Pirates de l’hyper temps

 

Un jour, il fallait s’y attendre, notre planète est devenue trop petite pour s’amuser. On pouvait encore y vivre son petit bonhomme de vie, cultiver son lopin, sourire à ses voisins, mais pour ceux que tentait l’aventure, il ne restait plus rien à explorer. Face à la mode du tourisme stellaire, face à l’accroissement de la population, des nuées de volontaires se ruaient sur l’exil spatial. De toute urgence, il fallait de nouvelles terres.

 

Les sept clans

Le gouvernement mondial a formé des clans d’aventuriers préparés à la conquête de l’espace. Ces clans étaient au nombre de sept — chiffre sacré dans toutes les traditions antiques. Leurs membres furent nommés semeurs de planètes ou passagers du temps, car leurs voyages interstellaires duraient plusieurs décennies qu’ils passaient en sommeil cryogénique. « Le sommeil cryogénique, aussi appelé stase cryogénique, cryostase (cryostasis) ou hyper sommeil, est une exploitation de la technologie de conservation cryogénique (ou « cryonie ») utilisée par l’UNSC durant les voyages en sous-espace. Toute personne plongée en sommeil est considérée comme hors du temps. » (source)

Scientifiques, techniciens, chercheurs, ingénieurs, les semeurs avaient toutes les spécialisations requises, doublées d’un training spatial approprié. Leur mission : trouver des planètes habitables, ou presque. Les adapter. Les aménager. Apprivoiser les espèces autochtones, ou bien les détruire si elles sont invasives. Y implanter les espèces domestiques terrestres, au besoin les améliorer génétiquement pour les adapter au nouvel environnement.

À chacun des sept clans furent assigné une liste de systèmes stellaires. Une fois les planètes aménagées, le clan gagnait une autre étoile. Chaque clan comprenait un million de semeurs, voire davantage — sans compter les animaux sauvages et le bétail innombrable. Le clan, ses passagers et ses équipements séjournait dans un gigantesque vaisseau subluminique, que la science fiction appelle vaisseau mère. Y était recréé l’environnement terrestre en version paradisiaque, tant qu’à faire. Nostalgiques de la Terre, les claniques avaient grand besoin de se distraire.

Vue la durée et la difficulté des missions, ils méritaient le meilleur confort et la qualité de vie la plus euphorisante. Malgré la grande longévité dont jouissait l’humanité à cette époque, de nombreux aventuriers stellaires ne revoyaient jamais leur planète natale. Leur vaisseau était leur patrie.

 

 

Le clan des Titans

Quand la stase cryogénique a été généralisée, l’équipage et les passagers ont voyagé en dormant hors du temps. À l’aube de la conquête spatiale, on avait construit des hébergements sur les planètes aménagées, pour y accueillir les semeurs. Avec la découverte des raccourcis de l’hyperespace et la propulsion immobile, une nouvelle étape a été franchie. Les vaisseaux mères sont devenus la norme. Il y avait déjà longtemps que les clans n’habitaient plus au sol. Les planètes en cours d’aménagement n’étaient pas assez confortables pour eux.

Inutile de leur compliquer la vie. Où qu’ils aillent, les clans de semeurs ont leur monde avec eux. Sur leur vaisseau mère, il y a tout ce qu’il faut. On y trouve ce qu’on veut — et même plus. Pour y loger ce monde et ses plaisirs, y caser le nécessaire et le superflu, il fallait voir grand. Très grand. L’hyperespace a ouvert l’ère du gigantisme. De nos jours, les vaisseaux mères sont tellement énormes qu’on les surnomme planètes vagabondes.

Le nôtre s’appelle Titan, du nom d’un dieu géant d’autrefois. Car il est gigantesque. Sphérique et transparent à volonté, ce fascinant vaisseau mesure 13’000 km de diamètre. Oui, c’est énorme. Mon clan est le plus important des sept, il ne compte pas moins de 3 millions d’habitants. L’équipage, les semeurs, les semeuses et leurs familles. Notre patrie est un pays. Une planète. Un monde. J’y suis né il y a …? (donnée inconnue) et j’y mourrai très probablement.

Notre animal fétiche est le Loup. C’est ainsi qu’on devrait nous appeler, les Loups. Le Clan du Loup. En fait pas du tout : on nous appelle les Titans, comme notre vaisseau. Que tous ceux qui l’ont vu disent hallucinant. Et pour être juste, notre véritable identité, c’est lui, notre vaisseau. C’est Titan. Et nous, les Semeurs du Loup, nous nous voyons tout autrement. Perdus à des années-lumières de nos frères de race, isolés dans des confins inexplorés à la merci des catastrophes stellaires et des révoltes indigènes, oubliés de nos amis et connaissances qui sont restés enchaînés au temps immobile, il nous fallait un nouvel environnement psycho-affectif satisfaisant et sécurisant. Notre métier nous l’a donné.

 

 

L’hyper-temps

Notre métier ? Disons plutôt paradigme vital. Notre jardin. Notre élément temps. Et les menteurs. Nous intervenons sur les planètes sauvages dans des laps de temps inimaginables. Nous pouvons quitter une planète pour y revenir un milliard d’années plus tard. Nous n’avons pas vieilli dans l’intervalle, c’est grâce à l’hyper espace. On n’a pas besoin de patienter des millions d’années pour que l’évolution fasse son œuvre. On revient plus tard, tout simplement. L’hyper espace ouvre sur l’hyper temps, qui est hors du temps. Nous, les pirates du hors-temps, heurtant l’instant, sentant sans temps, tout le temps chez nous.

Parce que l’hyperespace est un non-temps. On ne vieillit pas dans les raccourcis : ils sont hors du temps. C’est important. L’hyper temps y perd tant. Et nous aussi, arrachés à nos vies d’avant.

Par les raccourcis de l’hyperespace, nos missions sont des voyages sans retour. Difficile de garder le contact avec ceux qui vivent à des milliards d’années. Pour nous, le temps est un espace ouvert. Pour tous les autres, il reste à sens unique.

Du coup, ce ne sont pas des planètes que l’on sème, mais des proches. Neveux et nièces, cousins cousines, copains d’école, copines de cheval, ils nous gardaient le cœur au chaud, on les a laissé loin derrière, disparus au coin d’une rue perdue, au plus noir des couloirs du temps.

Imagine le manque. La frustration. La nostalgie. Le dépit. La colère même ! De ces émotions négatives, on a fait un paquet poste restante. Les raccourcis nous raccourcissent aussi. Nos vies sont raccourcies d’autant, mais nous vivons sur une grande échelle.

 

Une faim de loup

Légendaire appétit des Titans ! À lui seul, notre clan a dévoré mille planètes, défloré cent systèmes stellaires, détourné je ne sais combien de comètes — on dit que leur nom pourrait venir de l’espagnol comer, manger. Les météores et les planètes, les supernovas, les comètes, et que je te troque, et que je te croque !

Nous ne les mangeons pas d’un coup, nous les absorbons au fil des éons, tantôt leur or, tantôt leur uranium, divers minerais, des marbres, du grès, du mercure, des vivres, des animaux, tout ce qu’il faut, et même leurs filles, des populations entières d’esclaves sexuels et de travailleurs forcés.

On a bien essayé d’y aller tout doux au début, mais ça ne donne rien, les sauvages ne comprennent que les coups. Alors on cogne, pour qu’ils se mettent bien le programme dans la tête. Bosser, trimer, ramer, creuser, bâtir, pâtir, rôtir, craindre, pondre, fendre, apprendre, défendre, reprendre, sans jamais chercher à comprendre.

Dans notre banque génétique, il y a des milliards de clones possibles. Pourtant on a tous le même génotype, celui du Loup. Le Loup est un généticien de génie qui a conçu les meilleurs prototypes humains et divins tout au long de son interminable vie.

Wolfgang Le Loup a prolongé son existence au-delà de l’imaginable. Impossible de lui donner un âge, même pour des pirates de l’hyper temps. En tout cas, à travers nous qui sommes des millions de petits WLL, il vivra des millions d’années. Du temps, il en aura encore et encore. Pour lui ça ne sera jamais fini. Wolfgang Clan-du-Loup est nommé le Père du Temps. Nous sommes tous ses enfants.

 

 

La terraformation ? C’est ce que nous faisons. Nous aménageons des planètes sauvages. Chacun de nous doit suivre le précieux manuel où tout est dit.

Titan

Manuel des Procédures

À l’attention du Commodore du Titan, des Officiers d’Opérations, des Commandants de Bord, des chefs de clans, des sous-officiers et divers cadres.Voici les principes qui doivent guider toute entreprise de terraformation d’une planète neuve. L’esprit qui y réside préside à vos décisions. Tous les cas envisageables n’y sont pas renseignés pour éviter la lassitude et vous entraîner à choisir par vous-mêmes selon cette ligne de pensée.

 

Le vaisseau mère Titan comprend deux niveaux. Le niveau supérieur dit surface, avec ses quatre continents divisant la circonférence du vaisseau en quatre quartiers. C’est votre habitat, votre lieu de vie, de travail et de loisirs. Le niveau inférieur dit soute, avec ses quatre répliques de Titan à l’échelle 1/20, que nous appellerons les vaisseaux-îles.

Quand la configuration d’une planète le permet, les quatre commandants immergeront leur vaisseau-île dans un océan. Si une seule île peut être immergée, on s’en contentera. Ces îles flottantes dispenseront les mêmes services et le même confort que le vaisseau mère, afin que de nombreux semeurs aient envie d’y vivre en contact étroit avec les populations locales, comme si leur présence était naturelle, sinon banale. Ne jamais terrifier les locaux, ni faire un usage immodéré des armes de destruction massive, qu’on réservera pour les cas extrêmes : insurrection généralisée, pandémie virale, etc.

Quelle que soit la durée de la mission d’aménagement, le but ultime est de laisser la planète viable à la garde d’une espèce intelligente qui devra prendre le relais des aménageurs. Votre rôle est d’initier les élites. Après vous, elles prendront les rênes. 

Chaque île artificielle est une réplique de Titan : circulaire, son diamètre est de 3300km. Le dôme transparent qui la surmonte est amovible. Quand est posée sur les flots, le dôme s’efface pour ne se reformer que lors du décollage. Comme son modèle Titan, l’île flottante est constituée de quatre terres formant quadrants et séparées par des canaux. Une autre disposition peut être adoptée : une terre centrale circulaire, entourée de quatre canaux délimitant trois îles en anneaux concentriques.

Les canaux sont emplis d’eau douce ou salée, peuplée de toutes espèces aquatiques apte à recréer un environnement terrestre. Ce processus est à l’image de toute la mission. Transformer une planète sauvage pour en faire une quasi Terre.

S’agissant de l’indispensable création d’espèces, on limitera le nombre des espèces intelligentes. On évitera autant que possible de créer des dieux, des êtres surdoués de grande longévité. Dans évidente perspective de maintien de l’autorité des semeurs sur leurs créatures, on bridera leur durée de vie.

(fin du manuscrit)

 

 

Note de l’auteur

Ici s’achève cet extrait du Journal d’Atlas, commandant de l’île Atlantide. Si d’autres extraits me parviennent, je m’engage à les reproduire ici même.

Une quasi terre s’écrit littéralement Ter Re ou Ter Ra, c’est à dire Terre Neuve; Ra ou Re exprimant l’idée de renouveau : reprise, recommencement, plique, pétition, raccommoder, ravauder, ragréer, rafistoler, ranimer…

Dans les noms divins des planètes, j’ai donné une autre étymologie de Terra : Ra ou Re désignant le soleil. Les contradictions ne m’ont jamais dérangé. En l’occurrence, je ne sais si c’en est une. L’une et l’autre hypothèses peuvent être vraies.

Le son RA ou RE peut désigner à la fois le renouveau et le soleil. En ce cas, il ne s’agirait pas du soleil que nous connaissons, mais d’un nouveau soleil qui aurait fait irruption tout près de la terre. Un soleil grand comme un vaisseau mère hyper lumineux. Et très beau à voir. Hyper beau Ré.

 

 

Il existe un autre monde au dedans de celui-ci. La frontière est intérieure et la peur s’arrête ici.
Lao Surlam