Dans un ouvrage majeur intitulé La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss oppose deux types de fonctionnement mental : la pensée rationnelle, dominante dans les pays développés, et la pensée mythique, régal des derniers peuples sauvages.
Après une jeunesse sur le terrain à étudier les sociétés tribales d’Amazonie, l’anthropologue français a développé une vision holistique d’une universalité et d’une profondeur rares. La sagesse de ses analyses a fait de lui, de son vivant, le penseur préféré des Français. Il a quitté ce monde sans regret, un monde pour lui sans attrait, sans profondeur, sans perspectives. Mais sa triste fin ne doit pas faire oublier l’originalité et la pertinence de sa pensée.
Pour moi, son point de vue d’anthropologue et de philosophe a toujours gardé ses résonances magiques. La distinction qu’il pose entre pensée rationnelle et pensée sauvage recoupe très exactement celle des sorciers amérindiens qui opposent le côté droit et le côté gauche, le tonal et le nagual.
Ces notions appartiennent au monde des sorciers amérindiens, et plus précisément à celui de Carlos Castaneda. Elles sont très éloignées de notre univers mental, d’abord parce qu’elles ne sont ni mentales ni intellectuelles, mais plutôt de l’ordre d’une intuition venue des profondeurs de l’être, un savoir du corps. Le nagual désigne plusieurs réalités non-ordinaires :
-un être humain, homme ou femme qui, sans être à proprement parler le chef du clan de sorciers, est celui ou celle qui fait tourner la roue magique.
-une force surhumaine, sans forme ni pensée, qui assoit son règne dans les petites heures de la nuit. Dans cette acception, le nagual se confond avec le pouvoir.
-un des deux domaines de l’activité humaine, celui qui est tellement magique qu’on peine à le définir, à le décrire en mots, même à le cerner. Est nagual ce qui n’est pas tonal.
Très bien, me direz-vous. Alors qu’est-ce que le tonal ? C’est le monde ordinaire. La pensée. L’intellect. La représentation que nous avons des énergies, des formes et des êtres. La matière. Les émotions. Les religions et les croyances. L’athéisme.
En fait, le tonal couvre l’ensemble de l’activité humaine dans ce monde-ci. Le nagual appartient à un autre monde, régit par la Règle. Au-delà et en-deça du monde ordinaire se trouve le monde des sorciers, régit par le nagual.
La pensée sauvage décrite par Lévi-Strauss est une non-pensée, faite de connaissance immédiate et de savoir intuitif. Appartient-elle au nagual ? Non. Elle est encore dans le tonal. Comme l’histoire, comme les sciences. Comme les mythologies. Comme le mythe auquel elle doit beaucoup…
Tout se passe comme si cette pensée-là ne venait pas du cerveau, mais du corps profond. Nous avons des neurones dans tout le corps, et pas seulement dans le cerveau. Mais contrairement à ceux du cerveau, les neurones du corps ne sont pas connectés par des synapses. Notre cerveau ignore donc leur contenu. Ce qui fait dire au corps médical que ces neurones ne servent à rien.
Quelle erreur ! Ils produisent de l’intelligence, ils sont donc utiles. D’accord répondent les médecins, mais cette intelligence n’est pas consciente. Oui, et alors ? Comment s’appelle une intelligence qui n’est pas consciente ? L’inconscient, tout simplement. Nous avons des neurones qui contiennent toute la mémoire cachée de notre inconscient, et ces neurones sont répartis dans tout notre corps. Et surtout dans la partie de l’intestin qu’on appelle le colon.
Ces neurones ne sont pas inutiles, bien au contraire. Nous nous en servons souvent. mais pour nous, leur contenu reste inconscient. Se pourrait-il que les sauvages utilisent ces neurones de façon consciente ? Oui, je le crois. Se pourrait-il que l’inconscient soit lié à la pensée sauvage ? Je le crois aussi. Et voici pourquoi. La pensée sauvage relève moins de la réflexion que de l’action. Elle donne des archétypes, des modèles de comportement que certains appellent l’instinct.
Mais la pensée sauvage est bien davantage que la simple utilisation de l’instinct. Elle est tout ce qui reste de l’âge d’or. Elle ouvre en grand les portes de la perception. Elle donne de plain pied sur le mythe. Pourquoi est-ce si important ?
Le mythe est la clé du monde et le fin mot de l’histoire. Il nous donne accès à des réalités proprement inimaginables. La vérité sur notre passé. Le fin mot de notre origine. Tout ce que la raison combat. Tout ce qu’elle refuse. Tout ce qui la dépasse.
La raison est un pis-aller, une piètre consolation, comme dans l’expression : il faut se faire une raison. La vérité est au-delà. Elle n’a ni rime ni raison. Elle plane à la surface des eaux. Elle circule dans les profondeurs de notre corps. C’est en prenant les mythes à bras-le-corps qu’on entrevoit les merveilles qu’ils recèlent. Et qui manquent si fort à notre époque.
Pour réenchanter le monde, il suffit de réhabiliter les mythes antiques. C’est de plus en plus difficile dans ce monde sans magie. Le mythe a été réduit à la farce et au mensonge, comme dans l’expression : cet homme est un mytho. La mythomanie est une maladie mentale qui consiste à se prendre pour ce qu’on n’est pas. Elle se confond parfois avec la mégalomanie. Cet aspect du mythe n’a rien à voir avec les mythes antiques. Il faut se l’ôter de l’esprit si l’on veut prendre les mythes au sérieux et leur accorder la confiance qu’ils méritent.
Dans son acception contemporaine, le mythe compte aussi des aspects positifs. Il y a par exemple le mythe qui magnifie l’existence, comme dans l’expression : ce diable d’homme est un mythe vivant. Ou encore : un film mythique, une voiture mythique. On est beaucoup plus près du sens premier : le mythe est un récit historique d’une période trop grande pour appartenir à l’histoire humaine.
Il faut y croire. Y croire absolument, oui. Mais sans y croire. La chose paraît impossible, c’est pourtant la seule façon de découvrir d’où nous venons.
Honni sois-tu qui ne crois pas aux légendes ! As-tu oublié ce que signifie legenda en latin ? Qui mérite d’être lu. Médite la chose et cesse de médire.
Il fut un temps où tous les hommes étaient magiques, où toutes les femmes étaient des fées. (source)
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