L’amour courtois

 

Au Moyen Âge en Occitanie,le sud de la France le fin’amor désigne une certaine façon d’aimer. Il y faut moult courtoisie, infini respect et honnêteté parfaite entre les partenaires. Ainsi pourront-ils atteindre joï : joie et bonheur, parfaite félicité. Autour des troubadours et de leur dame de cœur s’épanouit un nouvel art de vivre qui donne à l’amour la place centrale.

 

L’origine

Fin’amor est le nom qu’on lui donne à l’époque, du 12e au 15e siècle. De nos jours, on l’appelle l’amour courtois.  Il s’agit d’un art d’aimer complexe, dont les caractéristiques varient selon les auteurs. Chez les troubadours, la Dame est inaccessible, souvent mariée au seigneur : le fin’amor est donc secret. Et la plupart du temps, totalement platonique.

Il est surtout connu par les chansons des troubadours du pays d’Oc — le Midi de la France où l’on parle la langue d’Oc, tandis qu’au nord on parle la langue d’Oïl. La littérature et la poésie médiévales lui doivent beaucoup. Ainsi l’amour courtois lance la mode du roman, qui se doit d’être d’amour. Période bénie que cette fin du Moyen Âge, où l’adoucissement des mœurs préfigure la Renaissance. Poésies, chansons, romans et romances, il fait bon vivre dans les cours d’amour. Voilà qui corrige l’image quasi barbare d’un Moyen Âge rétrograde, en net recul par rapport aux mœurs romaines. Parti-pris erroné.

Notons que le mot roman naît au Moyen Âge de l’opposition entre écrits de langue romane et de langue latine. Les plus connus sont sans doute Tristan et Iseult et le Roman de Renart. Renard s’écrit aujourd’hui avec un d final, mais à l’époque, l’animal s’appelait un goupil. Renart était le nom de ce goupil, nom si célèbre qu’il a désigné l’animal. Et changé d’orthographe.

Ce sont les chansons des trouvères qui résument le mieux cette frénésie galante. Les plus anciennes viennent d’Aquitaine, composées par Guillaume IX, le grand-père d’Aliénor. Les traces écrites des chansons d’amour viennent des troubadours et trouvères, les trobairitz. Chrétien de Troyes, proche d’Aliénor, en est le chef d’orchestre. Arnaut-Guilhem de Marsan en serait le premier violon. Marsan était très lié à Aliénor d’Aquitaine — qui fut sa mécène comme comme celle de Chrétien de Troyes. Il écrivit un ouvrage en langue d’oc, fort célèbre à l’époque : Ensenhamen de l’escuder, ou Comportement de l’écuyer. Ce tuto explique comment se comporter avec courtoisie, galanterie, dignité et respect des lois d’amour fin.

 

 

Un nouveau matriarcat

Si je me propose d’étudier avec vous cet amour-là,voir plus loin mon objectif n’est certes pas l’érudition — la passion du passé m’anime, et non la froide érudition. L’âge courtois est un épisode capital et captivant de l’histoire de France et de l’Europe. Le sort des femmes, soudain, y devient plus enviable. Pour celles qui appartiennent à l’aristocratie en tout cas. En effet, dès le 12e siècle, la femme — on disait la Dame — va jouer un rôle central, dont le plus célèbre exemple est Aliénor d’Aquitaine, grande prêtresse de cette religion. Le mot n’est pas trop fort.

Fin’amor, l’amour fin. Délicat. Si on l’appelle l’amour courtois, c’est parce qu’il se pratique dans les cours d’amour. Le mot courtoisie vient des cours d’amour, bien sûr. La courtoisie n’est-elle pas une des plus belles conquêtes de la chevalerie française ?

C’est aussi une prodigieuse victoire féminine. Si prodigieuse qu’elle en devient excessive. Rien n’outrepasse l’influence de la dame, qui règne sur le cœur du chevalier et sur ses mœurs. Il garde son aptitude virile pour le combat, mais un combat codifié, réglé comme du papier à musique : le tournoi. La joute et les passes d’armes préfigurent la joute amoureuse et les passes coquines. Tournent les tournois, l’amour courtois fait tourner le monde médiéval comme il fait tourner les têtes et tournoyer les cœurs.

 

La double reine

Aliénor d’Aquitaine, aussi connue sous le nom d’Éléonore d’Aquitaine ou de Guyenne, née vers 1122 et morte le 31 mars ou le 1er avril 1204 à Poitiers, a été tour à tour reine de France, puis reine d’Angleterre. Le destin de ces deux pays était alors beaucoup plus lié qu’aujourd’hui. En témoigne, deux siècles plus tard, la terrible guerre de Cent Ans. La couronne d’Angleterre possédait alors près des trois quarts de la France. D’où la chanson :

Mes amis, que reste-t-il à ce dauphin si gentil ?
Orléans, Beaugency, Notre dame de Cléry, Vendôme…
(écouter cette chanson du 16e siècle)

 

Et puis vint Jeanne d’Arc. Mais revenons à Aliénor, qu’on appelait aussi Éléonore de Guyenne. Si Jeanne la Lorraine a agrandit le territoire, Aliénor l’a considérablement amenuisé. Voici comment.

Duchesse d’Aquitaine et comtesse de Poitiers, elle épouse successivement le roi de France Louis VII (1137), puis Henri Plantagenêt (1152), le futur roi d’Angleterre Henri II. Elle renverse ainsi le rapport de force en apportant ses terres à l’un puis à l’autre des deux souverains. À la cour fastueuse qu’elle tient en Aquitaine, elle favorise l’expression poétique des troubadours en langue d’oc. À compter de son premier mariage pendant lequel elle participe à la deuxième croisade, elle joue un rôle politique important, puisqu’elle occupe une place centrale dans les relations entre les royaumes de France et d’Angleterre au 12e siècle.

 

 

Dame de cœur

Le Fin’amorsL’amour courtois lointain envers une personne intangible – voici l’idéal inaccessible des seigneurs du Moyen-Âge. Le chevalier, troubadour lui-même, affronte ses adversaires dans des tournois guerriers à l’issue souvent fatale. Chevauchant son fougueux destrier, sanglé dans son armure et le heaume rabattu, la lance au poing, l’écu dans l’autre main, le chevalier se rue sur son adversaire — seigneur comme lui. Nobles de cœur et de lignée, les preux ferraillent pour l’honneur de leurs Dames dont les couleurs — souvent un foulard — ornent leurs lances.

La Dame n’est pas n’importe quelle femme. Elle appartient à une élite fortunée, l’aristocratie qui dirige le pays depuis des siècles. À l’image d’Aliénor, la célèbre célébrante de cette incroyable religion, la Dame est parée de toutes les vertus, dont la principale est de susciter au cœur de ses soupirants un amour exaltant, inextinguible flamme. Son beau chevalier servant est prêt à mourir pour Elle d’un amour pur et fin. Ce n’est pas une image : les tournois n’ont rien d’un sport. Ils donnent la mort.

 

Platonique élan

Amour fin, c’est à dire platonique. Non charnel. Idéalisée, absolument inaccessible, la Dame est trop céleste pour le péché de chair — comme disent les gens d’église qui le prisent et l’attisent. Dans la légende de Tristan et Iseult, les amoureux ne consomment pas leur amour chaste. Dans le lit où ils dorment tous deux, une épée nue les sépare. Une épée nommée vertu. Si l’un d’eux fait un mouvement vers l’autre, il se coupera cruellement. De la même façon, les jouvenceaux épris de leur dame de cœur ne pourront l’approcher à moins d’un mètre. Ils poseront genou à terre, baissant la tête en signe de respect et de totale soumission. Au grand jamais pourront-ils la toucher.

La Dame est inaccessible. L’amour qu’on éprouve pour elle est dévotion, soumission, frustration sans doute. Mais il permet d’affiner les mœurs, préludant ainsi à des périodes moins brutales. Si la guerre n’en sera pas éradiquée, la boucherie le sera.

 

 

Ou chaleur coquine

Cet amour choisi développe des qualités de cœur rares et tout à fait caractéristiques d’un lieu et d’une époque. L’Europe — et d’abord la France et l’Angleterre  qui l’ont pratiqué longtemps — ont su en tirer parti. L’amour fin, l’amour courtois, l’amour pur, le bel amour, l’amour galant, l’amour chaste, l’amour coquin, l’amour grivois, l’amour fou, l’amour inconditionnel, l’amour boule de neige — la France est aussi bien le pays de l’amour que celui du vin. Comme dit la chanson plus récente18e siècle :

Passant par Paris, vidant la bouteille
Un de mes amis me dit à l’oreille, lon-lon-la,
Le bon vin m’endort, l’amour me réveille,
Le bon vin m’endort, l’amour me réveille encore !
(écouter)

C’est toujours le cas, et pas qu’à Paris. Toute la douce France y pense et s’y adonne. L’amour est un enfant qui pardonne. Il a les ailes d’un ange, un carquois et des flèches qu’il décoche à tout va. Le ferait-il au Canada ? Ce n’est pas l’avis de Robert Charlebois :

Si j’avais les ailes d’un ange
J’partirais pour Québec !
(écouter)

Mais l’amour courtois d’une Dame inaccessible –souvent mariée– a servi pour bien des jouvenceaux d’initiation sexuelle. Développant la maîtrise et le contrôle de soi, et procurant une montée d’énergie par la grâce de l’énergie sexuelle sublimée, qui permet à la kundalini de se hisser vers les chakras supérieurs.

 

Cours d’amour

L’incontournable Aliénor est le cœur et l’âme de cet amour-là. Et les temples où Aliénor célèbre ce nouveau culte sont nommées des Cours d’Amour. Les cours d’amour sont des jeux courtois médiévaux au cours desquels, dans une organisation calquée sur l’institution judiciaire, les questions de droit et d’amour étaient discutées. (source)

N’y cherchez pas de courtisans, encore moins de courtisanes : cet amour-là touche au sublime, ces cours-là sont plus belles que la cour d’un monarque et plus glamour que les cours de justice — dont elles s’inspirent pour le libellé des règles et des lois d’amour. Sa doctrine et ses règles sont strictes comme celles d’une haute cour de justice.

Il n’empêche que toute sexualité n’en est pas absente. Si l’on ne consomme pas cet amour-là, l’énergie sexuelle qu’il développe dans le cœur, le corps et l’esprit porte un nom : tempérance. Ainsi de l’abstinence naît la modération. Du respect inviolable naît la maîtrise de soi. L’adolescent y trouve une orientation amoureuse qui le rend digne d’aimer et d’être aimé : il stoppe le monde. L’idéal viril de brutalité, la cruauté souvent bestiale qu’on prête à l’Europe des châteaux forts et des armures trouve ici son heureuse contrepartie.

 

 

La fin des chevaliers

Au 15e siècle, quand la chevalerie se termine, apparaît son dernier avatar, la Cour amoureuse. Elle en porte encore le nom, mais l’esprit trop fin s’est perdu. La Cour amoureuse est une compagnie fondée en 1401 à l’initiative des ducs Louis de Bourbon et Philippe de Bourgogne et placée sous le patronage du roi de France Charles VI. Elle rassemblait des nobles, des ecclésiastiques, des bourgeois et des humanistes , unis dans la célébration des dames et des sentiments qu’elles inspirent, sous forme de concours de poésie et de chansons et de joutes oratoires. (source)

Bourgeois, ecclésiastiques, humanistes… On est bien loin des chevaliers troubadours des siècles précédents. La décadence signe une fin de mode. Le beau Moyen Âge, en effet, vit ses dernière décennies. Le renouveau s’amorce en Italie avec le Quatrocento,15e siècle paradis des peintres, sculpteurs, architectes, jardiniers et autres arts d’agrément.

Le raffinement de la Renaissance porte en lui la marque indélébile de l’amour courtois. Raffinement du Fin’amor. Elle démarre dès 1400 en Italie et fleurira en France quand finira cette fichue guerre contre les Anglois. Ce qui n’est pas pour tout de suite. Comme son nom l’indique, celle-ci dura cent ans. Sans Jeanne d’Arc, durerait-elle encore ?

 

Barde et troubadour

Si le troubadour vient d’Aquitaine, le barde est celte. J’ai connu le dernier des bardes, Glenmor, quand il chantait dans les bistrots d’Armor. J’avais quinze ans. Peu après, marqué par ce grand homme, je devins folkeuxet non pas folle queue, ça viendra plus tard comme il fut. Ma seule salle de spectacle — ou presque — fut l’American Cathedral in Paris, avenue George V. On disait l’église américaine. Je ne crois pas que Glenmor s’y fut jamais produit. On y chantait avec Pete Seeger, Graeme Allwright, Steve Waring et Hugues Aufray. Les joutes n’étaient que musicales.

 

 

Quel rapport avec l’amour courtois ? Ma courte carrière de folkeux n’a rien à voir, je l’avoue. Je voulais juste introduire Glenmor le barde breton, et l’une de ses plus belles chansons. Voilà qui est fait.

 

Cet amour-là

En glissant la vie au lointain rivage 
Tu fais du chemin un bien doux métier 
En tenant le cœur de joie et partage 
Tu fais du bonheur un joli sentier
Cet amour-là, vois-tu ma mie, ne soûle pas

En donnant la main à l’autre qui rage
Pour gerber à deux le rire et la vie
Seront tout joyeux navire équipage
L’écume a ses fleurs, la terre a ses bruits
Ce monde-là, vois-tu ma mie, ne pleure pas

En flânant par ci, par là, renaît l’aube
Du ciel au matin se jouent les couleurs
Le monde se crée, la nuit se dérobe
Les feux du couchant ont douces splendeurs
Ce soleil-là, vois-tu ma mie, ne s’éteint pas

Nous voguons à deux, ne sommes point sages
L’amour a ses lieux, le cœur a ses droits
Nos folles années ont tourné la page
Nous étions bergers, l’amour nous fait rois
Cet amour-là, vois-tu ma mie, ne meurt pas
(écouter)

 

L’amour a ses lieux, le cœur a ses droits, chante Glenmor le barde breton de mon enfance. Je dirais même plus : l’amour a ses dieux, le cœur a ses lois. Les dieux de l’amour sont les déesses de la cour d’amour et leurs élus. Les lois du cœur sont ces règles que l’on y chante.

 

 

Pourquoi je vous raconte tout ça ? Pour la suite. Il y a une deuxième partie à venir d’ici peu. Ne la loupez pas. Elle peut changer votre façon de sentir et de croire. Votre façon d’aimer aussi. Surtout.

à paraître : Le couple alchimique

 

Il n’y a que les sots et les huîtres qui adhèrent.
Paul Valéry