La Belle Arrivée

Écrit en 1992, ce journal raconte mon premier contact avec l’autre monde… et ce qui s’ensuivit.

 

– Chapitre 6 –

Depuis l’âge de quatre ans, j’ai passé toutes les vacances en Bretagne. J’aurais eu mille occasions de visiter la forêt de Paimpont dite Brocéliande. Mais ça ne s’est pas fait. Sans doute me réservais-je la découverte de la Mère Forêt avec mon benefactor.
 
 
Jeff sort un paquet de cartes postales : les différents sites de la forêt de Brocéliande. Il me prie de choisir mon site comme j’ai choisi ma pierre à la Roche-aux-Fées. Va pour le Tombeau de Merlin et la Fontaine de Barenton. Le Val sans retour, en vue aérienne, me paraît tout à fait glauque. Un peu trop, même. Et ce côté repoussant m’attire…
– Parfait, dit Jeff. Ça sera le Tombeau et Barenton. Et le Val, on le gardera pour la bonne bouche…
 
Exactement ce qu’on a fait. Sur la carte au 1/25 000e, le nom d’un lieu-dit me fait flasher : la Belle Arrivée. Avec un nom pareil, il faut voir ça. Je flaire un ancien seuil, une porte sacrée de la forêt-chamane. Impensable qu’on n’arrive pas par là. En voiture !
 
La Belle Arrivée est dans un petit bois près du Hiry. Elle se cache bien. D’autant mieux qu’on ne sait pas ce qu’on cherche. Dans le lit d’un ruisselet, le chemin est un bain de boue. On patauge cinq minutes, puis on s’enfonce dans les taillis. En cherchant la source, on tombe sur un drôle d’alignement. Des arbres le long d’un talus. Plantés tous les cinq mètres. Le talus forme presque un carré.
 
Au pied, une rigole d’irrigation. Quelqu’un a détourné le ruisseau pour irriguer tous ces arbres. Ça ne date pas d’hier. Tout semble à l’abandon depuis des années. L’eau ne coule plus dans la rigole. Les arbres eux-mêmes sont vieillissants, malades. Le bel alignement est envahi de gaulis et de taillis. Qu’importe ? Ce lieu singulier a certainement bien des choses à nous dire… Au travail !
 
 
 

L’arbelion

Comme d’habitude, la méthode est simple : « demandez, on vous répondra« . Jeff se tourne vers moi.
Cherche ton arbre, dit-il.
 
J’avise un chêne moins chétif que ses voisins. Je me colle sur son tronc.
– Bonjour. Es-tu le gardien ?
– Non, répond le chêne.
– Où est-il ? Où est le gardien ?
Pas de réponse. Peut-être qu’il n’y a pas de gardien ? Les mots du chêne me parviennent à travers une sorte de filtre. Un brouillard sonore.
– Comment t’appelles-tu ?
Encore une fois, la réponse est immédiate, mais peu distincte. Un mot de deux syllabes, qui commence par kinn ou kil. Pas du français. Consonance bretonne. Gaëlique ? Qu’est-ce que c’est, kinnchose ou kilmachin ?
 
Pendant ce temps, Jeff ne perd pas le sien. Il s’acoquine avec un frêne double qui lui montre l’architecture vivante de l’endroit. Chose rare : il n’y a pas de gardien ici… Ou plutôt, ils sont gardiens tous ensemble. Tous les arbres du talus carré. Mais ce lieu est très abimé.
 
Jadis, sur le talus, ils étaient douze. Un par signe du zodiaque. Ils étaient tous là, les arbres sacrés des Celtes. En délimitant une esplanade carrée d’une vingtaine de mètres de côté, ils formaient un temple de verdure.
– Le frêne m’a donné son nom, dit Jeff. Il s’appelle Miséricorde.
Je hoche la tête d’un air entendu.
– Demande donc le nom de ton chêne, ajoute-t-il.
Déjà fait. Je ne sais pourquoi, mais j’y ai pensé tout seul. Jeff aussi. Sauf que son frêne parle français, lui. Jeff refuse ce mot gaélique incompréhensible.
– Va lui demander de traduire en français.
J’éclate de rire. Cette situation totalement surréaliste m’enchante au plus haut point. Je retourne donc voir mon chêne et je lui demande de me donner son nom en français. La réponse tarde. Il est vieux et malade. Sa mémoire flanche, il mélange tout. Normal qu’il prenne son temps. Dans un souffle, le chêne me dit : « arbelion ». Ce n’est pas plus clair pour moi.
– Arbre-lion ? je demande.
– ……………Non
.
 
 
 

Herbe Lion

L’arbre s’exprime avec difficulté. Toujours cette sensation de brouillage. Par contre, je n’ai aucun mal à capter ses émotions. Je sens en lui un désir puissant : voir renaître ce site. Il m’en fait la demande. Il m’implore presque. Je suis bouleversé.
– Herbe-Lion, me dit-il cette fois distinctement.
– Qu’est-ce que c’est ?
…Peut-être une herbe qui pousse à son pied ?
 
Mes yeux tombent sur une plante de couleur étrange, aux petites feuilles pointues disposées en collerette, comme les pétales de la pâquerette. La tige et le dessous des feuilles sont pubescents, d’un toucher râpeux, légèrement collant. Ça me rappelle la langue d’un chat. Ou d’un lion ?
 
Chêne solaire, lion solaire… Mais oui ! Cette herbe donne du courage. Du rab de courage pour ceux qui en ont besoin. Merci, vieux chêne ! En demandant pardon à la plante, je casse une pousse d’herbe-lion. Je presse la tige et suce la sève. Salement amer. J’avale quand même. Sans autre inconvénient que de légères crampes d’estomac, deux heures plus tard. Autant pour moi… Dans l’herbe-lion, le seul courage c’est d’y goûter.

Kildare

Le vieux chêne m’a tout donné. Mais dans le désordre. Chaque essence d’arbre possède une vertu propre qu’elle exalte chez ceux qui la contacte. Le courage est la vertu du chêne. Le chêne, solaire et léonin, arbre du cœur, du courage. Ce courage que je cherchai dans l’herbe-lion, le contact du chêne me l’a donné d’emblée…
 
Mais le plus fascinant, c’est ce nom. Kinnkil… chose. Herbelion, arbrelion… Je l’ai compris des semaines plus tard. Je relisais La femme celte de Jean Markale, quand je suis tombé sur la description d’une chapelle végétale. Kildare, en gaëlique. « La cachette des chênes« , traduit l’auteur. Ça me déclenche les neurones. Ce mot gaélique commençant par kil ou kinn, c’est kildare, la cachette des chênes !
 
Ainsi, le chêne ne m’a pas donné son nom personnel. Il m’a nommé celui du lieu dont il fait partie. Merci, Markale ! Seulement voilà. Mon chêne n’a pas traduit pareil. Arbre-lion. Ou arbelion ? Si c’était la traduction romanisée de kildare ? Un arbelium, comme les botanistes parlent d’un arboretum. Arbelium, francisé en arbelion. L’idée me plaît. Si la langue romane en a traduit le vocabulaire religieux, ça prouve que le culte druidique s’est perpétué jusqu’au moyen-âge. Existe-t-il seulement, ce mot arbelium ou arbelion? Sinon je l’invente. Il a gagné le droit de vivre. Fut-ce le temps d’un livre.
 
Depuis lors, Google m’a trouvé un évêque du nom d’Arbelion qui participa au concile de Nicée en 325 EC. On trouve aussi dans le patois du Poitou le mot « Arbelion ou orbelion, s. m. — Furoncle, gros bouton. » Mon mystérieux arbelion aurait-il le pouvoir de guérir les furoncles ? (source)Merci LZ Bref, le mot existe qui nous fait une belle jambe… sans boutons ! Restons donc sur Kildare. (Note de 2021)
 
 
 
 

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Nous sommes tous des visiteurs de ce temps, de ce lieu. Nous ne faisons que les traverser. Notre but ici est d’observer, d’apprendre, de grandir, d’aimer… Après quoi nous rentrons à la maison.
Sagesse aborigène