Baruch Spinoza

« Tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza », a écrit Henri Bergson. La pensée de Spinoza (1632-1677) est fondatrice, c’est pourquoi tous les philosophes l’apprécient. Ne le croyez pas démodé, il est tout à fait actuel. Pourtant son odyssée philosophique ne date pas d’hier : elle a quatre cents ans. Ce qui montre à quel point Baruch était en avance.

Le 27 juillet 1656, Baruch Spinoza a 23 ans quand il est frappé par un herem – terme de liturgie juive que l’on peut traduire par excommunication, bannissement et anathème – qui le bannit et le maudit pour cause d’hérésie, de façon particulièrement violente et, chose rare, définitive.

Signé Baruch !

Voici le texte de mon excommunication, il date du 27 juillet 1656 : « A l’aide du jugement des saints et des anges, nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés (…) Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit ; qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille (…) Veuille l’Eternel allumer contre cet homme toute sa colère et déverser contre lui tous les maux mentionnés dans le livre de la Loi ; que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d’Israël (…) Sachez que vous ne devez avoir avec Spinoza aucune relation ni écrite ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l’approche à moins de quatre coudées. Que personne ne demeure sous le même toit que lui et que personne ne lise aucun de ses écrits. »  signé : Baruch Spinoza 

AMIS JUIFS, ATTENTION ! VOUS VENEZ DE LIRE UN ÉCRIT DE SPINOZA, À VOTRE TOUR VOUS RISQUEZ L’EXCOMMUNICATION !

…ou plutôt le herem, dans la religion juive. « Le herem  ou cherem est la forme la plus sévère d’exclusion de la communauté juive (à ne pas confondre avec le mot harem). Il s’agit d’une véritable mise au ban de la communauté juive, qui présente de nombreuses similitudes avec l’anathème des Églises catholique  et  orthodoxe. Cependant, le herem n’est pas décidé sur la base d’une déviance des idées mais sur un comportement fortement nocif pour la communauté pour lequel l’auteur refuse de s’amender. »  (source) Or là, dans le cas de Spinoza, ce n’est pas son comportement qui déplaisait en haut lieu, mais bel et bien ses idées. 

Peu de temps avant ce herem, on aurait même tenté de le poignarder ; blessé, il aurait conservé le manteau troué par la lame, pour se rappeler que la passion religieuse mène à la folie. Si le fait n’est pas complètement certain, il fait partie de la légende du philosophe. 

L’Éthique 

L’œuvre fondamentale de Spinoza, L’Éthique, n’est publiée qu’après sa mort pour éviter la censure. Ce qui n’a pas empêché ce livre d’être interdit dès l’année suivante. Le brillant philosophe y développe ses idées à la façon des mathématiciens, en faisant s’enchaîner des propositions rigoureusement déduites les unes des autres. Dieu, la liberté, les passions sont examinés tour à tour, pour élaborer une nouvelle définition du sage. (source)

Mouais, si l’on veut… Ce qui pose question dans l’Éthique, ce n’est pas la rigueur toute mathématique avec laquelle les propositions se déduisent les unes des autres. De ce côté-là, rien à dire. Ça a émut des tas de philosophes, jusqu’à Wittgenstein qui lui a carrément pompé la recette dans son Tractatus logico-phisolosophicus. Ah Wittgensteinportrait ci-dessous. Passez la souris sur l’image pour voir apparaître la légende. Merci Eden Saga ! Rien que le titre, on est plié en deux. Ça fleure bon le latin de cuisine. La suite, hélas, est moins farce…

Non, ce qui choque chez Spinoza, ce sont les propositions elles-mêmes. Prenons par exemple sa proposition 7 : A la nature d’une substance appartient d’exister, qui peut se dire en français courant : une substance existe. Ce qui n’est plus aussi sûr qu’il le croyait à son époque… Avec la physique quantique, comment être encore sûr de quoi que ce soit ? Mais surtout, ce sophisme ne nous renseigne pas sur la nature philosophique d’une substance. C’est juste l’affirmation de son existence, à la manière du cogito cartésien. Donc avec les mêmes faiblesses.

René Descartes (1596-1650) est le précurseur et l’inspirateur de Spinoza. Ce dernier a été plus loin dans le doute systématique, en réfutant les trois religions monothéistes, ce que le chrétien Descartes n’avait pas osé faire. Pour dépasser son maître, Spinoza a cru donner à sa pensée la rigueur logique d’une science, ce en quoi il s’est montré doublement naïf. D’abord parce que les sciences ne sont pas toujours logiques et rigoureuses, seule leur forme semble l’être. Ensuite parce qu’on ne peut mettre l’existence dans un livre, ni sous l’œilleton d’un microscope.

Spinoza enchaîne aussi sec avec la proposition 8 : Toute substance est nécessairement infinie. Ah bon ?  S’il le dit… Oui, mais il ne s’arrête pas là. Des deux propositions précédentes, il déduit ceci : « Dieu autrement dit une substance consistant en une infinité d’attributs dont chacun exprime une essence éternelle et infinie existe nécessairement. » 

Wouaah ! Il vient de prouver l’existence de Dieu, mais quel dieu au fait ? Dieu n’est plus une personne pour Spinoza, il est devenu le grand tout, doué de conscience et de perfection. C’est là que le bât blesse l’âne, en l’occurrence le conclave rabbinique qu’il envoie braire. Il y va fort, mon Baruch ! Gommer la personne divine, nier le divin trois-en-un, et décréter que Dieu n’est pas dieu mais le grand tout, c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres. (source)Une vanne rabâchée peut redevenir drôle grâce au contexte, par XS, in : Recycler les vannes pourries, ouvrage non publié.  Que ce grand tout existe, aucun doute là-dessus. Mais qu’il soit parfait, ça c’est une autre affaire. Et nous avons tout lieu de penser le contraire. Ce qui revient à nier la perfection divine. 

Baruch poursuit, impavide : « Par corps, j’entends une matière qui exprime, de manière précise et déterminée, l’essence de Dieu en tant qu’on la considère comme chose étendue. » Tout corps est une partie de Dieu. Et l’esprit aussi, même s’il n’est pas un corps. « Pour Spinoza, l’esprit humain n’est pas une substance, mais une partie de l’intellect infini de Dieu (prop. 11, corollaire). Ce qui permet cette belle affirmation : Dieu constitue la nature de l’Esprit humain. (source)  Voilà qui ne peut plaire ni aux rabbins, ni aux curés. Mais son ouvrage le plus irréligieux, l’Ethique, ne fut publié qu’après sa mort. Pour quelle autre raison Spinoza reçut-il l’anathème à 23 ans ?

Les trois impostures

Le jeune Baruch ne s’était jamais caché de son aversion pour les trois religions monothéistes, qu’il considérait comme des tissus de mensonges et de niaiseries. Il a tenu ici ou là des propos qui ont fait grincer des dents cléricales. Plus tard, un autre ouvrage a déclenché les foudres rabbiniques ; il s’agit du fameux Traité des trois imposteurs : Moïse, Jésus, Mahomet, qui a suscité une des plus importantes polémiques de l’histoire de la pensée et de la philosophie. S’il n’est pas de la plume de Baruch lui-même, il a forcément été écrit par un de ses fans.

« Ce texte étonnant d’audace connut un succès extraordinaire au 18e siècle. La reine Christine de Suède offrit même une petite fortune pour en obtenir un exemplaire. La police finit par arrêter les libraires qui le vendaient. La raison était simple : selon le mystérieux auteur, familier de l’œuvre de Spinoza, toutes les religions étaient des fables entretenues par des imposteurs, de mèche avec le pouvoir politique pour tyranniser le peuple. Par leurs dogmatismes et leur puissance de contrainte, les églises se sont en effet mises au service de la mauvaise cause. Elles servent l’appétit de puissance des prêtres, favorisent la crainte d’un dieu irrationnel, philosophent avec des prophètes qui les font délirer, confondent foi et crédulité, et ramènent le miraculeux à du naturel mal compris. » (source)

Voici un aperçu de sa prose : « Considérant combien Moïse s’était rendu célèbre parce qu’il avait commandé un monde d’ignorants, Jésus entreprit de bâtir sur ce fondement et se fit suivre de quelques idiots, auxquels il persuada que le Saint-Esprit était son père et qu’une vierge était sa mère. Ces bonnes gens,  bien naïfs et nigauds, donnèrent dans cette fable et crurent tout ce qu’il voulut. Comme le nombre de sots est infini, il trouvait des sujets partout. »

Et plus loin : « L’histoire de Jésus-Christ est une fable et la Loi de Moïse n’est qu’un tissu de rêveries que l’ignorance a mises en vogue et que l’intérêt entretient (…) Si Jésus-Christ était Dieu, il s’ensuivrait, comme le dit saint Jean, que Dieu aurait pris la nature humaine, ce qui renferme une aussi grande contradiction que si l’on disait que le cercle a pris la nature du carré, ou que le tout est devenu partie. » (source)Traité des trois imposteurs : Moïse, Jésus, Mahomet

Toutes ces objections sont frappées au coin du bon sens. Quel chrétien ne les pas émises un jour ? Quelle personne de raison n’en a pas tiré un grand doute ? Le christianisme ne demande ni intelligence ni compréhension. Au contraire il s’en méfie. La foi pure et dure est sa seule exigence. Comme les magiciens et autres faiseurs de tours. Certes la foi est utile, elle est même indispensable pour peu qu’on lui associe le recul du doute et de la réflexion. Ce que les protestants admettent quelquefois, mais pas les catholiques. Du coup je les renvoie dos à dos en invoquant mon principe de base, croire oui, mais sans y croire

Comme une comète flamboyante, j’ai parcouru les nuits infinies, les espaces interstellaires de l’imagination, de la volupté et de la peur.
Antonio Tabucchi