Soleil de glace

 

OUR, le Commencement. ANOU, Celui qui vint à nous. Il fut un temps où le soleil vint tout près de la terre. OUR ANOUS, ce fut le temps du commencement, le temps d’Our, l’âge d’or. Il se lit Ouranos ou bien Uranus.

Il fut un temps où le soleil mangeait le ciel. Un temps où le soleil pesait le poids de cent mille soleils. Sa lumière éclatante interdisait de contempler sa face même un très court instant. Il était partout quand on levait les yeux. Il nous écrasait de sa lumière et de sa masse. Même la nuit il brillait d’un éclat brutal. Mais le grand soleil était froid.

En ce temps très lointain les hommes étaient des pauvres bêtes, et les fauves se nourrissaient de leur chair. Nus et fragiles, les premiers hommes ne savaient comment se protéger des prédateurs, de la faim et du froid, ni comment faire fondre la neige et la glace qui couvraient la terre comme la mer, les plaines comme les montagnes.

cappadoce-souterrains-200poEn ce temps, les hommes étaient comme des taupes, presque aveugles, faibles et frileux. Ils vivaient enfouis profondément sous terre, par clans ou par familles. Ils ont vécu ainsi en petits groupes qui se rencontraient parfois au bout d’interminables tunnels, mais qui s’évitaient la plupart du temps. La surface était enfouie sous les glaces et parcourue d’affreux blizzards qui faisaient voler la neige en tourbillons suffocants.

Ils sont restés au chaud pendant de nombreuses générations, ne pouvant s’enfoncer plus bas parce qu’un océan de lave en fusion leur barrait la route. Ils ont tout tenté longtemps, ils ont patienté plus longtemps avant que certains d’entre eux trouvent le moyen de franchir le mur des laves pour s’enfoncer davantage et parvenir enfin à la douce lumière du Centre Terre

Dans ce monde intérieur ceux-ci ont vécus heureux pendant de longues fractions d’éternité. Ils élevaient du bétail et cultivaient fourrage et céréales, fruits et légumes au goût savoureux, mûris avec amour par le cristal-soleil du Centre Terre. Ceux-là n’étaient pas nombreux pourtant. La plupart des hommes-taupes sont restés dans l’entre-deux mondes, parcourant l’infini réseau de tunnels et de couloirs qui sont comme les galeries d’une taupinière.

Dans leur troupe, il s’est trouvé plus d’un volontaire prêt à tenter une sortie. La surface gelée est restée inhospitalière pendant cent mille ans, mais on y trouvait parfois du bétail et du gibier. Dans le grand ciel qui brille, au-dessus de la terre gelée, il y a ce grand soleil éblouissant, avec tous les Fils du Soleil qui vivent à l’intérieur.

Moi, Aorn fils de Thyann, du Clan des Insoumis, je suis monté jusqu’au Soleil, j’ai marché sur sa face brillante et j’ai connu ses habitants, les puissants, les grands lumineux. Ils m’ont surpris tandis que je chassais sur les glaces. Avant de devenir Jared le sage, mon père était Thyann le chasseur. Il m’a montré comment débusquer le gibier. J’étais si absorbé dans ma traque, je n’ai rien vu venir. 

Les Fils du Soleil ont surgi derrière mon dos. Ils m’ont capturé dans un grand filet de métal, et j’ai bien cru que ma dernière heure était venue. Je me trompais. Ils m’ont accueilli sur le soleil. Son éclat n’est pas du tout insoutenable quand on se trouve à l’intérieur. Au contraire, il y règne une douce lumière qui se répand partout sur les quatre terres.

Il y coule quatre grands fleuves, séparant quatre îles, quatre régions distinctes peuplés d’êtres différents, tantôt mâles, tantôt femelles. Ces fleuves s’écoulent du sommet d’une très haute montagne qui occupe le centre du Soleil. La montagne en est le lieu le plus sacré. C’est là que résident et président les puissants parmi les puissants. Leur reine est Hathor Héra, la Grande Déesse. Ses moindres désirs sont des ordres. Une armée de chambellans et de larbins virevoltent sans cesse autour d’elle, comme les abeilles ouvrières autour de la reine de la ruche. Je n’y suis allé qu’une seule fois, ce qui m’a-t-on dit est déjà une chance inespérée. Certains des puissants habitants du soleil n’ont jamais vu la reine en face.

 

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« Aorn, fils de Thyan, ton nom sera désormais Hénoch. On t’appellera aussi Adam, Adapa, Gilgamesh, ou Idriss. Tes noms comme tes descendants seront légions, mais ton histoire n’appartiendra qu’à toi. »  Tels sont les mots prononcés par Notre Dame Héra. Ils sont à jamais gravés dans ma mémoire.

J’ai vécu sur le soleil sept vies durant, 400 années terrestres se sont écoulées pendant mon séjour chez les grands lumineux. J’ai passé un siècle entier sur chacune des provinces qui composent l’empire du Soleil. Dire comme je les connais ! Dire comme je m’y suis plu… Pas un seul jour n’ai-je eu le regret de la terre glacée ni de la Taupinière. Pas un seul jour n’ai-je omis de louer les Puissants. Le seul bon endroit, parfait pour vivre et pour se développer, s’élever, se donner des ailes, c’est là-haut, chez les Solaires. Chaque matin, je me disais : -Sais-tu où tu es ? Au paradis. Oui mon gars, comme je te le dis. Tu es toujours au paradis. Profite de ta journée pour apprendre au soleil et grandir encore dans l’amour des grands lumineux. Tant qu’ils t’ont à la bonne, débrouille-toi pour prolonger indéfiniment ton visa de séjour. Tu peux le faire. Et je l’ai fait, j’y suis encore.

 

La suite de ce conte s’intitule Les îles sur le Soleil

 

Rien n’est jamais acquis à l’homme ni sa force / Ni sa faiblesse ni son coeur et quand il croit / Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix / Sa vie est un étrange et douloureux divorce.
Louis Aragon