En 1992, ce journal raconte mon premier contact avec l’autre monde… et ce qui s’ensuivit.
– Chapitre 3 –
On quitte le domaine à 17h30. J’ai pris le volant de la vaillante Citroën. Deux heures plus tard, on se gare au parking de la Roche aux Fées. Il fait grand jour encore. Et grand chaud. A l’ombre, le thermomètre est monté jusqu’à 28°. Entre les arbres s’impose la silhouette puissante du mégalithe.
La Roche aux Fées est une allée couverte. A l’intérieur, on tient debout sans torticolis. Le nombre et la taille des pierres est impressionnant. La plus lourde a été hissée à deux mètres du sol. Elle pèse plus de quarante tonnes. Les bâtisseurs ont fait gaffe à leurs doigts de pied. Jeff l’appelle « le clocheton », à cause de l’éminence qui la coiffe, comme une ébauche de clocher.
L’ensemble mesure cinq mètres sur vingt-cinq. Hauteur maxi : trois mètres. Magnifiquement conservée, l’allée couverte de la Roche aux Fées est l’un des plus beaux temples mégalithiques de nos régions. Un dragon qui sommeille sur une colline champêtre.
– Suis-moi, dit Jeff.
Le premier cercle
Je lui emboîte le pas jusqu’à un vieil arbre, très beau. Le tronc est noueux, plein de replis et de nodosité, comme s’il avait fondu. Un châtaignier. Sa branche maîtresse est cassée, grise. Frappée par la foudre. Tous les vieux arbres y sont habitués. Il est tout près de l’entrée du mégalithe. On dirait qu’il veille sur lui.
– Tu ne crois pas si bien dire. Cet arbre est le gardien de la Roche.
Nous faisons trois tours de l’allée couverte dans le sens des aiguilles d’une montre. Trois révolutions dextrogyres,en tournant vers la droite en martien. Au deuxième tour, arrêt devant le châtaignier centenaire. Quel tronc bizarre ! Une sculpture vivante. Les plis du bois forment un banc. Nous nous y asseyons. Face au couchant. Les pieds sur une grosse pierre. La même roche que le mégalithe. Jeff me la montre.
– J’ai remarqué, dis-je. Elle est bizarre. Je sens des ondes négatives.
– Elle est prisonnière, dit Jeff.
C’est vrai. Le bois séculaire a coulé sur cette grande pierre comme un triple menton sur un faux-col. Avec son tronc et ses racines, le châtaignier la cloue en terre. Un bulldozer n’en viendrait pas à bout.
– Écoute, murmure Jeff. Écoute l’arbre.
Nous nous recueillons en silence. Très vite, je sens un contact entre l’arbre et moi. Folie ! Le châtaignier me parle ! Jeff n’est guère ému. Ça me tue.
– Demande-lui son âge, suggère-t-il.
– Son… ?!
C’est trop. Voilà qu’il m’explique comment on s’adresse aux arbres !
– Il faut se mettre à leur place. Choisir un langage adapté. « Quel âge as-tu ? », c’est abstrait pour l’arbre. Si tu lui demandes : « Combien d’hivers as-tu passé ? » il comprend mieux. C’est l’hiver qui compte dans une vie d’arbre. C’est en hiver que l’aubier s’agrandit d’une nouvelle strie.
Je me jette à l’eau. Je fais comme il a dit. La réponse du châtaignier ne tarde guère : il a six siècles. Encore vert, le six-centenaire! Il nous donne le bonjour du moyen-âge. D’une châtaigne qui a germé sous Philippe le Bel… Je fais part de ma trouvaille à Jeff.
– Pas tout à fait. Cet arbre n’a que 550 ans.
Alors, entre l’arbre et moi, s’établit un dialogue fantastique. Ce pachyderme, ce vénérable m’apprend comment vivent les arbres et les rôles qu’ils jouent dans le monde. Il y a des arbres guerriers officiers, sous-officiers et simples soldats. Il y aussi des arbres chamanes : guérisseurs, sorciers, gardiens. Rares sont les lieux, naturels ou humains, qui ne possèdent pas de gardien végétal. En général, le gardien est l’arbre le plus âgé de l’endroit. Comme cet antique châtaignier, gardien de la Roche.
Mais il est bien vieux. Il passe doucement la main à la relève… Un chêne triple, dans toute la vigueur de l’adolescence, règne sur le flanc sud de l’allée couverte.
– Allons lui dire bonjour, fait Jeff.
Je m’adosse contre le tronc du chêne. Le contact se fait par le dos et la nuque. Plutôt dru, le guerrier! Très différent du vieux châtaignier. Une violence folle, mal contenue, qui déferle par vagues. Je passe côté ouest, où deux de ses troncs forment un lit de repos. Je m’y étend, le yeux dans le couchant. J’ai l’impression de m’allonger sur un lion.
– Bonjour le chêne. Combien d’hivers as-tu ?
Rapide, la réponse. « Cent cinquante hivers. » J’entends les mots, clairs et distincts, qui sonnent dans ma tête. Cent cinquante ans ! Je lui en aurais donné le double. Pour un chêne, c’est jeune. La maturité qui commence. Non, rien à voir avec le châtaignier. Ces deux-là se complètent. Un guerrier, un druide. Astérix et Panoramix réunis.
Toujours dans le sens des aiguilles d’une montre, troisième tour de l’allée couverte. On s’arrête devant l’entrée du monument. Jeff se met à taper du pied. Il frappe le sol du pied droit. Une sorte de rythme. Il cherche le meilleur endroit pour le son. Il l’a trouvé. Ça sonne creux. Ti-ti ta. Ti-ti ta. Il tient ce rythme quelques secondes. Je fais comme lui, pour voir. Il m’arrête sans un mot.
Demi-tour. On rentre au parking. Dans la prairie, Jeff se remet à battre la semelle. Il trouve un autre point de résonance. Sans commentaire, il me fait signe que la visite est terminée. Je n’ai pas mis le pied dans l’allée couverte. Jeff non plus. Patience. Je rengaine mes questions. Décidément Jeff cultive le mystère.
Non, il est juste impeccable. Pas d’ego là-dedans. Il doit faire monter la pression pour décaler mon point d’assemblage. Mais je ne le comprends qu’aujourd’hui, trente ans après… Et dix ans après son décès ! (note de 2021)
Le dîner est à deux pas. Une belle demeure en granit. Transformée en bar-restaurant sous l’enseigne « La ferme d’accueil. Swin golf. » Ça sent bon. On s’y sent bien. La patronne rôtit des coquelets dans la cheminée. C’est savoureux. Elle s’appelle Jeanne.
Entre deux flammes, elle nous raconte le métier. Elle en voit défiler, des pointures ! Les bretonnants, les celtisants, les pseudo-druides, les savants fous… Et les bricolos avec leurs gadgets refusés au concours Lépine. Elle ne s’ennuie pas.
– Il y en a un qui m’a fait un dessin dans le cahier. Les réseaux qui passent ici. Il était intéressant, celui-là.
Jeff est du même avis. Il tend l’oreille.
– Vous avez un cahier pour les visiteurs ? demande-t-il alléché.
– Oh, même plusieurs ! Ça se remplit vite. Tenez !
Elle nous passe un cahier d’écolier. Cinquante pages de commentaires ! Un livre d’or des barjots ! On se régale un bon moment.
Quand Jeanne revient :
– C’est pas tout, j’en ai d’autres. A la maison. Je vous chercherai le dessin des réseaux, si ça vous intéresse.
À la nuit tombante, retour au monument. Parking désert. Il est 22h05. C’est la pleine lune de mai.
– Avant d’entrer, me dit Jeff, la coutume veut que les fidèles fassent le tour du temple en suivant trois cercles concentriques. Tu n’as pas vu où passe le troisième cercle, le plus lointain.
– Non.
– Où nous venons de dîner. Tu vois pourquoi Jeanne est la gardienne de la Roche aux Fées. C’est son rôle et elle l’accepte. Ça n’a pas besoin d’être officiel. Surtout pas ! Le deuxième cercle est à cinquante mètres du mégalithe. Le premier, à moins de deux mètres. Sur chacun des cercles, dans l’alignement de l’entrée de l’allée, il y a un seuil. Là où j’ai frappé du pied tout à l’heure.
– Oui. A quoi ça sert ?
A vibrer le lieu. A élever son taux vibratoire. A l’activer, si tu préfères. Chaque lieu a son rythme. Il faut le chercher. Viens voir.
Jeff m’entraîne vers la prairie. Une fois encore, il tape du pied, à la recherche du point de résonance. En rythme. Puis il s’avance vers l’arche de trois pierresvoir photo en fin d’article qui fait l’entrée du temple. Un trilithe, en martien.
Jeff s’arrête juste devant. Sur le seuil. Je reste derrière lui. Il se remet à taper du pied. Après le trilithe, il y a une première salle, petite et basse de plafond. Une sorte de sas. On dirait le narthex de nos cathédrales gothiques. Il est obscur. Au delà, les portes latérales laissent au sol une flaque de lune. L’orée de la nef. Dans l’ombre, au fond, le saint des saints. Le chœur de la cathédrale.
– Sens-tu que tu es accepté ? me demande Jeff.
Oui. Je peux entrer dans le narthex, mais pas au-delà. Accroupi dans le sas, je me pose des questions. Accepté ! Comment ai-je senti ça ? En écoutant mon corps. Au niveau du tronc et des avant-bras, je me suis senti attiré.
Attraction/répulsion : la première sensation quand on commence à voir. Elle ouvre un monde de perceptions nouvelles. On lui donne beaucoup de noms : ondes push/pull, couple électrique/magnétique, concentration/dispersion… Tous ceux qui la « découvrent » la baptise à leur idée, sans savoir que tant de chercheurs la connaissent bien. Elle si simple! Et si efficace
Accroupi dans le narthex, j’attends l’ouverture de la nef. Je contemple la flaque de lune. C’est la seconde porte. J’attends qu’elle s’ouvre. Au bout de quelques minutes, la nef m’attire. Je peux entrer. Dans la nef, je me redresse. Le plafond est à 2 mètres. Sur le bas-côté droit, il y a deux petites chapelles latérales. Au fond, l’espace intérieur est dégagé. C’est le chœur. Jeff me laisse la place au point nodal. J’y perçois un torrent de bien-être de couleur blanche. Ça ravigote.
Une chose me frappe : ce mégalithe est vieux de plus de quatre millénaires. Nos cathédrales n’ont que huit siècles. Pourtant, elles se ressemblent. A tel point que je décris le mégalithe avec des mots chrétiens : le clocheton, le narthex, la nef, les chapelles latérales, le chœur… L’art de la construction sacrée s’est transmis intact du fond des âges. Les druides celtes l’ont emprunté aux chamanes mégalithiques, les moines chrétiens ont recueilli l’héritage.
Le second cercle
Jeff me dit : « A présent, cherche ta pierre. »
Avec mes paumes, j’ausculte les mégalithes. Certains m’attirent plus que d’autres. J’entrevois des différences de personnalité entre ces pierres. Suis-je tombé subitement fou ? Je n’y songe pas une seconde. Mais je n’arrête pas d’y penser. Le vieux monde a explosé. Le nouveau m’époustoufle. Il m’inquiète un peu… et il m’amuse tant !
La perception s’intensifie. J’entre dans les émotions des pierres. Oui, on peut parler de personnalité. Chaque mégalithe semble avoir sa vibration propre, plus ou moins chargée d’émotions et d’images. Certaines émotions sont négatives, certaines images repoussantes. De pierre en pierre, je comprends plus vite. Je réduis mon temps d’adaptation.
Je trouve enfin ma pierre. Au toucher, elle est fraîche. Énergie puissante et contenue. Forte et douce. L’autorité d’un patriarche, la patience d’une grand-mère. Je m’assieds par terre, le dos et la nuque collés au mégalithe.
Et je vois. Des images floues envahissent ma pensée. Pas de mots. Des images. C’est le langage de la pierre. Contrairement aux arbres, les pierres ne parlent pas. Elles nous montrent les scènes qu’elles ont en mémoire.
Les images s’ordonnent. La mise au point s’effectue vite. Je vois un enfant. Un garçon de 14 ans, très beau de visage. Son corps reste flou. Jeff me suggère de focaliser sur ses vêtements. Je vois du blanc. Mais ce n’est pas un vêtement. C’est son corps. Flou et luminescent, comme s’il n’était pas complètement incarné.
Autour de l’enfant, des fidèles plus âgés se recueillent. Ils attendent que le garçon se décide. Pas facile. Il souffre. Je lis dans son regard. C’est une espèce de christ. Un agneau. Il doit se sacrifier pour sauver ceux qu’il aime. Il le sait. Mais ça lui fait mal.
– C’est un réincarné volontaire, chuchote Jeff. Le dernier initié d’un peuple décadent. Il sait encore des choses, mais il n’a plus beaucoup de pouvoir.
Incroyable : Jeff est entré dans ma vision ! II m’aide à y voir clair. La scène est aussi réelle pour lui que pour moi. Délire !
(à suivre)