Viviane et Merlin

À l’approche de la septantaine, Merlin se lassa de faire le mage pour Arthur de Bretagne. Quittant la confrérie de la Table Ronde, il franchit le chenal de Douvresaujourd’hui English channel, la Manche pour s’établir en Armorique, terre d’élection où finir ses jours.

Merlin se retire

Il aimait sa côte au vent, ses rochers déchirés, ses falaises aux oiseaux, mais par dessus tout, il chérissait la grande forêt qui tenait le cœur de la péninsule. Bro Killian, la mère forêt. Brocéliande, qui n’était pas encore limitée à la petite forêt de Paimpont mais couvrait tout le centre de l’Armorique, le long de l’épine dorsale qui partage les eaux entre le sud et le nord d’Armor.

Souvent il suivait le cours des rivières, se baignant nu dans les ruisseaux, buvant dans l’eau comme un oiseau, observant les grands animaux, chantant des refrains de tripot à l’écart des badauds, seul comme un congre hors de l’eau. Il sillonnait tous les chemins creux, qui en Argoat sont très nombreux. Il cherchait le nord au midi, et le midi à quatorze heures. Mais la forêt avait sa préférence.

En Brocéliande la Grande, il aimait l’Hôtié dominant la voûte sombre du Val Sans Retour. Et Guihalon père des pierres, Guihalon la grand’ pierre aux portes du Méné. Il chérissait aussi les grosses roches et les gouffres de Huelgoat, en la forêt magique qui forme la pointe ouest de l’antique Brocéliande.

La vulve de pierre

Mais il aimait plus encore le site enchanté de la fontaine de Barenton. Il y passait des journées belles, inemployées, sereines, assis seul sur la pierre de seuil. On dit que quelques gouttes de la source jetées sur ladite pierre apporte aussitôt une belle averse. J’ai essayé plusieurs fois. Tout ce que j’ai eu, en pleine canicule, c’est une averse de bisous. Ma fée était câline. Franchement je préfère. L’eau ça mouille, ça chatouille et ça rouille les c(manuscrit lacunaire).

Près de la source, il rêvait d’Arthur, de leurs exploits chevaleresques, et du temps assassin. Le vieux mage repassait dans sa tête ses anciennes conquêtes, de terres, de fiefs, de femmes. Septante années bien remplies lui faisaient escorte au seuil de la mort. Il s’y voyait déjà. Sa partie était jouée. La belle vie, les grands cris, les grands lits, épousailles dans la paille, autres champs de bataille, la folie des ripailles, n, i, ni, c’est fini. Tout était derrière lui.

Choisis bien tes mots, car ce sont eux qui créent le monde qui t’entoure. (dicton Navajo)

De temps en temps, un chapelet de bulles montait du fond de la vulve de pierre. La source bouillonnante est toujours bon présage. L’eau remonte des profondeurs chargée de gaz naturel.…comme le radon. Peut-être pas naturel, mais hautement radioactif et très présent dans le granit armoricain. Bref passons. Merlin ne pouvait détacher ses yeux des émissions de bulles qui semblaient provenir de très loin, du centre terre peut-être ?

En regardant mieux, ses yeux s’habituent aux ténèbres. Il scrute l’abîme à s’en griller les yeux. On en fit une ariette : Je me brûle l’œil au fond d’un puits. Mais l’air s’est perdu. Si la musique a disparue, une image est apparue. Dans l’eau noire, une vision lumineuse lui met du baume aux yeux. Une robe. Des bras blancs. Les traits d’une enfant. Un visage de vierge.

La fée lierre

Le plus beau des visages de femme. Les traits d’une fée, un frais minois pétillant de jeunesse, rien qui évoque les hideux spectres des profondeurs. Le vieil enchanteur est enchanté, l’homme de chair est bouleversé. Incroyable image surgie par miracle des entrailles de la terre. Ça semble bien réel. Si cette femme existe quelque part sous ses pieds, l’enchanteur se tient prêt à creuser. La foi le dope. Il fera la taupe, s’il le faut descendant par les ongles et les dents. L’amour triomphe à la fin, il trouvera cette princesse et sera son dauphin.

Merlin sursaute. Le visage a bougé. Il lève la tête et voit que l’apparition n’en est pas une. Une femme de chair se tient devant lui, plus belle encore que son reflet dans la fontaine. Elle lui sourit de toutes ses jolies dents. Ses yeux bleu pâle ont un éclat d’amour pur. Le puissant sorcier en perd tous ses moyens. Il bégaie des sons sans suite. La belle éclate de rire.

Merlin est perplexe. La femme a trente ans, il en a soixante-dix. Grosse différence. Mais quelle indifférence ! Séduit par la sublime apparition, déconcerté par la grâce de la fée, il ne sait que dire ni quelle attitude adopter.

-Je te connais Merlin. Je t’ai suivi en rêve. Je sais pourquoi tu viens à ma fontaine. Si tu l’aimes, tu m’aimes déjà.

Ils se mirent dans les yeux pendant longtemps. Très longtemps. Viviane éclaire le monde et sa lumière ruisselle sur le mage au grand âge. Son vieux cœur bat trop vite et trop fort. Retrouvant quelque assurance au soleil du clair sourire, Merlin sort deux mots. Parmi d’autres, inaudibles.
-Mmbllgll bllhh ton nom ?
-Mon nom est Viviane, mais on m’appelle la fée lierre. Je meurs où je m’attache. Et je veux mourir dans tes bras.

Quand le vin est tiré, il faut le boire. Merlin n’en revient pas. Qui parle de mourir ? Quand les draps sont tirés, il faut y croire. La coupe amère incite à se méfier. Un enchanteur peut-il se mortifier ? Toute honte bue, il goûte une autre coupe, de délices celle-là. Il veut la boire jusqu’à la lie. Mais plus il boit, plus la coupe se remplit. Ainsi s’écrit en féérie sa si jolie sortie de vie. La violence est finie pour lui. La vie aux lances, quand le chevalier lance l’eau du lac.

Les noces de chair

Le lierre se fait chair, et la chair se fait grande sur les deux amoureux. Rien ne compte plus pour eux que l’intensité croissante de leurs ébats. Pour le vieillard, les quarante ans de différence sont un bon moyen de rajeunir. Il ne peut changer son apparence physique -ou il ne le veut pas. Mais en lui, la sève s’est remise à circuler comme au beau temps de sa maturité.

Revient alors cette énergie indomptable qu’il avait pour se battre, tuer, blesser, faire couler le sang. Elle n’est plus belliqueuse pourtant, c’est heureux. Qui regrette les erreurs du passé commet une faute plus grave encore. Elle n’a plus pour excuse la jeunesse et la courte vue.

Seul Lancelot honore sa reine de cœur. Guenièvre reine de Bretagne a quitté le roi Arthur. Lancelot a trahi sa parole. Il a déçu les chevaliers ses pairs. L’amour l’a pris. Il s’est enfui avec la belle Guenièvre. Il l’a aimée plus que de raison, d’un amour qui n’a pas de saison, dans les bois qui n’ont pas de maison.

-Il a bien fait, se dit le vieux Merlin. Et quand je te regarde, ma fée lierre, je comprends que j’ai bien fait aussi. Il était temps.

Toute une vie à guerroyer parmi cette bande de chevaliers déments, à chercher un Graal introuvable, à se bercer de rêves et de fables. Toutes ces années aux ordres d’Arthur, bâtard de Pendragon, qui veut dire l’enclos du dragon.  Arthur héritier d’Excalibur la terrifiante épée magique, lourd cadeau des dieux d’avant.

Maîtresse sorcière

Viviane enlace le vieil homme, pour qu’il redevienne jeune dans les bras d’amour du lierre. Le lierre est l’attribut de Viviane, élève de la Reine des Fées, Morgane de Brocéliande. Vie Vie Ahn. Merlin devient fou d’elle, il la met au-dessus de sa charge même, et lui transmet tous les secrets qu’il avait arraché à l’inconnu au cours d’une vie de recherches, de travaux et de peine.

Cent fois sur le métier remettez votre ouvrage. (Boileau)


Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. (La Fontaine)

La légende est solide. Depuis des siècles, on la répète à l’envi sans vraiment la comprendre. Voici ce qu’elle dit : « Viviane qui voulait un amour exclusif de Merlin, l’envouta dans un premier temps à la fontaine de Jouvence, rajeunissant le vieux druide, elle l’emprisonna ensuite pour l’éternité dans une tour de verre.« 

C’est succinct, c’est clair, c’est direct mais c’est complètement faux. Cette version machiste et misogyne a été colportée à dessein. Mais elle ne peut faire oublier la place de choix qu’occupaient les femmes au 6e siècle de notre ère.

L’amour qui libère

Dans les années 50 et 60, Denis de Rougemont s’est fait connaître par un livre, j’allais écrire un manifeste, qui a bouleversé toute une époque. Publié pour la première fois en 1939, L’amour et l’Occident a fait l’effet d’un pavé dans la mare aux canards machos. Ils n’en revenaient pas qu’un homme trahisse la cause mâle en élevant une statue aux Dames du temps jadis. Leurs héritiers sexistes ne s’en sont toujours pas remis.

Apologie de femmes libres, libérées comme on disait dans les années 80. La honte ! Encenser des diablesses qui pervertissent la jeunesse en promettant leurs fesses ! Ce en quoi les machos fachos se trompent. Il n’y avait pas de sexe dans les cours d’amour. Ou si peu. Toute l’astuce est là : jouer sur le désir du jeune homme, le faire monter sans consommer, passer par étapes du chakra sexuel jusqu’à celui du cœur, grimper encore et encore.

C’est le rôle que joua la jeune Viviane dans les bras du chaste Merlin. Voilà 20 ans qu’il vivait en moine, dans l’abstinence et la modération, occupé seulement d’aider les pèlerins qui croisaient sa route. Sa déroute. Sans minette, sans branlette, il avait tourné la page. Il accusait son âge. Que nenni ! Le vieux s’est traqué lui-même. Afin de retrouver une virginité qu’il offrit à Viviane. Et Viviane l’accueillit avec moult délicatesse et infini respect.

Merlin a vécu les plus belles années de sa longue et terrible vie. Près de Viviane, les instants comptaient double.
Son prénom s’écrit Vie Vie Ahn : doublement la vie, et le titre d’ancêtre. Voyez sur le sujet La langue d’or et Le langage archétypal.

La chute abrupte

Une autre fois, quand ça me chantera -eh oui je suis comme ça- je vous raconterai la véritable histoire de Merlin et Viviane. La Dame n’a pas pris le vieux dans ses lacs. Il n’est pas mort par sortilège. Elle n’a rien commis contre lui. Il ne dort pas dans un cercueil de verre au fond du lac de Comper. C’est là que Merlin, pour plaire à sa belle, lui avait édifié une ville sous-lacustre, faite de palais de verre et de coupoles de diamants. Ce qui valut à Viviane le beau surnom de Dame du Lac.

Ces deux-là ont vécu les Mille et Une Nuits. Une passion et un désir puissants les ont menés au paradis sur terre, oui je sais qu’il existe, j’y vais aussi. C’est mieux qu’ici, surtout c’est maintenant. Merlin n’est pas mort à Comper. Il est parti par une douce après-midi d’été en plein hiver. Son corps s’est endormi dans les bras lierres de sa fée d’hier.

-La suite à vivre est pour elle ici. Le temps qui m’est imparti s’arrête aujourd’hui. On m’a mis au tombeau près d’une autre source magique, la Fontaine de Jouvence.

Viking en Normandie, je suis parti au moment dit vers les prairies du Grand Esprit. Entends mon cœur qui rit, sois bénie, ma chérie. L’or du ciel qui coule en tes veines enchaîne l’or de la terre à tes pas. T’en vas pas.

Je ne voulais pas conter la chute ! C’est fait, tant pis. C’est pas moi qui écris.

Pour qu’une chose mérite d’être dite, il faut qu’elle soit bonne, utile et vraie. Les trois, et dans cet ordre.
adage gnostique