Souvent, dans l’enseignement qu’il donne à son apprenti Castaneda, don Juan Matus revient sur la notion d’implacabilité. C’est une notion centrale du nagualisme, qui n’est que rarement comprise pour ce qu’elle est. 

« Le masque de mon benefactor était celui d’un homme heureux, calme, sans aucun souci, dit don Juan. Mais sous cette apparence, il était, comme tous les naguals, aussi froid que le vent arctique.
– Mais vous n’êtes pas froid, don Juan, dis-je sincèrement.
– Bien sûr que si. C’est l’efficacité de mon masque qui te donne une impression de chaleur.
Nous nous trouvions dans les faubourgs de Guaymas, dans le nord du Mexique, quand il m’apparut manifeste que don Juan n’allait pas bien. Soudain son corps se convulsa. Son menton vint frapper sa poitrine.
« Vous êtes malade en voiture, don Juan ? » Il ne répondit pas. Il respirait par la bouche. Pendant la première partie du voyage, il avait été très bien. Nous avions beaucoup parlé, de tout et de rien.

– Qu’avez-vous, don Juan  ? » demandai-je.

L’anxiété me donnait des crampes d’estomac. Il marmonna, la tête toujours penchée en avant, qu’il voulait se rendre dans tel restaurant, et d’une voix hésitante il me donna des indications pour s’y rendre.Comme j’ouvrais la porte de la voiture, il s’accrocha à mon bras d’une poigne de fer. Une fois sur le trottoir, il s’appuya des deux mains sur mes épaules pour redresser son dos. Nous entrâmes maladroitement dans le restaurant et un garçon accourut, plein de sollicitude.

« Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? » hurla-t-il dans l’oreille de don Juan. Il porta presque don Juan jusqu’à une table, le fit asseoir et disparut. Je me rendis à la cuisine pour retrouver le garçon empressé. 
– Connais-tu le vieil homme qui m’accompagne ? » lui demandai-je.
– Bien sûr, je le connais, dit-il avec impatience. C’est un vieillard qui souffre d’attaques. »  (source)Carlos Castaneda, La force du silence

Pour Castaneda, tout devient clair. Don Juan vient de faire une attaque dans sa voiture, il est coutumier du fait apparemment, donc tout ira bien. Après le repas, les deux hommes regagnent laborieusement la voiture de Castaneda. Alors le vieil homme gâteux lui fait faire dix fois le tour de Guaymas, à la recherche d’une boutique introuvable. Castaneda, de guerre lasse, se gare et aide le vieil homme à descendre du véhicule. Il commence à se demander si don Juan n’est pas tout simplement devenu fou. 

« Soudain il se leva et s’éloigna de moi. Il avait vieilli en quelques heures. Sa vigueur naturelle avait disparu et ce que je voyais devant moi, c’était un homme affreusement vieux et faible. J’étais inondé d’une vague de pitié immense. Je me précipitai vers lui pour l’aider.
« Qui es-tu ? » hurla-t-il de toute la force de ses poumons. Il se tourna vers un groupe de passants.
« Je ne sais pas qui est cet homme, leur dit-il. Aidez-moi. Je suis un vieil Indien solitaire. C’est un étranger et il veut me tuer. Ils font cela avec de vieilles personnes sans défense, ils les tuent pour le plaisir. » (source)Carlos Castaneda, La force du silence

 

Castaneda est immédiatement pris à parti par les passants. Il doit fuir pour sauver sa peau. Il se réfugie dans un magasin pour touristes, mais des policiers sont déjà à sa recherche. Le pauvre n’arrive pas à remettre de l’ordre dans ses idées. Il a l »impression qu’il a rêvé tout cela, mais où est le rêve ? Où est la réalité ?
Des policiers s’agitent près de sa voiture, ils les observe de loin, il voit le vieux don Juan qui gesticule avec véhémence, Castaneda est désespéré. Il se voit déjà dans une prison mexicaine, et commence à trembler de tous ses membres, de façon incontrôlable. Les policiers s’éloignent, les passants se dispersent, don Juanreste seul près de la voiture.

Soudain, Castaneda ressent une envie soudaine, une pulsion incontrôlable.

« On aurait dit que mon corps était séparé de mon cerveau. J’étais un autre. J’allai jusqu’à ma voiture sans la moindre trace de peur ni d’inquiétude. Sur le trottoir, don Juan me regardai d’un air absent. Je le fixai avec une froideur qui ne me ressemblait pas du tout. Une froide indifférence, un manque de pitié effrayant. A ce moment précis, ce qui pouvait arriver à don Juan ou à moi-même m’était tout à fait égal. Don Juan secoua son torse comme un chien qui s’ébroue.Et puis il redevint l’homme que je connaissais. Il enleva sa veste et la retourna. Il jeta le chapeau de paille dans la voiture et se coiffa avec soin. Il tira le col de sa chemise par-dessus celui de sa veste, ce qui le fit tout de suite paraître plus jeune. » (source)Carlos Castaneda, La force du silence 

Là-dessus les deux policiers rappliquent à grands coups de sifflets. Don Juan les calme et les rassure avec brio. Il leur dit qu’ils ont rencontré son père, un vieil Indien fragile qui souffre de troubles cérébraux. Et ça marche. Les policiers, hébétés, s’éloignent sans mot dire. Castaneda démarre dès que don Juan a pris place dans la voiture.

« A quel genre de tour vous êtes-vous livré là ? » demandai-je, et la froideur de mon ton me surprit.
« C’était ma première leçon d’implacabilité » me dit-il. « J’ai créé la situation propice pour que tu puisses déplacer ton point d’assemblage jusqu’au point précis où la pitié disparaît. On appelle ce point le lieu sans pitié. Le problème que les sorciers doivent résoudre tient au fait que le lieu sans pitié ne doit être atteint que grâce à une aide minimale. Le nagual plante le décor, mais c’est l’apprenti qui déplace son point d’assemblage. C’est exactement ce que tu as fait. Je t’ai aidé en déplaçant mon point d’assemblage jusqu’à une position spécifique qui m’a transformé en vieil homme affaibli et imprévisible. Je ne jouais pas seulement à être vieux et affaibli. J’étais vieux. » (source)Carlos Castaneda, La force du silence

Là-dessus, Castaneda se sent fébrile, anxieux. Il arrête la voiture et se gare. Don Juan se met à rire. « Il me conseilla de m’habituer à l’idée que j’aurais des crises récurrentes d’anxiété du même genre, parce que mon point d’assemblage allait continuer à se déplacer. N’importe quel mouvement du point d’assemblage ressemble à la mort, dit-il. Tout en nous se débranche, puis se rebranche à une source de puissance bien plus grande. Cette amplification d’énergie est ressentie comme une angoisse mortelle. » (source)Carlos Castaneda, La force du silence

 

 

Quand ça arrive, le mieux, c’est d’attendre que ça passe. On sait de quoi il s’agit, pas la peine de s’inquiéter. On appelle ça « stopper le monde« . J’ai vécu ce genre de situation un nombre incalculable de fois. Tout s’immobilise, les voitures, les gens, les animaux ; les oiseaux restent suspendus en l’air. Tout  s’arrête, même mon cœur. Chaque fois j’ai cru mourir. Et je suis toujours là.

 

Xavier Séguin

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