Rien n’est vrai à jamais. Rien n’est vrai pour tout le monde. Rien n’est vrai absolument. Telle est la vérité toute relative que j’ai tirée, du temps de mes études de philo, de la lecture de Wittgenstein. Il est incontestablement « le penseur le plus singulier du 20e siècle. Feu follet, sage et fou, saint et diable, il a l’air échappé d’un roman que Dostoïevski et Conan Doyle auraient tenté d’écrire ensemble.

Car Wittgenstein est en même temps dévoré d’angoisse et de passion suicidaire et habité d’un génie logique que traverse l’humour. Que l’homme soit mort à 62 ans, fin avril 1951, est presque un détail secondaire. Ses derniers mots : « Dites-leur que j’ai eu une vie merveilleuse. » Elle fut effectivement traversée d’aventures intellectuelles, saturée de contrastes, passant de la grande richesse à la pauvreté, de l’université à toutes sortes de métiers : ingénieur, jardinier, instituteur, architecte, brancardier… » (source)

Au sein de son œuvre, le Tractatus Logico-Philosophicus est un ovni dans le paysage philosophique. On aime ou on déteste. J’ai adoré. La présentation par aphorismes concis, tous numérotés, s’enchaînant strictement, se répondant par rebonds, fait progresser le lecteur vers une vérité qu’il n’aurait jamais soupçonné. Ainsi commence l’ovni en question :

Tractatus Logico-Philosophicus

1 –Le monde est tout ce qui a lieu. 1.1 -Le monde est la totalité des faits, non des choses. 1.11 -Le monde est déterminé par les faits, et par ceci qu’ils sont tous les faits. 1.12 -Car la totalité des faits détermine ce qui a lieu, et aussi tout ce qui n’a pas lieu. 1.13 – Les faits dans l’espace logique sont le monde. 1.2 -Le monde se décompose en faits. 1.21 -Quelque chose peut isolément avoir lieu ou ne pas avoir lieu, et tout le reste demeurer inchangé.

2 -Ce qui a lieu, le fait, est la subsistance d’états de chose. 2.01 -L’état de choses est une connexion d’objets (entités, choses). 2.011 -Il fait partie de l’essence d’une chose d’être élément constitutif d’un état de choses. 2.012 -En logique, rien n’est accidentel: quand la chose se pré­sente dans un état de choses, c’est que la possibilité de l’état de choses doit déjà être préjugée dans la chose. 2.0121 -Il apparaîtrait pour ainsi dire comme accidentel qu’à une chose qui pourrait subsister seule en elle-même, une situa­tion convînt par surcroît. Si les choses peuvent se présenter dans des états de choses, cette possibilité doit être déjà inhérente à celles-ci. De même que nous ne pouvons absolument nous figurer des objets spatiaux en dehors de l’espace, des objets temporels en dehors du temps, de même ne pouvons-nous nous figurer aucun objet en dehors de la possibilité de sa connexion avec d’autres. Si je puis me figurer l’objet lié dans l’état de choses, je ne puis me le figurer en dehors de la possibilité de ce lien. 2.0122 -La chose est indépendante, en tant qu’elle peut se pré­senter dans toutes situations possibles, mais cette forme d’indé­pendance est une forme d’interdépendance avec l’état de choses, une forme de non-indépendance. 2.0123 -Si je connais l’objet, je connais aussi l’ensemble de ses possibilités d’occurrence dans des états de choses. Il n’est pas possible de trouver de surcroît une possibilité nou­velle. (source)Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus

Bon, je pense que vous avez saisi l’idée. Il s’agit de logique pure. Ludwig Wittgenstein, s’inspirant de René Descartes et de son fameux doute préliminaire, veut pouvoir asseoir le réel sur une base logique indiscutable. Ce en quoi il se fourre le doigt dans l’œil, car selon moi le monde n’est pas logique. Pourrait-il l’être au sens informatique, il ne l’est pas au strict sens mathématique. Mais le le monde n’est pas non plus illogique. Le monde est magique.

Je ne dis pas qu’une explication logique du monde est impossible, Descartes s’y est essayé dans son Discours de la Méthode, j’ai montré les limites de la démarche. Mais Wittgenstein est assoiffé d’absolu. Il ne se contente pas des petits tuyaux rigolos que donne Descartes sur la méthode scientifique. Il réfute aussi Claude Bernard et autres positivistes.

Son ambition est d’asseoir la pensée rationnelle, une fois pour toutes, en tant que seul outil d’investigation du réel. Ambition qui m’a paru démesurée quand je faisais ma philo à Nanterre en 68. Il oubliait juste un détail : l’existence. Il n’avait pas assez lu Soren Kierkegaard et son imprécation célébrissime « L’existence fait éclater tous les systèmes« . On ne peut enfermer le monde dans une série d’équations. Tout au plus obtiendra-t-on de cette façon une description partielle -et partiale- de cette même réalité. 

La logique n’est absolument pas l’outil qui convient à qui veut mener sa vie dans ce chaos qu’est l’existence. Aucun théorème, aucune analyse mathématique, aucun raisonnement n’épuisera le champ infini du réel.

Pour illustrer mon propos par l’exemple, et pour détendre un peu l’atmosphère, voici mon hommage à ce grand homme. Un pastiche caché sous un postiche, un morceau de bravoure qui vise à montrer ce qu’on peut faire dire à la seule logique quand on s’en remet aux seuls syllogismes. Au-delà de la farce logique, la philosophie y trouve son compte et c’est un compte créditeur.

Tractatus Rigolo-Magicus

1.0 -Rien n’est vrai à jamais.  1.01 -Rien n’est rien.   1.010 -Jamais n’est jamais.  1.011 -Rien n’est jamais.  1.0110 -Jamais rien n’est.   1.0111 -Jamais n’est vraiment rien.  1.0112 -Un petit rien est déjà quelque chose. 1.02 -Rien n’est ni vrai ni faux. 1.022 -Ce qu’on tient pour vrai est soit probable, soit doublement faux.

1.1 -Rien n’est vrai pour tout le monde. 1.10 -Tout le monde n’est vraiment rien. 1.101 -Vrai n’est rien pour personne. 1.1010 -Personne n’est vraiment rien.   1.1011 -Tout le monde n’est personne.  1.1012 -Rien n’est jamais quiconque.

1.2 -Rien n’est vrai absolument. 1.20 -Toute vérité est relative, contingente et provisoire. 1.21 -Tout ce qui ne peut pas être invalidé par la logique doit être tenu pour vrai. 1.210 -Tout ce qui est possible est vraisemblablement vrai, mais de façon aléatoire.

1.3 -La vérité est relative, distributive, non-émotive primaire. 1.30 -Toute vérité secondaire est de moindre importance. 1.31 -Les vérités tertiaires font le match au vestiaire.

1.4 -La vérité n’a pas pour vocation d’être visible. 1.40 -Les vérités premières sont celles qu’on découvre en dernier. 1.41 -La vérité cachée est visible pourtant. 1.410 -Ce qui est caché n’est pas gâché pour tout le monde. 1.411 -La plupart des jeunes enfants savent trouver les œufs de Pâques même s’ils sont bien cachés dans le jardin.

2 -Toute vérité est tenue pour telle tant qu’on n’a pas prouvé qu’elle est fausse. 2.0 -Toute preuve peut être vraie ou fausse. 2.01 -Le chemin de l’erreur est pavé de vérités cachées. 2.010 -On n’apprend plus d’une seule erreur que de mille vérités.

2.1 -L’erreur peut être vraie ou fausse. 2.10 -Une fausse erreur peut être une vérité vraie ou fausse. 2.11 -Une fausse vérité peut devenir vraie au bout d’un certain temps. 2.110 -Si le temps est incertain, prends un parapluie.

2.2 -Une fausse vérité n’est pas tout à fait une vraie erreur. Il y a un quart de ton qui les sépare, on connaît la musique. 2.20 -Une vraie vérité n’est jamais une fausse erreur. 2.201 – Le sceptique se sert de faux pour creuser la fosse septique. Pas facile facile, quoiqu’il puisse y arriver à force d’abnégation. Mais ça le fait chier. Dans la fosse en question.

2.3 -Sinon la petite famille, ça va ? Et le confinement, ça se passe bien ?

Finalement, ce qui manque le plus à Wittgenstein, c’est l’humour. Sa passion effrénée pour la science toute puissante l’a enfermé dans un labyrinthe rigide, un de ces chemins qui ne mènent nulle part, selon le mot de Martin Heidegger. Le culte de la science, aujourd’hui, atteint des sommets dans le ridicule et la démesure. Et je m’en désole.

Erreur commune

« Chaque jour, la Science recule un peu plus les limites du monde connu. » Combien de fois n’a-t-on pas entendu, devant la caméra de C’est pas sorcier ou dans le micro des frères Bogdanoff, ce fameux cri de victoire « qui, en fait, est exactement le contraire de la vérité : jamais ces limites n’ont été aussi étroites qu’elles le sont par cette prétendue science profane, et jamais le monde ni l’homme ne s’étaient trouvés ainsi rapetissés, au point d’être réduits à de simples unités corporelles, privées, par hypothèse, de la moindre possibilité de communication avec tout autre ordre de réalité ». (source)René Guénon, Le règne de la quantité

Voilà comment se plaignait René Guénon il y a un siècle. Depuis lors, la situation n’a fait qu’empirer. (source)

😳

J’écrivais ceci il y a 8 ans déjà. Inutile de vous dire que ça ne s’est pas arrangé… Au contraire, la négation de notre vraie nature n’a jamais été aussi péremptoire. Cette fin de kali yuga n’en finit pas de finir. C’est désolant, mais tant qu’on a la survie…

Xavier Séguin

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Xavier Séguin

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