Pour ceux qui se demandent de quel arbitre il s’agit, je précise tout de suite: aucun rapport avec le sport. Le libre arbitre, c’est la liberté fondamentale de décider pour soi-même et par soi-même. Tout le monde y croit. Les démocraties aussi, qui font semblant. Et même les dictateurs, qui ne croient qu’au leur. Mais existe-t-il vraiment?
Le libre arbitre vient de l’ignorance des causes réelles qui nous font agir.
Cour des contes
Le Christianisme dit que Dieu nous a donné la vie, mais aussi le droit de décider, au lieu de suivre aveuglément les ordres divins comme les anges, par exemple. C’est ainsi que le péché a pu apparaître dans l’espèce humaine : le péché est la faute de ceux qui ne suivent pas la loi divine donnée par Dieu à Moïse au sommet du mont Sinaï. Cette loi s’appelle le Décalogue ou les Dix Commandements. Yahveh Dieu l’a gravée par magieou par rayon laser? sur deux plaques de pierre que Moïse avait fort opportunément trimballé sur son dos dans l’escalade, au cas où. Mais ça, c’est de moi, la Bible n’en parle pas.
Bref, au delà des jolies histoires rabâchées, il y a cette question qui se pose à nous tous, chrétiens ou pas : qui décide en moi ? Suis-je piloté à distance, comme un drone? Ou bien suis-je le seul maître à bord de mon corps? Les petits malins -ou les petits marins- vont répondre en chœur : tu es le seul maître à bord après Dieu, puisque telle est la formule consacrée dans la Marine. Ce qui ne nous arrange pas… Qui est ce Dieu à qui je semble appartenir?
Quelque soit leur croyance, tous les croyants vous le diront : Dieu est la voix qui parle en moi. Holà, mais si c’est ça, fais gaffe ! Y a des milliers d’entités qui savent imiter cette voix-là ! Si tant est qu’il n’y ait qu’une seule voix originelle, vu le nombre de dieux dans les cieux, et vu le nombre d’éons qu’ils y sont.
L’homme machine
Le libre arbitre fonctionne pareil: c’est la liberté individuelle. Mouais… Voyons l’avis des philosophes, parce que la liberté c’est aussi leur truc. « Illum liberum esse dixi qui sola ducitur ratione » prétend le philosophe Spinoza.Ethique IV – voir aussi tout le livre De Libertate du même auteur En français, ça donne : « L’homme libre est celui qui vit suivant les seuls conseils de la raison. » Aïe! Déjà je ne suis pas d’accord. La raison!!
Pourquoi la raison?? Il n’y a pas de raison que la raison raisonne à ma place. On sent bien que Spinoza est un disciple de Descartes, le théoricien de l’homme machine. Qui se sert uniquement de la raison logique, sinon l’ordinateur? L’homme n’est pas un robot, il n’a pas que la raison pour le conduire. Il a aussi l’intuition. La sensation, le sentiment, l’émotion. La perception subtile. Etc.
Autres temps, autres mœurs. Jadis bien d’autres motivations ont fait agir nos ancêtres. Dans des conditions de vie plus précaires et dangereuses, la raison raisonnante est le plus sûr moyen de mourir jeune. Réfléchir avant d’agir, m’objectera-t-on. A-t-on bien le temps de réfléchir quand un fauve bondit?
Folie contrôlée
Mais me direz-vous, si vous ne suivez pas votre raison, vous sombrez dans la folie, ce n’est pas mieux. Folie, non ; mais folie contrôlée… Est-on plus libre quand on est fou? Non, car la société nous enferme dans une camisole, chimique ou de force. N’empêche. La raison est une prison comme une autre si l’on en fait son seul guide. Alors? La liberté est-elle une invention de nos geôliers, qui en jouissent seulement quand nous bossons pour eux? Ou bien faut-il se contenter d’être libre au fond de soi?
John Stuart Mill apporte une précision utile : « Une personne se sent moralement libre quand elle voit que ses habitudes et ses tentations ne la dominent pas, mais qu’elle les domine. » (source)J.S. Mill, Logique, IV Spinoza dit la même chose. Suivre les seuls conseils de la raison, c’est dominer ses passions. Mais la raison n’a rien à voir là-dedans. Pour dominer ses passions, l’être humain utilisera sa volonté, dont le siège n’est pas le cerveau et sa logique, mais le ventre et sa puissance.
C’est aussi la volonté qui lui permet de dominer la froide raison logique, dont se délecte le vieux Kant. Grâce à la volonté, on retrouve un peu de liberté. On donne du mou à sa chaîne… En tout cas, c’est toujours mieux que de s’en remettre à la bonté divine! Vous l’avez déjà vue, cette bonté-là? Moi pas. Et pourtant, c’est sur elle que se fondent tous nos espoirs d’une vie meilleure…
Quand tu auras désappris d’espérer, je t’apprendrai à vouloir.
J’intuite, donc je suis
À côté de la raison, il y a l’intuition, qualité fondamentale, essentielle et méconnue. L’intuition, c’est ce qui permet à notre cerveau de gagner un temps précieux. Deviner, c’est s’épargner des lignes de calculs et d’équations. L’intuition, c’est justement ce qui manque à l’ordinateur. Pour l’être humain, c’est surtout la porte du nagual, le passeport pour le côté gauche selon Carlos Castaneda. Le côté gauche, qui correspond à l’hémisphère droit du cerveau, est régit par le ventre, et plus précisément par les neurones du côlon. Savez-vous qu’il y a plus de neurones dans l’intestin que dans le cerveau? Il serait temps de se demander à quoi ils servent.
Faire fonctionner son être selon les seuls principes du côté gauche présente un grave inconvénient : la perte de la raison, autrement dit la folie. Tout le monde n’est pas le guerrier impeccable ou le sorcier capable de pratiquer la folie contrôlée. Pour y parvenir, il faut recourir à une force plus puissante que la volonté: l’intention. Devant cet exercice de haute voltige, beaucoup d’entre nous se dégonflent et restent sur les rails que la raison nous a tracés.
Eh oui, dans ce monde matériel, rien ne peut se faire sans le recours à la raison. Pour autant, est-il bien raisonnable d’en faire notre seul juge arbitre ? Si nous obéissons aux seules injonctions de la raison, en quoi sommes-nous plus libres qu’un ordinateur qui suit ses programmes? Nous nous privons des ressources infinies de l’intuition, de la créativité, de l’imaginaire et de l’esprit d’invention, tout aussi divins que la raison, sinon plus.
Folle pensée
La solution à ce dilemme nous est donné par les anciens druides et par ceux que Castaneda appellent los antiguos videntes, les anciens voyants. Les druides pratiquaient une intuition de pur nagual, qu’ils appelaient la Folle Pensée. Pensée, parce que la raison y exerce son contrôle en arrière-plan. Folle, parce que sans le contrôle de la raison le druide sombrerait dans la folie. En Brocéliande, le hameau qui commande l’accès à la fontaine sacrée de Barenton porte ce beau nom, Folle Pensée. Tout un programme!
Moins folle, la pensée de Renouvier dépasse pourtant le point de vue moral. Sa définition de la liberté est une remise en cause radicale. « L’homme se croit libre: (…) il dirige son activité comme si les mouvements de sa conscience pouvaient varier sous l’effet de quelque chose qui est en lui et que rien ne prédétermine. » (source)Renouvier, Sens de la morale, I, 2
Notre liberté est conditionnelle, dit Renouvier. Nos choix sont prédéterminés, mais le philosophe ne dit pas par quoi. Devinons donc: par notre éducation? par le programme bugué qui fait tourner nos cerveaux? par un surhomme qui manipule les avatars que nous sommes? Impossible de trancher. Chose indiscutable, nos pensées les plus intimes sont soumises aux mille et une influences inconscientes que nous recevons à longueur de journée. Sans parler de la nuit!
J’aime cette réserve. Renouvier fait preuve d’une connaissance réelle de notre nature et de notre fonctionnement, mais il se refuse à aller plus loin. Bon, comme d’hab, c’est moi qui m’y colle.
Inception
Inception! Le grand mot est lâché! Un block-buster hollywoodien apporte le coup de grâce à la notion philosophique de liberté. Le sujet du film : comment diriger quelqu’un en lui faisant croire que l’idée vient de lui. C’est la limite absolue du libre arbitre. Un esprit extérieur intervient directement dans la conscience — ou plutôt dans l’inconscient du sujet. Et cet esprit trivial n’a rien d’un dieu, ni d’un être supérieur. Il possède la technique, voilà tout.
L’idée n’est pas neuve, mais elle est ici admirablement traitée. Je viens de voir un quasi-navet dont le nom m’échappe, et l’intrigue aussi. Il exploite la même idée, en moins bien. Ici c’est le contre-espionnage britannique qui affirme et qui prouve que les Russes nous manipulent sans arrêt avec une grande habileté. Les Russes nous font croire que toutes nos décisions viennent de nous, alors qu’elles sont guidées par leur connaissance du comportement humain.
Voici leur méthode. Face à une situation lambda, l’individu moyen va réagir de telle façon. Pour obtenir cette réaction, il suffit aux Russes de créer la situation qui la produira. Manip comportementale bien dans le style FSB.
Quoi qu’il en soit, je préfère Inception, et de très loin. La manip est plus habile, elle est aussi plus focalisée, et totalement indécelable. Sauf si vous êtes un voyageur de l’astral.
Personne n’est plus esclave que celui qui pense faussement être libre.
Les films d’Hollywood me fascinent. A côté d’une pile de nanars, on trouve des perles rares. Clés vives, ces films explorent les arcanes de l’inconscient. Matrix, Avatar, Memento, Inception… Et bien d’autres, que vous avez vus comme moi. Dilemme : liberté ou pas? Le libre arbitre est-il un vain mot? Le conditionnement mental est-il la norme? Sommes-nous une espèce sous contrôle ou volons-nous de nos propres ailes?
Nos chaînes
Nietzsche ne croit pas à la liberté, il est très clair sur ce point. « Il faut danser dans les chaînes » dit Zarathoustra. Tout le monde a des chaînes comme nous le montre le film Matrix. « You gonna have to serve somebody » chante Bob Dylan. Quoiqu’il arrive, tu vas devoir servir quelqu’un. Alors choisis ton maître, et choisis-le bien. « Ni Dieu ni maître » hurle Nietzsche. Faudrait savoir, Maître Friedrich! Nietzsche se nourrit de ses contradictions, et moi aussi. Mais les siennes me nourrissent plus que les miennes.
Suis-je dirigé par la voix de ma conscience? Qui me dit que ce n’est pas la voix d’un inconnu? « Je est un autre » a pu écrire Arthur Rimbaud. Il savait l’intime étrangeté qui nous habite, ce gouffre où la raison se perd. Rimbaud avait appris à côtoyer ses abîmes. Y a-t-il une barrière de sécurité en moi-même, un autre garde-fou que la raison? Y a-t-il en moi une loi à laquelle je dois obéir?
Castaneda ne dit rien d’autre. Pour le nagualisme, il existe une Règle que le guerrier doit suivre. Il n’a pas le choix. Toute transgression est punie. Une seconde transgression sera punie plus durement encore. Et la mort est au bout. Les guerriers du Nagual ne rigolent pas avec la Règle. Elle n’est pas écrite, et nul ne peut s’arroger le droit de le faire. Elle se transmet oralement, ou pas du tout. Elle doit rester dans le cœur et la conscience du guerrier impeccable. Seule son impeccabilité lui garantit de se tenir sur le bon chemin.
Emmanuel Kant y souscrit lui aussi quand il affirme que « la loi morale brille au fond de nos cœurs comme les étoiles au fond du ciel » (source)Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs
Pas plus que le guerrier, le néo-kantien n’a le droit d’être myope.
Grand Schtroumpf
Qui a disposé les étoiles dans les cieux ? Qui a édicté cette loi morale ? La mère nature ? Elle a bon dos. Pour le père Kant, aucun doute, c’est le Dieu de la Bible. Lequel ? De son temps, avait-on remarqué que dans la Bible, le dieu unique existe à de très nombreux exemplaires? Ils sont rarement d’accord entre eux. Les archontes, nos gestionnaires, les envoyés de la Grande Déesse, sont parfois des traîtres à leur cause. Ils se bagarrent entre eux à qui mieux-mieux, souvent par l’interposition d’armées humaines qui servent de chair à canon. Là je suis paumé. Dis-moi papa Kant, lequel des ces dieux-là dois-je écouter?
Que ça soit la raison, la morale, la nature, un dieu, un ange ou le Grand Schtroumpf, il y a toujours quelque chose ou quelqu’un qui me pilote. Et mon rôle est bien mince. Alors ma liberté!..
« Ta liberté s’arrête où commence celle d’autrui » disait ma mère. Le libre-arbitre est toujours encadré. Si tant est qu’il existe! Faut se faire une raison… Encore la raison! Au bout du compte, je ne suis pas plus avancé. Inception sème le doute. Qui est mon conseil intérieur? Je est-il un autre, oui ou merde? Y a-t-il oui ou non un pilote dans l’avion? Y a-t-il quelqu’un d’autre aux commandes, quelqu’un qui me fait croire que ses désirs sont les miens ? Qui me dirige? Qui fait la loi chez moi? Est-ce la raison? L’intuition? L’instinct? La foi? Ma tête? Mon ventre?
Mon cul, oui! Et même de lui, je doute. Un philosophe en culotte courte me l’a dit jadis à la récré, mon cul c’est du poulet. Alors que croire? Castaneda nous répondra qu’il faut croire sans y croire. Ça marche à tous les coups.