La quête d’intensité

La recherche d’intensité est la quête la plus répandue dans toutes les sociétés humaines, chez la plupart des individus. Vite, vite, qu’il se passe quelque chose, bon ou mauvais, qu’importe ? Tant que ça rompt la monotonie, c’est bon à prendre. 

 

Pesante Routine

Toujours et à tout prix, obtenir davantage d’intensité émotionnelle, sensorielle, sentimentale. L’adrénaline du sportif, la défonce du junkie, l’excitation du négociant, l’euphorie du trader, la jubilation du comédien, et pour les petites gens le match de foot à la téléils n’y seront pas l’année prochaine à 25 € la ligue 1 !! et la cuite du samedi soir. Qui reste l’universelle et désespérante intensité pour tous ceux qui triment sans passion sur un ouvrage morcelé, abstrait, auquel la plupart du temps ils ne comprennent rien. On nous annonce un autre monde… se non è vero, è ben trovato !si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé

La déshumanisation accélérée rend toutes les tâches semblables. L’ordinateur est dieu, sous ses multiples formes il règne sur la terre des hommes. On voit venir l’ère des droïdes, quand la machine intelligente décidera d’éliminer les êtres biologiques et leur intelligence limitée, leurs corps fragile, leur entretien coûteux.

 

L’intensité sensorielle

C’est la recherche d’intensité à travers les sensations. On utilise l’un ou l’autre sens pour se donner du plaisir ou de la douleur, n’importe quelle sensation forte. Cette intensité peut s’obtenir de mille façons dans tous les horizons et sous toutes les formes, de la plus anodine à la perversion, au délit et au crime : drogues diverses, jogging, musculation, sports divers et extrêmes, matchs ou événements sportifs, opéras, concerts, danse, dancings hyper-sonores, écouteurs volume max, massages, jacuzzi, sauna, hammam, piercings, tatouages, performances sexuelles, échangisme, partouze, viol, sado-masochisme, exhibitionnisme, bondage, cuisine exotique ou expérimentale, goût du risque, frissons, films d’horreur, spectacles à suspens… La peur est le premier ennemi du guerrier, c’est aussi un puissant excitant… quand on ne risque rien !

Une telle liste pourrait courir encore longtemps. L’intensité comprend tout ce qui touche à l’exaltation des sens, les cinq sens que nous connaissons, et les autres, nombreux, dont peu d’entre nous se servent.

 

L’intensité émotionnelle

C’est l’intensité des émotions négatives ou positives. On cherche à créer ou à s’inclure dans une situation de stimulation émotionnelle intense, et on s’efforce, par tous les moyens parfois, de renforcer encore cette intensité. Les domaines d’application sont innombrables, et certains sont partagés par la recherche sensorielle.

Citons les querelles domestiques, crise du couple, crise d’adolescence, psychodrames sociaux, harcèlement au travail, harassement par surcharge laborieuse, films d’horreur, spectacles à suspens…La peur est le premier ennemi du guerrier, c’est aussi un puissant excitant… Et notons que plusieurs items de cette liste vont se retrouver dans la catégorie suivante. À vrai dire, les trois domaines se recoupent souvent. Parfois même, ils sont stimulés ensemble.

 

L’intensité sentimentale

C’est l’intensité dans les sentiments. Les domaines d’application sont moins nombreux que pour le sensoriel et l’émotionnel : dispute amoureuse, crise du couple, séparation, décès d’un être cher… Moins de domaines, mais davantage d’intensité, car les sentiments déclenchent émotions et sensations fortes.

Les couples aiment jouer à se faire peur. De prétendues crises secouent le quotidien, dégénèrent en disputes, et finissent sur l’oreiller. L’intensité négative sert d’appel à l’intensité sexuelle, positive, qui scelle la réconciliation. Au bout de quelques années, cette pratique devient une habitude, un jeu complice, sexy et drôle.

Sensations, émotions, sentiments… Telle est la question de cours que j’ai tiré pour l’oral de philo en 68. Juste après le fameux mois de mai, l’ambiance était étrange, et les révisions inexistantes. J’ai quand même décroché la timbale avec un 20 sur 20. Mon examinateur m’a avoué qu’il n’avait jamais entendu un tel exposé. Aussi me sens-je autorisé à parler de ces trois notions que l’on confond trop souvent…

 

Les ressorts de la quête

Chacun de nous, homme ou femme, est à chaque instant en recherche d’intensité. Le bébé, le vieillard, l’enfant, l’adulte, l’adolescent plus encore, nous sommes tous des candidats motivés.

L’adrénaline, les œstrogènes, la testostérone et les hormones sexuelles, voici quelques-uns des stimulants corporels qui sont les indispensables outils de la quête.

Dans cette attente constante, c’est l’intensité qui importe. Plus elle est forte, plus grand est le plaisir. Négative ou positive, aucune importance. On peut rechercher la souffrance, la douleur, s’adonner au masochisme ou au sadisme, la précieuse intensité sera toujours au rendez-vous.

Je soupçonne que certaines tentatives de suicide pourraient être causées par la seule recherche d’intensité. Dans un registre existentiel : que ma vie me semble vide vivement la mort !

À ne pas confondre avec la perversion. Certaines pratiques d’auto-érotisme peuvent déraper jusqu’à causer la mort du jouisseur. Il y aurait beaucoup à dire sur les rapports ambigus du plaisir et de la douleur. Poussée à l’extrême, la jouissance confine à la douleur. Pour certains, la douleur physique est une jouissance. Ces deux faits montrent que notre personne est distincte du corps. Notre personne est conscience. Notre corps, inconscience.

 

L’intensité orientale

L’intensité est la composante essentielle du bonheur. C’est du moins ce que croient une majorité d’occidentaux.  Oubliant du même coup que c’est aussi la composante essentielle du malheur. Quand ta maison brûle avec intensité. Quand tu souffres avec intensité. Bonheur, malheur, là n’est pas la question. Laissez-moi vous donner un éclairage plus oriental.

L’Orient désigne le monde spirituel où se lève le pur soleil intelligible, et les Orientaux sont ceux dont la demeure intérieure reçoit les feux de cette éternelle aurore. (Henri Corbin)

L’oriental distinguera l’intensité triviale et l’intensité sacrée. Cette dernière est un chemin d’éveil, le plus souvent par la pratique d’une discipline physique, yoga ou art martial.

Le guerrier qui suit cette voie n’a que faire du caniveau. Son chemin passe par les cimes. Elles sont moins fréquentées que les égouts. Rat race  Isn’t it a disgrace  To see the human race  In such a rat race, chante Bob Marley. Savoureuse punch line, intraduisible, car en Anglais race signifie race et aussi course. La course du rat… Une race de rats…

Quelle sera l’attitude du guerrier impeccable face à l’intensité ? Une chose est sûre, on ne le verra pas courir après elle comme un pauvre drogué. Il n’a pas besoin de sa dose, il l’a déjà. Le chemin est sa victoire, l’action quotidienne sa méditation.

Un guerrier traite le monde comme un mystère infini, et ce que les gens font comme une folie sans bornes. (Carlos Castaneda)

 

Humble mage

Tel est le nom que les Sudéens donnaient au sorcier blanc, visionnaire, voyant et guérisseur. Les Africains actuels l’appellent marabout, mais pour leurs ancêtres, ces sorciers-là étaient des mages.

Tout guerrier, éveillé ou pas, qui suit son chemin intérieur en restant dans sa lumière peut guérir les malades et les fous. Exorciser les possédés. Chasser les démons. Pactiser avec l’Intention. On dit alors qu’il est mage. Quand il accède à la maîtrise dans cet art, il devient roi mage, comme Melchior, Balthazar et Gaspard.

Le mage pratique l’humilité. Dès qu’il est libéré des griffes de l’ego l’état normal du guerrier est l’humilité. Cette humilité ordinaire est sincère. Elle rend impossible toute recherche d’intensité triviale, drogues ou autres agents excitants. Il peut s’adonner à l’excès pour accomplir une action particulière, une quête de vision par exemple. Il peut y prendre goût et répéter cette opération.

Mais il n’a pas intérêt à s’y complaire. On ne s’adonne pas aux addictions quand on pratique la magie opérante.

 

L’intensité sacrée

La vie d’un guerrier est remplie à ras bord. Il ignore les temps morts. Il ne se prend pas le chou ; il agit, c’est tout. Ce n’est pas lui qui décide. Il le sait. Il l’admet. Ça lui plaît.

Son rôle est d’obéir. Son humilité est sincère, parce que c’est son intérêt. Plus il progresse sur la Voie, plus la Règle devient stricte. Chaque sortie de but est durement sanctionnée. Le Vivant s’en charge. Alors le guerrier se tient peinard sur le tapis roulant. Il n’a plus d’ego pour le détourner de son chemin qui se confond avec la Voie.

Je marche sur le chemin qui n’est plus le chemin mais la marche. (Issa Joe Ouakam)

 

 

Sur le chemin du tarot initiatique, la tempérance précède l’éveil. L’arcane XIIII Tempérance précède XV Le Diable qui précède XVI La Maison Dieu, arcane de l’éveil, fusion avec la transcendance et union sacrée avec son double.

Les addictions ordinaires, séries et jeux TV, télé réalité, sortie du samedi soir, la cuite obligatoire, bagarre et foire d’empoigne, les châteaux en Espagne, les pays de Cocagne et les pépettes en pagne – nos défonces ordinaires sont extraordinairement factices. Elles procèdent de la recherche d’intensité triviale, par des comportements souvent négatifs et toujours égoïstes.

Elles ne sont pas accessibles au guerrier, de même que ceux qui s’y adonnent ne peuvent pas accéder au statut de guerrier. Le guerrier impeccable est en jihad permanent contre lui-même. Il traque sans fin ses faiblesses et repousse ses limites. Il ne se laisse pas aller comme un fils de pute, selon la forte expression de Juan Matus.

En place du désespoir, il a du tonus. Dans son miroir, il ne voit pas sa mort mais la vie qui viendra.

Si la situation l’exige, il fait montre de courage et d’abnégation. Son humilité trouve ça normal. Il n’en tire aucune fierté et n’en fait pas étalage.

Il est réservé face à l’immensité astrale, il banalise les événements non ordinaires dont il est témoin. Il n’a pas la vocation à guider quelqu’un d’autre que lui-même, il n’est investi d’aucune mission, il n’a personne à sauver, même pas lui. Il luit dans la nuit, ça lui suffit.

 

Cœur ouvert

La seule intensité qui vaille, la seule folie qui lui aille suppose l’ouverture du cœur. Vivre à cœur ouvert, c’est palpiter sans fin dans la source d’amour. Le guerrier de lumière est en permanence dans cette intensité-là. Sans être mort, il est feu. Sans être vivant, il est vif. Il agit comme il médite. Il contemple comme il fait. Il est debout comme il est nu. Il est invisible, on ne voit que lui. L’intensité du guerrier vient de l’autre monde, jumeau de ce monde-ci.

La bonne place pour le cœur, ce n’est pas sur la main, mais dans la poitrine. (Lao Surlam)

Le guerrier éveillé a fusionné avec son double, qui vit dans l’autre monde. Il a maintenant un pied dans les deux mondes. D’où le sentiment d’être en même temps l’acteur – celui qui agit et celui qui joue – et le spectateur – celui qui regarde et celui qui applaudit.

Ce phénomène s’appelle la bilocation : se trouver à deux endroits à la fois, ou à deux époques. Quant à moi, je suis amené à vivre une multilocation, aux prises avec mes multiples locataires.

Tu as compris. L’excitation n’est pas le chemin du guerrier. Au contraire, il cultive le banal. Il traverse des parages  terrifiants au cours de ses astraversées. Il s’efforce donc de banaliser ses rencontres astrales avant qu’elles deviennent insupportables. Faire baisser la pression. Le sorcier, lui, est adepte de la sérénité. C’est son lieu de conscience préféré, une sorte de port d’attache. Il s’y tient le plus souvent. Dans le calme, le détachement, la paix céleste.

La vie spirituelle vise l’éveil de notre nature essentielle. Elle nous donne des qualités d’être qui manquent cruellement à l’homme actuel : le silence, la simplicité, la sérénité, la confiance. (Karlfield Graf Durkheim)

 

Sais-tu qu’à l’opposé de l’excitation stérile, la sérénité génère une toute autre intensité ? La source de toutes les intensités jaillit en silence dans le calme olympien des profondeurs du cœur. Quand la tête est vide et le ventre fort.

 

Sois bénie, ma bien-aimée.

Le fait que les hommes tirent peu de profit des leçons de l’Histoire est la leçon la plus importante que l’Histoire nous enseigne.
Aldous Huxley