Celui qui va partir a dans les yeux quelque chose qui m’alerte. Je saisis alors que son regard éteint montre un mort en sursis. Les morts-vivants d’Haïti avaient ces mêmes yeux morts, blancs comme ceux d’un colin bouilli. Celle qui ne tient plus à la vie a cet air lointain de quelqu’un qui croit que la vie ne tient pas à elle. Cet air déçu de compter si peu dans le jeu. D’être un pion qu’on perd en riant. Déshonneur d’une fille-pion qui ne sera pas dame.
Je vois ceux qui s’en vont
Ceux qui vont s’en aller nous préviennent à leur façon. Tendez l’oreille, gentils seigneurs. Et toi gente damoiselle, détourne un instant tes yeux des jouvenceaux. Quant à toi, hardi guerrier, noble prince, cesse de braver la mort. Déploie tes vastes narines. Hume l’effluve. Hume !
Ils nous préviennent. Ils se signalent. Ils alertent. Leur odeur déjà diverge. Leur biochimie n’est plus vierge. L’horizon bée sous leurs pieds. La terre se ferme sur leurs pas. N’attends pas.
Leur odeur vient d’ailleurs. Je ne parle pas violence, formol, pourriture. Je parle des morts en bonne santé. Pas d’erreur. Par d’horreur ? Leur odeur bien-portante est trompeuse et trompée. En tout cas ce n’est pas odeur de sainteté.
Nul nauséabond remugle. Subtil et perceptible, un fumet parfume l’air. Nulle violence en l’aveu d’un départ imminent. Nul affront. Nulle injure. J’évoque l’esprit d’un parfum. Je sollicite le fantôme d’une senteur. Je suggère une image olfactive — un mirage d’image — souvenir de passage comme l’ombre d’un nuage au soleil de la plage. Plage blanche. Plage vierge que des pieds menus n’ont pas déflorée. Que les trois doigts des mouettes rieuses n’ont pas griffée.
Page vide de ton absence sur la plage abandonnée.
Ceux qui vont s’en aller sont déjà partis. Ne reste d’eux qu’une image flottante, incertaine. Celle de leur corps terrestre, en l’état ultime qu’il a atteint de son vivant. Cet instant de la Mort figé pour l’éternité est le lien du Destructeur. L’Ange Exterminateur fait son lit dans cette fange. Entre deux mondes. Entre deux vies.
Ceux qui s’en vont me voient
Il y fait un froid d’ours polaire. Jamais le soleil n’éclaire l’orée des fragiles forêts au destin minéral de toute éternité. Branches fines, cristallines que le vent fait tinter, transparence des troncs, éclat froid des feuilles, arbres blancs d’argent bleu qu’anime le halo falot d’un projo. Voilant mes yeux que l’halo gène, voilà ma vision exogène aperçue vive. Reçue dans les gencives.
Le projo benêt, projet d’un barjot, du coup disparaît. Cède la place à l’espace. Dans le noir absolu d’un monde à naître, j’ai vu la lueur s’enfler, devenir auréole de lumière où miroitent les mille couleurs du dôme-en-ciel — cet arc-en-ciel du futur qui t’entoure et t’étreint. Les couleurs créent la Terre et les sphères autour d’elle. Couleurs aux mille humeurs, souvenir de Terra que j’emporte avec moi.
Ils ont regardé mes yeux sous l’auréole. Ils m’ont déclaré moribond. Mon défunt regard m’a trahi. Depuis le temps que ma vie m’assomme, il fallait que ça vienne. Tôt ou tard ça vient toujours. Nul n’y coupe.
Quelqu’un qui meurt n’en a pas forcément conscience. Il croit sentir encore son corps alors qu’il n’est qu’une ombre. Mourante à son tour. La vie, la mort, la vie et puis la mort encore. Que restera-t-il de notre temps ?
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15 août 1965, ici même à Erquy. J’ai 16 ans. Victime d’un accident de la route, mon corps physique tombe en syncope. Moi, collé au plafond dans un coin du salon, j’observe ce corps que je ne reconnais pas. Je suis mort et je n’en sais rien. J’appelle ma famille qui m’ignore, penchée sur un corps dont la vue me répugne. Que font-ils autour de lui ? Ce corps est le mien, je le sais bien. En même temps je le nie. Je refuse l’évidence. Je crie : Hé Maman ! Papa ! Je suis là, au plafond !
Vous ne me voyez pas, vous ne m’entendez pas. Moi qui vous vois, je ne vous comprends pas non plus. Laissez ce corps tranquille, allons ! Je n’y suis plus.
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On peut vivre sans son corps. Je l’ai fait. Plusieurs fois j’ai quitté l’écorce pour vivre un peu dehors. J’ai vécu la mort en direct. Je sais qu’on ne meurt pas quand on meurt. On est délivré du poids du corps qui devient indolore. Pour un senior, c’est de l’or.
Si tu ne meurs pas de ton vivant, tu mourras en mourant.
Devic, mon ami de toujours est mort. Plusieurs jours d’affilée, de cinq heures à sept heures, il m’a rendu visite. Je ne l’avais pas vu si en forme depuis des années. Je l’ai questionné sur la mort, il m’a parlé de la vie. Amitié post mortem. Deux semaines après son décès, fini. Je ne l’ai plus revu. Plus jamais.
Où est-il à présent ? Loin de ce plan ? Rendu au néant ? Silence pesant. Incertitude extrême. Où vont ceux qu’on aime ? L’oubli est leur demeure, ils n’en sortiront plus. Ont-ils seulement vécu ? Au bout d’un temps, nul ne s’en soucie plus.
Ceux qui s’en vont — Plaidoyer pour les dieux d’avant —