Le royaume sous mer

 

Un silence vaste comme la mort s’abat sur le Conseil des Parfaits. Au terme d’une longue fraction d’éternité, se lève Ar Gorn, fils d’Ar Dorn. Autour de son cou de taureau, Ar Gorn porte la corne d’auroch qui lui vaut son nom. Et sur la corne est gravée Ar Torn, la Main Ouverte qui valut le nom de son père. « O Enki, fils de Lugh ! lança-t-il face à l’assemblée des Parfaits. O mes frères Parfaits, fils du Soleil et de la Pierre ! »

 

Ces premiers mots clôturent Les Quatre Royaumes, mon précédent article consacré à Nazado. Ainsi s’achève le discours d’Ar Gorn, inachevé, disparu. Malgré mes recherches universitaires, je n’ai pu retrouver la fin du manuscrit. Pas grave ! Mieux que les livres, mieux que toutes les ruines et les archives, la réalité va m’en dire plus long. Je suis voyageur temporel. Ce qui me permet d’aller voir sur place.

C’est la nuit, compagne fidèle, qui m’a donné les clés du Royaume. Ombre aux pieds des géants resplendissants, j’ai assisté à la fondation de Nazado. Aucune étape ne m’a échappé. D’abord, j’ai entendu le discours d’Ar Gorn dans sa totalité. Voici ce qu’il m’en reste.

 

Les Fils du Soleil

« Ô Enki, notre guide, notre force et notre sagesse ! Affermis ma voix, renforce notre détermination et donne-nous la force qui est tienne !

Ô mes frères, ô Parfaits, vous êtes les enfants de Lugh le bon géant venu du ciel. Vous êtes les cousins d’Enki à la face de lumière. Vous êtes les Fils du Soleil, le grand et très-illustre Soleil Invaincu de nos pères, les très-lumineux géants du Ciel. Vous brillez tous du même éclat. L’astre éblouissant rappelle à chacun que vous êtes Parfaits dans la chair, Parfaits dans l’âme et Parfaits dans l’esprit. En vous s’incarnent leur puissance et leur grandeur.

Ô mes frères, nous sommes les géants de la Terre comme ils sont les géants du Ciel. Il nous incombe à présent de remplir une de leur tâche, puisqu’ils ne sont plus ici pour le faire. Les imparfaits qui creusent nos mines et bâtissent nos palais n’ont d’autres protecteurs que vous — soyons nos propres protecteurs et les protecteurs des mineurs.

 

 

Les Grandes Eaux

La planète Terre est notre jardin. Nous en sommes les jardiniers, les imparfaits en sont les terrassiers. Ensemble, ouvrons les canaux anciens trop longtemps délaissés : affaissés, ils sont effacés sous le poids du passé. Ouvrons les souterrains qui ont sauvé nos aïeux du temps de la Grande Glace Longue. Rendons nos abris profonds pour échapper demain aux dangers qui menacent. Le pire d’entre tous, vous le savez, le plus imminent, le plus sauvage, c’est celui qu’annoncent nos plus anciennes prophéties, la montée des eaux. D’un coup elles jailliront, brisant dans leur furie le monde que nous voyons.

Il nous faut bâtir une cité forte, une cité imprenable, une cité invisible. Faisons-la sous une bulle inviolable. Rendons-la capable de résister aux pires tempêtes, ouragans, éboulements, écrasements et autres châtiments de la mer et du vent. Quand les Grandes Eaux viendront, nos familles seront à l’abri, tous nos gens, toutes nos bêtes, et pas seulement. Nos maisons seront préservées, nos champs, nos verges, nos prairies et nos collines. Cette bulle protégera toute la Terre de Nazado.

Pour la construire, nous utiliserons les machines et le savoir-faire de nos maîtres ascensionnés qui, j’en suis sûr, nous prêterons secours dans cette grande entreprise. D’après les calculs divins, nous disposons d’une année entière pour y parvenir. Ce qui paraît largement suffisant. Avec le laser, nous fondrons le verre et le métal, nous taillerons la pierre, nous trancherons le bois dur venu du grand sud. Avec les robots monteurs, nous élèverons les bâtiments sur la terre ferme avant de les immerger à l’aide d’hydrogires et de grues volantes.

Les imparfaits en grand nombre y trouveront refuge, car sans eux cette terre sous le mer n’existerait pas. Pour tous ses habitants, Nazado sera le meilleur et le plus merveilleux des refuges. Reki Nea, sa capitale, sera non seulement sa plus sûre forteresse, mais aussi la plus belle cité du monde.

Au travail, Frères. Déjà les eaux furieuses grignotent nos rivages. Ce n’est rien encore. Quand viendra la Vague, il n’y aura plus de rivage. Il y aura seulement la mer. Agissons ce soir-même, partageons-nous les rôles, et que chaque clan de Parfaits accomplisse son devoir à la perfection, car il n’est pas d’autre façon de faire.

 

 

Quand Ar Gorn eut parlé, il leva la main droite. Alors tous les regards se sont tournés vers Enki. Il se pencha vers la planche de bord où des chiffres dansaient dans la lumière verte qui faisait briller ses yeux comme deux émeraudes de la plus belle eau. Enki retenait le temps. L’assemblée retenait son souffle. Alors Enki a levé la main droite. Soulagés, unanimes, les Parfaits ont levé la main à leur tour. Ar Gorn a gagné : son plan est accepté.

 

La Splendide

Pendant les sept années qui ont suivi, le chantier fut rondement mené. Au seuil de la huitième année, le royaume sous-marin étincelait comme une huître aux cent perles. Dans leur écrin de cristal, tant de palais illuminés étaient les diamants sur la robe d’une reine. Car c’est une reine qui régnait sur la Splendide, telle qu’on surnommait déjà l’île sous-marine. Splendide oasis des Parfaits.

Un jour sans doute, je vous conterai quelques exploits des héros qui peuplaient cette bulle de cristal. Vous pouvez dès cette nuit les retrouver dans vos rêves. Chacun porte en soi la mémoire du monde, les annales akashiques. Elles sont avant tout un lieu de conscience. Une position particulière du point d’assemblage.

Ce royaume sous la mer repose intact dans les abysses de l’inconscient collectif. Je le tire de là pour raviver tes souvenirs. Tu as vécu dans cette fabuleuse bulle sous-marine. Tu as subi l’assaut des Grandes Eaux. Tu as reçu la promesse du dieu Enki, devin des cataclysmes : Plus jamais d’eau, du feu la prochaine fois!

Tous ces événements prodigieux font partie de nous, de notre mémoire inconsciente. Nombre d’artistes en ont gardé le souvenir confus, transformé, magnifié parfois. C’est le sous-marin jaune des Beatles, c’est Vingt mille lieues sous les mers, Le secret de la Licorne, La voiture immergée, Spirou et les Hommes Bulles, ou encore les plongeurs du commandant Cousteau — tant de fenêtres ouvertes sur le Rêve Collectif.

Mille exploits sportifs, cent mille mémoires des arts mineurs susurrent à notre oreille incrédule ce refrain-ci. Nous avons nagé en eaux troubles. Nous étions avec Hercule quand il a terrassé l’Hydre de Lerne. Nous nous sommes battus à mains nues contre le serpent de mer. Nous avons tant de fois franchi les eaux du Léthé, Nous fûmes si souvent réincarnés vivants. La traversée les grandes eaux du Tao s’avère avantageuse. Nous l’avons faits, ancêtres de nous-mêmes, et si le niveau des eaux s’élève à nouveau, nous le referons ensemble.

 

 

Transparence

D’autres auteurs ont cité Nazado. Quelques rares légendes évoquent le royaume englouti. Ces contes naïfs, la morale chrétienne les a bien chahutés, bien travestis, bien dénaturés. Pour ce qui est de saloper le passé, le présent et le futur, les moralisateurs ont toujours la palme. Ces légendes en témoignent. Ce qu’il en reste est difficilement utilisable. Qui veut s’y retrouver doit faire preuve d’instinct, de pratique et se servir d’un talent précieux : voyager sur la ligne de temps, pour aller voir sur place ce qu’on ne comprend plus ici et maintenant. J’adore ce genre d’exercice et j’en fais profiter mes lecteurs.

Le guerrier qui voyage sur toute sa ligne de temps est un passe-muraille qui nous montre le chemin à suivre.

Lao Surlam

 

On peut lire par exemple que Nazado a été châtié par Dieu à cause de la beauté des femmes. Elles avaient la peau si fine qu’elle était transparente. Cette particularité les rendaient irrésistibles et tous les hommes de Nazado vivaient dans le stupre et la débauche.

La transparence de la peau des femmes les rendaient désirables !!!! Ben voyons ! Voir les vaisseaux sanguins, les nerfs, les tendons, les os et les organes internes, oui, l’estomac, oui, la vessie et le colon, vraiment, quel érotisme ! Il y avait bien de la transparence dans le récit originel, mais aucune trace de débauche ni de pudibonderie. L’incompris est venu des siècles plus tard : la transparence était celle de la bulle de cristal protégeant l’île sous-marine. Cette transparence rendait la ville désirable. Irréelle au fond de l’onde, Nazado suscitait les convoitises comme une gemme splendide qui brille dans son écrin.

Avec un peu de pratique et l’habitude de me lire, vous décrypterez les autres naïvetés avec une facilité croissante.

 

Un illustre modèle

Ar Gorn a servi de modèle à Tolkien pour Aragorn. J’ai commencé ce récit par une légende bretonne, quoi d’étonnant qu’on y rencontre le Seigneur des Anneaux ? (voir précédent article). Les villes capitales des quatre royaumes celtiques rivalisaient d’élégance et de modernité. Le mot « celtique » ne doit pas égarer le lecteur. Il n’a qu’une valeur géographique. Je vous parle d’un temps très reculé, longtemps avant Rome, avant la Grèce, avant la Chine, avant le passé connu. Très longtemps avant.

Ces capitales sont Edimbourg, Amsterdam, Ys, et Nazado. La ville d’Ys fut engloutie par la montée des eaux marines, et remplacée par une autre ville qu’on dit semblable à Ys la merveille : pareille à Ys, PAR-YS. Quant à la dernière, Nazado, elle eut plus de chance. Les grandes Eaux de la Manche l’ont épargnée, car des devins avaient prévu la catastrophes. Elle a disparu par la suite, et ses ruines gisent toujours entre le cap d’Erquy et le plateau des Minquiers, vers Jersey. 

Le Royaume de Nazado a pas survécu au tsunami gigantesque. Son architecture, d’une beauté sculpturale et magique, témoigne d’un passé si lointain qu’il ressemble au futur. De nombreux rescapés ont cherché une nouvelle terre pour continuer leur aventure à l’air libre. Enki, leur chef et leur guide, les a conduit au delà de la Méditerranée, en Mésopotamie, où ils ont fondé le royaume de Sumer.

Sumer apparaît très en avance sur son temps. Son architecture harmonieuse et massive, la finesse de ses sculptures, ses textes en écriture cunéiforme, tout y évoque un raffinement qui détonne à l’époque. Ses princes utilisent des engins volants, les peuples environnants sont des chasseurs-cueilleurs. Tout vient de son origine. Elle est la fille d’une civilisation plus antique et plus affûtée, celle de l’Atlantide, d’Ys, des cités des Andes et des temples himalayens, la civilisation des Quatre Royaumes. Sumer est la fille unique de Nazado, le royaume sous mer.

Pourquoi s’étonner ? La langue des Oisons nous donne la réponse. Sumer = sous mer. Comme ça se prononce.

 

 

Quand tu auras désappris d’espérer, je t’apprendrai à vouloir.
Sénèque