Son Altesse Ana

 

Voici la suite de Notre dame d’Alcor. Pour vous comme pour moi, j’ai pioché ces faits dans l’Ana-Kash, le livre honnête d’Ana que nous appelons maintenant les Annales Akashiques. Cet énorme ouvrage, attribué à la déesse Ana d’Alcor, concerne tout ce qui vit, a vécu ou vivra de par l’infini multivers. Pour les guerriers du Nagual, il s’agit seulement d’une certaine position du point d’assemblage

 

Convoquée

Dans l’épisode précédent, la petite Ana pique sa crise quand un sous-fifre lui annonce bonnement que Terra a de grandes chances de disparaître corps et biens. La déesse est hors d’elle : sa dernière création compromise par des incapables ! Dernière, dernière, si l’on veut ! Ana est une déesse vierge de huit ans. Elle n’a pas fait ses preuves. Terra est sa toute première planète terraformée.

La catastrophe a été évitée de justesse. Terra est sauvée. Tant mieux, sinon on ne serait pas là ! L’archonte de Terra, Aorn, a repris le contrôle, et tout serait rentré dans l’ordre si les Grands Dieux n’étaient pas intervenus. Pas commodes. Plutôt secs et cassants. Leur message est court et clair : Ana ici au trot. Catastrophe ! La grande déesse doit se pointer dare-dare chez les Immenses. Et c’est pas dit gentiment. Sombre dimanche…

Avant de partir pour le Centre Galactique, Notre Dame doit modifier son apparence. La petite grande pour ses huit ans : quatre mètres douze. Taille ridicule chez les Grands Dieux : les plus petits d’entre eux mesurent plusieurs dizaines de kilomètres !! Sans parler des cadors dont la taille se compte par milliers de kilomètres. Comment être prise au sérieux quand on est si minuscule qu’ils ne te voient même pas ? Ana doit grandir. Beaucoup. Et vite !

 

Galaxie spirale

Pire, si elle allait telle quelle au Centre Galactique, elle n’aurait aucune chance de survivre. Quand on mesure quelques mètres, impossible de résister à la terrible attraction du Trou Noir Majeur.  Le TNM aspire tout — c’est son rôle. Ce faisant, toute la Voie Lactée tourne à son tour. Dyson galactique, il bouffe même les poussières invisibles, parmi lesquelles notre Grande Déesse, la Terre, le Soleil, Ur et Alcor.

La petite grande n’aurait aucune chance. Et ça lui fout le cafard. Ana, se dit-elle, tu n’es déesse que loin du Centre. Tu n’es géante que sur Terra. Aux yeux des grands, tu n’es que poussière. Et poussière tu resteras. On ne te verra même pas. L’aspirateur t’avalera, Dieux savent où tu te retrouveras !

Les TNM ne sont rien d’autres que les trous du cul du monde. De simples TCM. Et dans d’autres mondes improbables, incertains, tout ce que les TCM aspirent est recraché par de grands dégueuloirs : les FGB, Fontaines de Gerbe Blanche.  Un énorme rire moqueur fait vaciller le cœur du monde. Ce rire est si puissant qu’il écrase tout sur son passage. Si tonitruant qu’il éclate les étoiles par grappes entières. Si perçant qu’il défonce les barrages du ciel. Ce rire est si vivant qu’il attrape Ana par les pieds et la tire de son lit. Elle s’éveille trempée de larmes, de sueur et…

– Snif ? C’est mouillé ? Ça pue ! Je me suis pissée dessus !! Meeeerde… Chambrières !!!! Au secours !!!!!!!!

 

L’herbe à grandir

Pour grandir dans le système d’Alcor, son étoile, il n’y a que la gigandre. Cette herbe change quiconque en dieu. Sa sève est gigantophile. La plante-à-grandir pousse sur la verte Ur, la planète de la Déesse. Mais pas sur terre. Les dieux d’avant n’ont pas voulu. Pour vous aider ! Pour vous protéger, ont-ils dit. 

Ils ont menti. Dès le début, ils n’ont cessé de nous mentir sur ci, sur ça, sur tout surtout. Nous protéger est le cadet de leurs soucis. La vérité, c’est qu’on est trop durs à gérer. Entre eux ils nous traitent de tarés sournois et dissimulés. Pour eux on n’est que des clones dégénérés.

Du coup, pas de gigandre ici-bas. Jamais. Quand pouvoir tu auras, pouvoir tu garderas, leur tient lieu de devise. Parmi ta descendance, éteins la concurrence. Bravo les dieux d’avant ! Efficaces, performants ! Pourquoi se soucier de la mortalité ? Pourquoi s’embarrasser de la moralité ? Nos dieux ont d’autres christs à fouetter. C’est pour ça qu’on les aime…

Comme son nom l’indique, la gigandre est magique : elle fait grandir. Déesse Ana le sait — mais n’en a jamais vu. La gigandre se maintient toujours dans la zone crépusculaire.

 

 

La plante itinérante

Si Notre Dame a besoin de grandir, c’est facile, il suffit de faire une cure de gigandre. Facile, facile, c’est vite dit. La cure est délicate. Personne n’a réussi à grandir uniformément sans devenir difforme, avec un ventre énorme ou la tête aplatie. Et puis il faut déjà pouvoir la récolter. Tant pis. Rien n’arrête la Déesse. On ne chope pas la gigandre comme on cueille du cresson. La gigandre est itinérante. Ça la rend difficile à prendre.

Son phototropisme impose la pénombre. La gigandre doit suivre les derniers rayons d’Alcor pour être toujours dans sa lumière sans griller dans la chaleur du jour. Sur terre, aucune plante ne bouge. Les racines sont ancrées dans le sol. En Ur, il en va autrement. Les racines de la gigandre ne s’enfouissent pas, mais restent à la surface du sol. Caoutchouteuses, spiralées, elles forment des ressorts végétaux. Grâce à elles, la plante se déplace par bonds.

Dans le crépuscule, elle est mobile et fuyante, comme d’autres herbacées itinérantes. Très rapide, la gigandre bondit d’une flaque de lumière à une autre, toujours en accord avec les rayons d’Alcor.

 

Echec total

Qu’on soit déesse comme moi ou limaçon comme tous les autres, on ne doit pas rester spectateur de sa propre existence. On doit défier les circonstances. Les Grands Dieux vont m’entendre et ça va les surprendre. Il me faut six kilos de gigandre. On va les infuser dans mon grand chaudron d’eau chaude, la Mer d’Airain. Dans un lieu ombragé, je vais m’y plonger, d’un seul coup m’immerger sous l’eau pour y nager, à braver le danger qui peut s’en dégager.

La déesse a mandé les plus prompts des coursiers. Cours comme un dératé pour ne pas la rater. Tu dois la cravater pour pouvoir l’arrêter.

Tous ils portent des gants, car si un seul doigt nu devait toucher la plante, il grandirait aussitôt jusqu’à cent fois sa taille. La cueillette a des airs de bataille. Pour l’apercevoir, il faut se cacher dans un lieu éclairé, sauf que les rayons d’Alcor sont capricieux. L’attente prend du temps. L’ombre aidant, le guetteur s’endort. Aucun d’eux n’a su prendre un seul brin de gigandre.

 

Atout maître

Un conseiller suggère le recours au maître chanteur des marais. Télépathe et grincheux, il vit solitaire en zone crépusculaire. Il sait attraper les gigandres. Il sait comment préparer l’infusion. Comment pratiquer le rituel du bain. Comment éviter les énormités. Un seul accroc : son prix. Le maître chanteur n’est pas donné. Notre Dame s’en fout, elle paiera ce qu’il faut. « Qu’on aille chercher ce drôle, dit-elle.

Noble Reine, cela ne se peut pas. Comme sa gigandre, le chanteur est insaisissable. Allez le trouver, Votre Grandeur, il est télépathe, il viendra vers vous. Votre visite ne peut que le flatter. Il voudra contenter Votre Sainteté.

En voilà un mariolle, se dit-elle. N’importe, j’irai. En cette saison torride, les courtisans se pressent dans le palais climatisé. Un peu d’air frais me fera du bien.

 

 

Réveil en fanfare

La nuit d’avant son départ, la jeune déesse eut peur du noir. Tous les enfants font des cauchemars. Elle a veillé fort tard pour ne pas voir le pays du soir noir. Il y a de grandes chances qu’elle ait encore mouillé ses draps.

– L’équipage royal est paré, Votre Grandeur !
– Arrêtez de m’appeler comme ça, nom de moi ! Je suis minuscule, vous m’entendez ! Mi – nus – cule !!
– Veuillez m’excuser, votre… euh ! votre minusculité ??
– Crétin !

 

Petite géante

Trois astrobennes sont sur le tertre de décollage. Elles partiront avant l’astronef de la Déesse, qui s’occupe encore à sa toilette avec ses trois chambrières.

Une bonne heure plus tard, Sa Grandeur est prête. C’est un cortège de porteurs qui l’accompagne à l’astronef, chargé de malles, de valises, de sacs divers et de cartons à chapeaux.
– Mettez le tout dans les astrobennes ! On n’a pas idée d’emporter tant de conneries !! Quand la gamine viendra, je lui dirai deux mots !!!
– Lesquels, s’il vous plaît ? dit la déesse.
– Ah bon… bonjour, Votre Grandeur !
Y a pas de grandeur qui tienne !! Finie la grandeur ! Je suis mi – nus – cule !!!!

On raconte que la Reine d’Alcor aurait inspiré le personnage de Cléopâtre. Ana, elle aussi, a un très joli nez.

 

 

Le clochard du couchant

Tandis que la jeune déesse s’apprête à grimper dans l’astronef royal, son premier chambellan arrive en courant.
– Ma reine ! Attendez-moi ! Il y a…
– Celui-là !! Il y a toujours quelque chose à faire avec lui ! Décollez, pilote. On verra ça à mon retour.

Et le chambellan, impuissant, assiste au décollage de l’astronef sans rien pouvoir y faire. Il se tourne alors vers un clochard qui l’a rejoint.
– C’est trop bête, lui dit-il. Elle va vous chercher au pays du couchant, alors que vous êtes ici pour la servir.
– Je ne suis au service de personne. Encore moins de cette pucelle effrontée.
– Pourtant vous devancez l’appel. Comment deviner votre venue céans ?

– A-t-on besoin de moi, je suis là. On n’est pas télépathe pour rien. La gamine ne sait rien.
– Elle est si jeune…
– Elle est si conne !

 

Gigandrage

Après des heures perdues pour pas grand chose, la déesse revient bredouille, trouve le télépathe sur le tarmac, et engueule son chambellan penaud. Le maître chanteur a déjà préparé le bain de gigandre dans le grand chaudron d’airain. La suite est confidentielle. Personne n’assiste au rituel du bain. Le maître garde ses secrets. Dans un couloir glacé, les courtisans massés pourraient bien se lasser. Par l’attente agacés, ils en ont plus qu’assez. Vont-ils tout fracasser ?

Soudain la porte explose.
Oups ?! dit une forte voix. Je ne peux pas passer…

Tout ce qu’ils voient derrière les bris de porte, c’est un pied nu qui occupe tout le chambranle. « La reine est au bout de ce pied mignon, n’en doutez pas. Sa taille, son volume et son poids ont été multipliés par trente », précise le chanteur des marais. Près de lui, un caissier emplit de lingots d’or un grande brouette. Le chanteur s’en empare à grand peine.

Sinon c’est toujours la même sale gamine, bougonne-t-il en s’éloignant.

 

 

Votre Grandissime Grandeur

Voilà le conte. Notre Dame peut aller chez les Immenses, elle fait moins chétive, sans doute l’écouteront-ils. Il suffit d’y croire, d’embarquer dans l’astronef et hop !
– Rien du tout ! Pas de hop, pas de zzzoum, pas de pfffffuitt ! Même pas d’astronef !! T’as vu la taille que j’ai ? Aucune aérobenne n’est assez grande pour ma nouvelle grandeur ! Et pas le temps d’en construire une !!
Nous pourrions demander aux Immenses d’envoyer un de leurs croiseurs, Votre Gran… Votre Nouvelle Grandeur !
– Et quoi encore ? Je me déplace sans leur aide ! De quoi j’aurais l’air, je vous le demande ?
– Pffrrrt ! Hum…
– Taisez-vous !! ET NE RIEZ PAS !!

Non, je pensais plutôt à nos alliés les Loups Volants. Ils doivent passer par ici la nuit prochaine alors je me disais que peut-être… ? Éventuellement… ? Si toutefois ça convient à Votre Nouvelle Grandeur ?                   

 

L’âge d’or est comme le bonheur : on ne le reconnaît que quand il est passé.
Lao Surlam