Dans la gueule du Loup

 

Pas le choix. Convoquée chez les Immenses — les Grands Dieux du centre galactique — Ana s’est résolue à grandir. Notre Dame d’Alcor a vu sa taille décuplée en quelques instants grâce à la gigandre. À présent Sa Grandeur mérite bien son nom. Souci : Ana est si grande qu’elle ne tient plus dans l’astronef royal, ni dans les astrobennes de transport. Son chambellan lui suggère les Loups Volants.

 

Peur du Loup ?

Ces animaux magiques savent emprunter les couloirs de l’astral. Pour effectuer le voyage depuis Alcor jusqu’à Grand Central, quand la plus rapide des fusées va mettre plusieurs mois, quand un hyper-vaisseau ultra-luminique prendra trois semaines, les Loups magiques y seront en quelques nanosecondes. Et ça, seulement s’ils ont flâné en chemin ! L’idée de recourir à leurs services peut faire gagner un temps précieux à la Grande Gamine. Sa Nouvelle Grandeur, comme on l’appelle désormais au Palais.

Ana demande à Magellan, son premier chambellan, de faire venir les Loups sur la terrasse du Palais Royal. Mais c’est chose impossible, impensable, impatiente Ana !! Les Loups sont en astral. Ils n’ont pas de contact avec les gens ordinaires. Ordinaires ?! La petite Grande pique sa cri-crise. Le chambellan, bien rôdé, attend que ça passe. Et il susurre : Sa Râleuse Majesté devrait rendre elle-même où sont les Loups, ça va les flatter. Elle les trouvera au rond-point des Rêves, là où l’astral rejoint le quotidien.

Jamais entendu parler !! répond la Gracieuse Chipie. Où c’est ce machin ?
Pour toute réponse, un coup sur la tête l’expédie illico au Pays du Chaos. Il fait nuit noire. Assise sur un nuage de néant, K.O., elle écarquille les yeux.
Salut, grogne une grosse voix.

Ana lève la tête. Et elle voit un Loup couché dans sa position favorite. Posture, pelage, crocs blancs, oreilles pointues, il a tout du loup. Seulement il est gigantesque. Si grand qu’il tiendrait à peine dans la plus vaste salle de son Palais Royal. La peur la guette. Mais la surprise est plus forte.

 

 

Guérison

Si grande que soit Sa Grandeur, Ana n’est qu’une petite peureuse. Crise d’énurésie. Quelques gouttes souillent sa très grande petite culotte. La Gravissime Altesse ne peut cacher sa fureur. Un seul grognement du Loup géant la calme à l’instant.
– Si tu veux que je te dépose chez les Immenses, tu as intérêt à filer doux. Là où tu seras, la moindre colère te tuerait. Embarque !! Et contrôle-toi.

Sur ces mots, le Loup ouvre sa grande gueule. Fascinée, Ana regarde la langue rouge. Elle a peur de comprendre. Une voix dans sa tête lui intime l’ordre de s’asseoir sur la langue. Elle le fait. C’est son corps qui obéit. Pour la première fois de sa courte vie, la gamine est apprivoisée.

À peine assise sur la langue du Loup, la gueule se referme sur elle. La petite n’a pas peur. D’un seul coup, la royale gamine est guérie de son fichu caractère, de son orgueil, de sa divine bêtise …et de son énurésie.

Sitôt fermée, la gueule s’ouvre en grand. Ana sursaute. La lumière l’éblouit. D’un claquement de langue, le Loup la crache sur un trampoline. Tandis qu’elle rebondit, le Loup lui dit :
– Nous y sommes. Débrouille-toi. Je te laisse.

 

Une journée en temps TCM

Il a disparu ! Le voyage si long n’a pas duré une seconde. Ana se dit qu’il a menti. Mais non. Devant elle, deux pieds fabuleux, des jambes infinies. Celles d’un Dieu dont la tête se perd dans la nue. Une voix tombe du ciel. Si puissante qu’Ana se bouche les oreilles.

– Bonjour Ana d’Alcor. Tu es à l’accueil de Grand Central. Veuilles retirer tes vêtements pour revêtir cette combinaison antiG. Elle est invisible, transparente, tu la sentiras à peine, mais attention ! Tu ne dois jamais la quitter tout au long de ton séjour ici. Pas un seul instant. L’attraction serait irrésistible sans elle. Le grand trou du Soleil Noir t’aspirerait comme la poussière que tu es.

Ana s’exécute, mortifiée mais soumise.

– Son Altitude Vertigineuse ne reçoit que le mercredi. Souhaite-tu l’attendre ? 
– Ça dépend… Y en aura pour longtemps ?
– Voyons… Nous sommes mardi. Notre mercredi tombera pour toi dans un an et demi.

Sans déconner ?! Si l’ex-pimbêche avait encore son sale caractère, sûr qu’elle aurait piqué sa crise. Oui mais ici, malgré sa grande taille, elle se sent vraiment trop petite. Aucune envie de la ramener, de rouscailler, de regimber, de broncher ni de lever le petit doigt. Elle s’écrase mollement. Quel changement !

 

 

Small is beautiful

L’accueil du Grand Central a mis une navette à sa disposition, mais une journée passe sans que la déesse Ana ait la moindre envie de quitter l’hôtel. Tout y est à sa taille, ce qui n’est pas le cas dehors, loin de là.  L’hôtel s’appelle Petitoune. Un conte très célèbre ici — l’équivalent de Lilliput.

Sur la porte s’étale un slogan qui lui rappelle quelque chose — comme à quelques kékés cathos : Laissez venir à moi les petits enfants. Et dans l’ascenseur en lettres lumineuses : small is beautiful. Bientôt remplacé par : petit est joli. Et puis par : pequeno è bonito. Avec aussi : piccolo è bello. Ou encore : klein ist schön. Ana  sort de l’ascenseur tandis que s’affiche : minuscule est ridicule.

 

Attention les nains !

Ana ne sort pas de sa chambre. Ridicule ! Le mot lui reste sur l’estomac tandis qu’elle se prélasse dans le jacuzzi. Sur les miroirs autour d’elle :  La propreté est aussi pour les nains. Ana s’en contrefout et savonne son grand corps. Ce vicelard de maître-chanteur a passé trop de gigandre sur la poitrine de la gamine — qui voit pointer une paire de loches.

Ana s’en tape. Elle s’ennuie. Sur la table, un dépliant touristique Spécial Nabots « La plupart des quartiers de Grand Central sont équipés d’un dispositif anti-G. Les quartiers soumis à l’attraction du Soleil Noir sont signalés par un panneau GLOUPS. Attention les nains ! N’y allez pas ! Il faut dépasser la barre des trois kilomètres de haut pour résister à l’attraction, pour pouvoir se déplacer sans navette, à l’air libre, et bronzer sans combi dans les vents de lumière aspirés par le Soleil Noir. » Ainsi nomme-t-on le TCM — c’est plus joli que Trou du Cul du Monde…

–  N’importe quoi ! ricane la petite grande. Je t’en foutrais des trois kilomètres de haut !
Quel vélo ? répond la sono.
L’ordi omniprésent répond à chaque client dans sa langue. La syntaxe et l’accent sont parfaits, mais les réponses toujours très con.
Plus que 546 jours, dit-elle en se mettant au lit.
546 jours et demi ! dit l’ordi.
Ta gueule ! dit Ana.
La tienne avant la mienne, dit l’ordi nul.

Ana s’endort, le moral dans les chaussettes.

 

Deux jours ou deux minutes ?

Le deuxième jour, courage, ascenseur, dehors, Ana se traîne jusqu’à la navette. Tout son corps est lourd et douloureux, malgré sa combinaison antiG. La pression lui fait mal aux oreilles, pourtant équipées d’écouteurs étanches. Elle a vu une boîte de pilules antigrav dans la salle de bain. N’écoutant que son courage qui ne lui dit rien, elle a la flemme de remonter. Ça ira mieux dans la navette.

Elle visite le funérarium, les chiottes municipales, le muséum d’histoire surnaturelle, les chiottes du muséum, un restaurant bio-nécrophage parfaitement dégueulasse, et les chiottes du resto.
Dommage qu’il n’y ait pas de chiottes dans la navette, se dit-elle en rentrant.

L’après midi, elle visite la clinique clanique des bactéries coniques, les chiottes de la clinique, le circuit imprimé des ordis les plus petits. Pas de chiottes là-dedans, Ana se retient. Et puis aussi le mini planétarium beaucoup trop grand pour elle, sans même parler des chiottes démesurées. Au soir du quatrième jour, elle a fait le tour des attractions adaptées aux personnes de très petite taille à mobilité réduite. La navette et le dépliant n’ont plus rien à lui proposer, sinon rester chez elle à regarder la micro télé en panne. Impossible de trouver le moindre réparateur infra-nain.

 

 

Le jacuzzi la gonfle, surtout les seins. L’ordi profère toujours autant de conneries. Le temps ne passe pas, elle s’inquiète. Que vont-ils faire sans moi sur Alcor ? Si bien qu’une semaine plus tard, elle retourne voir le Dieu de l’accueil.
– Que vous faut-il encore ? On s’est vu y a pas deux minutes !
– Justement, c’est pour ça. Le délai d’ici est trop long pour moi.
– Fallait le dire. Je peux vous envoyer au bureau galactique sans attendre le grand patron. Attendez un peu.

Il appuie sur un gigantesque bouton.

 

Le grand aspirateur

Sitôt dit, sitôt fait. Sans savoir comment, Ana se retrouve assise dans un fauteuil trop grand pour elle, tandis qu’un info-robot lui remet un laisser-passer. Il l’informe qu’un secrétaire du Très Grand Dieu des Tout-Petits peut la recevoir dans cinq minutes. Dans le temps d’Ana, ça fait un peu moins de quatre jours.

Quatre jours à traîner ! Ana voudrait se pendre à un réverbère, mais ils sont trop hauts. Elle avise un bus spatial réservé aux minuscules microbes microscopiques. Visite organisée, Grand Central Tourist Tour, Circuit touristique du GC. Elle montre son laisser-passer. Un rob la pousse dans l’engin, une bulle transparente sans pilote. Elle est seule à bord. L’ordi lui demande de choisir son circuit. Elle veut absolument voir de près le Soleil Noir. Sur un cadran, elle pose son index comme on lui demande. Tout ce qu’il faut savoir sur elle est dans la machine. Le temps dont elle dispose dans la double échelle d’ici et de chez elle, ses goûts et centres d’intérêts, sa taille, son poids etc.

Circuit Soleil Noir, départ ! dit l’ordi. La bulle s’envole. Le spectacle qui s’offre à sa vue est proprement inimaginable. Un commentaire vocal précise ce qu’elle ne peut pas deviner. « Bonjour Déesse Ana. Tu peux voir le grand aspirateur, comme on l’appelle familièrement, dans son incessante activité. Regarde comme il crée la spirale de matière et de lumière qui forme toute cette galaxie, la Voie Lactée. Nous sommes au cœur du Centre. Un peu plus près du Trou Noir Majeur, nous serions irrémédiablement aspiré, un fétu de plus dans cette spirale de lumière sale. Il suffirait d’une simple panne d’énergie, et c’en serait fini de toi comme de cette bulle. Mais aucun risque… cun risque… …cr-cun crisque… crirrsque… crrr… »

Le son patine, le moteur crachote, la cabine vibre. Ana blêmit. Elle s’agrippe. Une sirène lance ses stridences, la bulle bascule vers la spirale mortelle. Ana se mord les lèvres pour ne pas hurler de terreur. Son siège secoue les tripes et fait claquer des dents. Bordel, se dit-elle. Si seulement j’étais mille fois plus grande !!! Mes dieux, faites que la bulle résiste à l’attraction !

Ana sent la cabine qui s’aplatit comme un œuf. Un froid mortel envahit la déesse. Calme, presque détendue, elle pense : « Je suis foutue. »

 

La suite dans : Blanche Fontaine

Épisodes précédents : Notre Dame d’Alcor  –   Sa Grandeur

 

 

Nulle part je ne suis quelque chose qui appartient à quelqu’un, et nulle part il n’y a quelque chose qui m’appartient
Bouddha