Moi, Hénoch, j’ai retrouvé le petit enfant que je fus, que je suis encore et que je serai toujours. Mille vies de mille ans ne m’ont rien appris que je ne savais avant de naître. Les innombrables rencontres que j’ai faites n’ont pas été des découvertes. Nous savons tout avant d’apprendre, nous vivons nos vies à l’envers. Je ne vais pas vers ma mort, mais vers la renaissance.

Tu veux connaître le détail de mon aventure en ces lieux changeants, tu sauras tout, je m’y suis engagé. Peu avant mon arrivée, le chronoscaphe a disparu. Mes compagnons aussi. J’étais seul. Je marchais au milieu d’une grande plaine vers un horizon lointain où la silhouette d’un temple gigantesque émergeait de la brume bleue. Ce temple, je l’avais déjà vu souvent dans mes rêves, mais jamais de si près. Son grand dôme de cristal brillait sous le soleil levant. J’ai marché longtemps d’un pas rapide. Le temple ne se rapprochait pas. Figure-toi que je ne l’ai jamais atteint.

Atteint-on jamais quelque chose ? Nous marchons à l’aveugle dans un corridor mécanique qui fait défiler le sol sous nos pas. Nous n’allons jamais autre part que là où nous sommes déjà. J’étais dans le désert depuis trop longtemps, là, là, là… Et devant moi, en lieu et place du temple qui s’était évaporé, un homme en blanc était assis. Il m’ accueilli avec un grand sourire et ces mots énigmatiques : « Il y a bien longtemps que nous n’avons pas eu de prophète dans la vallée. Assieds-toi près du feu, Maître Hénoch. » Alors j’ai vu le feu de braise à mes pieds. Une chicha se retrouva dans mes mains sans que je n’y comprenne rien. Le décor avait changé. J’étais dans l’enceinte d’un château-fort dominant une rivière qui serpentait dans une nature montueuse et verdoyante. Il m’a dit que c’était la Seine à Gisors.

Comment cet homme en blanc savait-il mon nom ? Possédait-il les mêmes pouvoirs que la Déesse ? Pouvait-il lire dans les pensées ? J’aillais tirer sur ma chicha quand il me l’ôta délicatement des mains. « Tu es trop jeune pour fumer, mon garçon » me dit-il en riant. J’étais à présent dans un boudoir aux murs recouverts d’épaisses tentures. Un grand miroir guilloché me faisait face. Le reflet qu’il me renvoyait était celui d’un jeune garçon au seuil de la puberté.

– Hénoch !! C’est TOI le puceau, nom d’une pipe !! m’exclamai-je, incapable de retenir plus longtemps mon hilarité. Décidément, j’hallucine grave !
– Ça y est ? Tu te calmes ? Je peux poursuivre ?  gronde Hénoch. Non mais tu as quel âge ?! Ne confonds pas les rôles. Le puceau, c’est toi. N’embrouille pas tout, les choses sont déjà bien assez compliquées, ne rajoute pas la confusion à l’invraisemblable.

 

 

Tandis que nous échangeons ces propos amènes, le décor et l’époque ont changé dix fois. Cent fois peut-être. Il m’est de plus en plus difficile de suivre les mouvements spatio-temporels du vieil Hénoch. D’ailleurs, il a changé lui aussi. Le voici dans le corps d’un jeune garçon. Sans blague ? Il est en train de vivre ce qu’il me raconte !
– Oui, et ça pourrait bien t’arriver aussi. Regarde-toi. Il me tend son smartphone où je me vois grimaçant de rire, âgé d’à peine 12 ans.
– D’où tiens-tu cette photo ? Je ne la connaissais pas…
– Je viens de la prendre à l’instant. Tu ne me crois pas ? Vérifie dans ce miroir.

Il me tend un face à main ancien d’une fascinante beauté. Du travail vénitien. Le verre biseauté est serti dans une poignée de bronze ornée de sphinges et de chimères. C’est vrai. j’ai 12 ans. Ça me laisse indifférent. Les plis du temps effacent les rides, ai-je pensé tout de suite. J’ai éclaté de rire. 
– Moi aussi ça m’a fait rire au début, bougonne le vieil Hénoch en tirant bruyamment sur sa chicha. Maintenant ça me fait chier. On ne peut pas sortir de ce maelström temporel. Je l’ai constaté et l’homme en blanc me l’a confirmé. Il se dit chevalier. Sur sa tunique s’étale une croix rouge sang. La même croix orne son blanc manteau. Il appartient à un ordre guerrier dont il est le fondateur. Cet ordre a une double existence. Dans le monde, il a été créé au Moyen Âge pour aider le Christ Empereur à reconquérir la province romaine de Palestine. Mais sur le plan astral, les chevaliers croisés sont les gardiens des Plis du Temps. C’est pourquoi on les appelle les Chevaliers du Temps Plié.

Dans le monde, les Templiers ont fait construire des mausolées pour le Christ Empereur Constantin. Ce sont des cathédrales, des églises ou des basiliques. Basilique vient du grec basileus, qui signifie l’empereur. Les cathédrales, du latin cathedra, la chaise,  sont littéralement des trônes de l’empereur. Et puis leur Ordre a été dissout.

Le dernier Grand Maître a été brûlé vif sur un bûcher des vanités. Il se nomme Jacques, Jacques de Molay. C’est lui qui garde à présent les Plis du Temps. Ces plis sont des portes, toutes les portes sont fermées. Le Gardien y veille. Une seule porte nous conduira dehors. Mais où est-elle ? Où mène-t-elle ? Faut-il la franchir quitte à ne jamais revenir ?  Jacques de Molay sait où elle est. S’il parle, la porte s’ouvre. Comme un rêve. Comme un jeu. Jacques a dit : ouvre-toi ! Ça paraît tellement simple. Ça ne l’est pas.

Il ne dira rien. Ni toi ni moi n’avons le droit d’être ici. Les Plis du Temps sont réservés aux grands de ce monde et des autres. J’y cherche vainement la trace de celle que j’aime. La Déesse n’est pas ici, elle qui est partout. C’est comme si elle n’avait jamais existé, elle qui est le passé, le futur et l’éternel présent. Ici, ça part dans tous les sens. L’ouïe, l’odorat, la vue, le goût, le toucher. Surtout le toucher. Tu n’oublies jamais la douceur de la peau, sa texture, son fondant sous les doigts, les mille sensations qu’elle éveille en toi. La Déesse est au creux de mes paumes, elle est au bout de mes doigts. Je la caresse à chaque instant. Le plaisir se consomme en souvenir aussi. Ce plaisir-ci n’est jamais fini. »

 

 

Non mais quel faux-cul ! Je viens de passer un fichu quart d’heure dans le vortex d’époques et de lieux indécis, affûtant mon intention pour ne pas perdre Hénoch le fourbe. Cet acrobate psychopathe est une anguille qui me file entre les doigts, se faufile dans tous les plis et se défile au fil du temps. J’allais m’en plaindre, il m’interrompt d’un geste, comme s’il lisait dans mes pensées :
– Ce n’est pas toi qui me suis partout. Ce n’est pas moi qui me défile. Nous sommes toi comme moi dans les mains d’un plus puissant que nous. Nous sommes deux pauvres marionnettes. Jacques tire les ficelles. C’est son rôle et il le tient parfaitement.

Pas de doute, il lit dans mes pensées ! Hénoch, grand Hénoch, aurais-tu trouvé ton maître Jacques ? Bon, j’arrête les frais. Je vais cesser de me débattre, me laisser couler au fond de temps, ne plus rien faire, lâcher le mouvement, ne plus forcer, ne plus foncer, ne plus pousser, ne plus…

– Ne plus vivre ? C’est ce qui t’attends si tu bloques Jacques. Il n’aime pas du tout ça. Essaye, tu constateras que la porte de la mort est grande ouverte.
Je comprends. Il a raison pour le Multipli. C’est assez chiant. Hénoch est le roi du paradoxe temporel, ses aventures avec son chronoscaphe l’ont amplement montré. Tout de même, l’absence de failles me semble impossible. Il y a sûrement un moyen de tromper la vigilance de ce Jacques de malheur.

De malheur ? Dites plutôt : de Molay ! Jacques de Molay, pour vous servir ! Vous ne tromperez rien qui vaille, surtout pas ma vigilance ! Celui qui vient de parler est un grand gaillard à la barbe aussi blanche que sa robe. Je le reconnais d’après ses portaits, c’est bien lui. Jacques de Molay, le dernier grand maître du Temple, debout en face de moi ! Je n’en reviens pas ! Mais d’où sort-il, le bougre ?

D’où je sors ? répond-il. Je suis ici chez moi. Vous êtes des intrus, disons plutôt vous êtes mes invités.

J’en ai ma claque de tous ces gusses qui lisent les pensées. On n’est plus chez soi. Hénoch, hilare, retire de son bec celui de sa chicha. 
Les présentations sont inutiles, dit-il, mais je les fais quand même. Messire de Molay, chevalier du Temple. Monsieur Séguin, roturier.
– Appelez-moi Xavier. Monsieur Séguin c’était mon père.
– Vous êtes un bien jeune manant, ricane Molay.  
Tais-toi donc grand Jacques, chante Hénoch, ivre-mort de rire.

Jacques de Molay me tend le face à main. Je sursaute. J’ai huit ans à peine ! Avec toutes ces conneries, je vais finir au berceau !
Ne compte pas sur moi pour changer tes couches, hoquette Hénoch au bord de la syncope.
Blllonl grloltoulll ! approuve le grand Jacques. Ah non, il n’approuve pas, je crois qu’il s’étrangle avec la chicha d’Hénoch. Jacques a dit : Bon retour !  Il bafouillait un peu à cause de la chicha, mais j’en suis sûr, il a dit : Bon retour !!!  Qu’il est lourd ! Je hais son humour.

J’ai besoin de faire quelques pas pour me dégourdir les jambes et me changer les idées. Il faut absolument que je sorte de ce guêpier. Appeler une amie ? J’ai gardé mon smartphone. Et il y a du réseau ! Ne cherchons même pas à comprendre. Il y a du réseau, mais il n’y a plus personne derrière moi. Où sont passés ces deux couillons ? Bord d’aile de merle, ils m’usent les nerfs, mais d’une force !

 

 

Un merle moqueur s’est posé sur ma manche. J’ai 6 ans. Je souris au gentil merle sous le soleil vanille d’une tonnelle de palmes. Il fait beau. Comment cette histoire idiote va-t-elle finir ? Mystère. Hénoch et Molay se sont fait la malle, j’ai du réseau, alors là j’y pige que dalle. Je télécharge cet article sur Eden Saga. Peut-être mes dernières paroles ?

Ce monde est merveilleux. Je vous embrasse, mes chéris. Tâchez d’être heureux.

 

 

Xavier Séguin

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