Au cours de mon initiation aux Petits Mystères, mon défunt benefactor est revenu à plusieurs reprises sur la parenté entre les allées couvertes et les cryptes romanes. Attendez ? Des millénaires séparent ces ouvrages ! La chose me semblait étrange, voire impossible. Elle était pour lui une évidence.
À présent j’ai compris en quoi cette parenté est bien réelle. Elle repose essentiellement sur l’effet de voûte, que les sorciers appellent l’envoûtement. Les énormes blocs qui recouvrent les allées couvertes et les dolmens produisent cet envoûtement. Il exerce sur l’impétrant un effet propice à l’intériorisation et à l’éveil.
De même dans les cryptes romanes, la voûte qui soutient la masse imposante des pierres taillées et ajustées lit par lit en polarité inversée procède de la même culture, et partage le même secret. Disons que c’est une adaptation libre, un perfectionnement. Et puis les bâtisseurs médiévaux n’avaient pas le choix. Le secret du levage des mégalithes était définitivement perdu.
Tout se passe comme si des trous de ver reliaient entre elles ces différentes époques, la fin du néolithique et le haut Moyen Âge. Je ne suis pas le seul à y croire. Ces trous de communication ont été baptisés les couloirs du temps dans le block-buster de Jean-Marie Poiré Les Visiteurs. Dans la pratique des Mystères d’Isis, au moins au premier stade des Petits Mystères, il est indispensable que le passeur crée cet effet de voûte, soit en opérant dans un temple idoine, soit par un autre procédé.
Pour ceux qui se posent la question, les Petits Mystères est le nom médiéval de la transe profonde de récapitulation, qu’on appelle aujourd’hui l’arcane XIII. Le chemin du Tarot initiatique compte cet arcane, que d’aucuns s’entêtent à appeler la mort, alors qu’il s’agit, tout au contraire, de vie, de renaissance, d’envol vers l’état d’éveil. C’est l’arcane sans nom, de même que le Mat est l’arcane sans nombre.
J’ai vécu mon arcane XIII il y a vingt-huit ans, en 1991. J’étais alors dans un état de grande ignorance. Tout ce que j’avais appris sur le chemin intérieur, les nombreuses initiations que j’avais pu recevoir auparavant, la magie opérative qui avait été mon pain quotidien dans l’adolescence, rien de tout ça n’avait survécu à l’arcane XI La Force, tant est désastreuse et dévastatrice l’empreinte du matérialisme sur un être de lumière. Nous le subissons tous, bien peu s’en arrachent.
La récapitulation est une épreuve indispensable sur le chemin du guerrier. Castaneda a vécu la sienne non son peine. Mais jamais son benefactor Don Juan Matus n’a laissé la paresse et l’indolence de son apprenti prendre le pas sur les retrouvailles nécessaires de l’être avec son passé occulté. Nous oublions tous notre passé. La mémoire est sélective, elle efface bien vite les moments pénibles, à commencer par ceux où nous n’avons pas été à la hauteur de la noble image que nous avons de nous-mêmes.
Voilà pourquoi la récapitulation est un mauvais moment à passer. Il s’agit d’exhumer nos turpitudes, de presser l’abcès douloureux pour faire sortir le pus. Ça craint, c’est sale et ça fait mal. Le chameau que nous sommes doit pourtant traverser le chas de l’aiguille. Mais ça coince sévère aux entournures. On s’y déchire, on croit mourir, on est surtout drôle à voir pour un spectateur extérieur. Mon benefactor s’est marré plus d’une fois devant l’agonie de mon ego solide.
Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort, a dit Nietzsche. J’ai survécu. Mon ego a pris une bonne claque, ce ne fut pas la dernière. L’ego revient toujours.
On consacre la première moitié de sa vie à se forger un ego solide, et la seconde moitié à s’en débarrasser.
Si l’on en croit les pratiques initiatiques de la haute antiquité, la première moitié de la vie va jusqu’à 42 ans. En termes sacrés, il y a sept initiations qu’un guerrier de lumière peut recevoir. La première est la naissance. La seconde intervient à l’âge de 7 ans. C’est le baptême druidique, dont la trace a perduré dans la première communion catholique. La deuxième est à 14 ans : la communion solennelle. La troisième à 21 ans, la majorité. Et ainsi de suite tous les 7 ans jusqu’à l’âge de 42 ans, où notre dernière personnalité se constitue : l’être spirituel. Traditionnellement, l’âge de 42 ans est l’âge limite pour recevoir l’initiation aux Petits Mystères. Au Moyen Âge, elle se donnait à 21 ans. On mesure la perte depuis lors…
J’ai eu le bonheur d’être initié aux Petits Mystères à l’âge de 42 ans. Sauvé par le gong ! Ensuite, dans ma pratique de passeur, je me suis interdit de donner cette initiation au-delà de cette extrême limite. À force de prières, des personnes plus âgées ont tenté de me forcer la main. Mon cœur d’artichaut a cédé. Ça n’a jamais marché pour ceux-là.
Après 42 ans, l’ego est caparaçonné. Indéboulonnable. Lors de la cristallisation de la dernière personnalité, celle de l’esprit et de la croyance, l’ego s’est inextricablement fondu à l’être. Aucune force au monde ne peut lui faire lâcher prise. Pas la mienne, en tout cas. C’est triste, mais c’est ainsi. On peut trépigner, hurler, se tordre de douleur, ramper à plat-ventre, offrir un pont d’or, invoquer les mille démons, rien à faire. Conformément à la Règle non-écrite dont parle le benefactor de Carlos Castaneda, il y a un temps pour tout. L’oiseau de la liberté vole en ligne droite, jamais il ne s’arrête, jamais il ne revient en arrière.
L’un dans l’autre ça n’est qu’une brique de plus dans le mur. (Pink Floyd, The Wall)
Et c’est bien triste, mais personne n’y peut rien. Une fois reçue l’initiation des Petits Mystères, l’impétrant doit affronter seul l’épreuve suivante, qui est aussi une grande joie : l’arcane XVI Maison-Dieu, l’effusion de l’être avec son double astral. Le passage dans la lumière blanche, selon la formule de Jean-Claude Flornoy. Le tout dernier jour de mon arcane XIII, j’ai connu une catharsis à décorner les bœufs. Au sens propre, j’ai vu trente-six chandelles. Un vrai feu d’artifice.
Après coup, Jean-Claude, très ému, m’a fait ce commentaire : « J’ai vu la lumière blanche te roussir les cheveux. »
Ça a duré une bonne demie-heure. Mon corps était secoué de spasmes sous la violence de la montée d’énergie. Vraiment la kundalini m’a envoyé au septième ciel. Pour un peu, j’aurais enchaîné l’arcane XIII avec la XVI. J’aurais mixé les petits mystères avec les grands. J’aurais connu l’éveil instantané. Ce qui n’aurait été qu’un remake après nettoyage, puisque j’avais déjà reçu l’éveil à l’âge de 16 ans, ayant vécu ma première sortie de corps consciente ici même, dans le beau jardin de ma maison d’Erquy.
Mais ça, Jean-Claude ne pouvait pas le savoir.