Hercule, mon ami, nous avons couru les mêmes filles et troussé les mêmes dangers. Semi homme et semi dieu, tu es d’Hyperborée comme moi. Je connais la mission impossible que t’a confié la Déesse. Malgré la réussite des douze épreuves qu’elle t’a déjà imposé, en dépit de la force surhumaine associée à ton nom, elle te sait incapable de l’accomplir.

Elle voit juste. Nul ne peut rien contre Zeus et sa Garde Noire. Le dieu odieux a massé douze légions de géants autour du roc où gémit son neveu. Prométhée est maudit. On dit que chaque nuit un aigle s’abat sur lui pour dévorer son foie qui repoussera le jour pour être becqueté à la nuit tombée. Ne vois-tu pas qu’Héra s’amuse à tes dépens ? Le cœur et le corps de la Déesse ne se gagneront pas par les armes. Elle t’envoie libérer son futur amant. Si tu réussis, il ira dans son lit, et tu resteras dans le tien. Si tu échoues, même résultat : elle te refusera ses faveurs. 

Elle veut Prométhée, elle l’aura. L’échec paraît inévitable. Nul ne peut lever le châtiment du Titan puni par Zeus le cruel, Zeus le vil, Zeus le petit. Sauf Héra. Qu’a-t-elle besoin de toi ? Elle peut tout, tu ne peux rien pour elle, et tu le sais. J’ai horreur de te refuser ce service, mais je ne vois pas comment t’aider.

– Hénoch, mon pareil et mon maître, tu te méprends sur mes intentions, répond Hercule. Je ne prétends pas braver la Garde Noire, j’entends la tromper par la ruse. A présent, s’il te plaît, parle-moi de ton vaisseau magique. Je t’ai vu souvent survenir dans ce vaisseau sans jamais le voir approcher. Quel est son mystérieux pouvoir ?

Je ne réponds rien. Je vois trop bien où le petit malin veut en venir. Mais c’est exclu. Le chronoscaphe est un vaisseau temporel. Il peut se matérialiser où et quand ça me chante dans cet immense univers. Je ne peux le prêter à quiconque, il n’obéit qu’à moi. Le chronoscaphe est un des engins merveilleux qui dorment dans les soutes d’Hyperborée. Il a été forgé par les Cyclopes et câblé par les Nains. Les Sorcières lui ont insufflé la vie, les Reptiles l’ont rendu furtif à leur semblance. Cette monture parfaite nous donne une chance de tromper la vigilance des gardes noirs. Une chance, pas deux.

Le chronoscaphe ne peut être piloté par un autre, il est réglé sur ma fréquence, on n’y peut rien. J’allais lui expliquer, il ne m’en laisse pas le temps :
 Je sais tout cela, ne te fatigue pas. Aussi n’ai-je pas seulement besoin de ton vaisseau temporel, mais de toi ! Hénoch, mon compère, mon maître, participe à cette aventure. Ton talent et tes pouvoirs nous donneront la victoire. J’ai recruté l’élite des héros pour m’escorter dans ce périple. Avec ton aide et l’apport précieux de ton vaisseau furtif, je ne doute pas que mes cinquante hommes sauront libérer le Titan, briser ses chaînes et l’amener dans la chambre d’Héra. La suite, ô Hénoch, ne nous regarde pas.

Le gaillard lit dans mes pensées ! Le plan d’Hercule est limpide. En empruntant les couloirs du temps, nous pourrions surgir en chronoscaphe pour lancer nos troupes dans la bagarre. Dans la cale du chronoscaphe, on peut charger toute une cargaison. En cabine embarqueront les cinquante vaillants compagnons choisis par Hercule et Jason. Voilà qui soudain me convainc de l’aider. C’est ainsi que je me suis engagé dans une des plus singulières aventures qu’il m’ait été donné de vivre. 

 

 

La ruse d’Héraclès

J’ai salué le noble Jason, qui va diriger notre expédition. Il tient à changer le nom de mon navire, j’y consens volontiers. Le chronoscaphe s’appelle donc Argos, et son équipage, les Argonautes. Jason veut honorer sa province, l’Argolide, où nous avons armé Argos et chargé ses cales de tout l’équipement nécessaire à notre expédition. Voici le moment du départ. Les cinquante hommes ont embarqué, ils excellent dans de multiples tâches. Je prends les repas en leur compagnie. Ne suis-je pas le pilote d’Argos, et un Argonaute comme eux tous ? Aucun ne se méfie de moi. Ils parlent tous du vaisseau perdu de Rama, la mythique Toison d’Or. Ils disent que le capitaine sait où elle est cachée.

À les entendre, récupérer le vaisseau impérial est le véritable but de notre voyage. Je pense qu’ils disent vrai. Hercule s’est joué de moi. Je revois l’attention qu’il a porté aux dimensions du chronoscaphe. Il a l’intention de ramener la Toison d’Or dans la cale de ce navire ! La redoutable Toison d’Or ! Ses performances sub-luminiques et sous-marines en mode hyper véloce, la qualité et la puissance de son armement font du vaisseau impérial une super-arme de destruction massive. La planète appartient à celui qui détient cette arme. La Toison d’Or le rendra plus puissant que les dieux, plus fort que les géants, quand bien même il ne serait qu’un homme. Cet homme-là, ce petit roi, ce capitaine dévoré par l’ambition, on le connait, c’est Jason.  Jamais je n’aurais dû me prêter à cette folie. 

Trop tard ! Quand l’amphore est débouchée, il faut boire le résiné. Je suis un argonaute, j’ai accepté de servir Jason, je dois remplir ce rôle, honorer ce contrat et tenir ma parole. J’obéirai.

Les ordres de Jason sont clairs : je dois maintenir Argos hors du présent pendant toute l’approche géographique, et au moment de me poser près du hangar où dort la Toison d’Or, au tout dernier moment, basculer dans le temps présent. la manœuvre est délicate, il me faudra toute la maîtrise et la concentration acquises aux commandes du chronoscaphe. N’importe quel incident de parcours peut faire échouer l’atterrissage, au risque de casser du bois. J’ai choisi de me positionner à quelques pas dans le futur, pour surgir sans risque quelques instants auparavant, et surprendre les gardes noirs sans crainte de rencontrer un obstacle inopiné.

Argos survole à présent la chaîne des monts Oural, en approche d’Arkaïm, la première station terrestre de la Terraformation. Voici la plate-forme d’atterrissage, je vais me poser et hop! je bascule en arrière le levier temporel, le chronoscaphe atterrit dans le présent… et dans un croiseur cargo de la Garde Noire en phase de décollage !! Avant que l’onde de choc ne détruise mon vaisseau, j’ai le réflexe de tirer le levier temporel jusqu’à sa position précédente, sauvant in extremis Argos et son équipage de la collision mortelle. Aussitôt après, je reviens au présent pour me poser intact sur les débris fumants du cargo ennemi. J’ouvre les portes d’Argos. Sur les talons d’Hercule et de Jason, l’équipage en armes bondit comme un seul homme. Bientôt nous sommes dans le hangar, vaste caverne dont la voûte se perd dans l’ombre. Et le spectacle nous laisse bouche bée, cloués par la surprise. 

Devant nos yeux horrifiés se dresse un élégant vaisseau de guerre. Il semble taillé dans un gigantesque bloc de cristal lumineux. C’est bien elle, la nef létale de Rama, la Toison d’Or qu’on a cru si longtemps perdue. Elle est là dans sa réalité merveilleuse, elle brille, elle nous éblouit. La pureté de son dessin, la grâce de sa silhouette, la fluidité de ses lignes d’air ne peuvent distraire l’attention des armes terrifiantes dont les bouches béantes percent ses flancs transparents. Sa perfection mortelle repose sur sa simplicité. L’engin se pilote par la pensée. Il réagit à la même vitesse que l’instinct du pilote. La victoire et la mort se lisent dans son miroir. 

 

 

Mais rien de tout ceci ne peut fléchir les Argonautes. Ce qui nous cloue d’horreur, c’est la traîtrise de Zeus. Sa cruauté vicieuse. Là, sur la proue de la nef, crucifié comme un criminel, le Titan Prométhée déploie son corps géant. Il est enchaîné à la nef par des chaînes d’or qui lui déchirent la peau. Ses paupières tuméfiées, son rictus sanglant expriment une telle somme de souffrance, et depuis tant d’années, tant de siècles ! Chacun de nous, dans son cœur et dans sa tête, maudit trois fois le nom de Zeus, de toute sa volonté, de toutes ses forces, et de toute éternité.

Crucifié vif, le Titan vit encore. Il ne dit mot. Ses yeux son clos. Il respire à grand peine. Quand il prend son haleine, ses poumons se soulèvent un peu dans un long sifflement. Et doucement il geint. Son grand corps épuisé est troué au côté. La proue du navire le perfore de part en part.  Effilée, cristalline et sanglante, la pointe ressort du corps juste au niveau du foie.

 

Xavier Séguin

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