mon Devic.

 

 Nous sommes tous uniques, mais la plupart sont assez nombreux quand même.
Stef Kervor