Tempérance : Mesure. Modération dans tous les plaisirs des sens. Voilà la définition du Petit Robert (petit certes, mais grand par le talent). Elle s’applique à merveille à l’arcane du tarot initiatique ainsi qu’à mon propre vécu. Bon gré, mal gré, Tempérance me fait sortir des ornières familières : bouffer, boire, baiser. La tempérance n’exige pas l’abstinence, sauf dans mon cas.
Je continue ici le récit de ma vie à la lumière des arcanes majeurs du tarot initiatique. Nous sommes en 1992. Je suis loin, très loin des plaisirs de la chair. Genre aux antipodes. Je n’ai plus de goût pour la bonne bouffe, je ne cuisine plus, je ne bois guère. Mes rapports avec Micha ne s’arrangent pas, notre belle connivence sexuelle appartient au passé. Question fête du slip, je me la mets sur l’oreille pour la fumer plus tard. Sans libido, c’est le bide au lit. Voilà ce qui me revient d’abord quand j’évoque cette période noire. Je n’aime guère y retourner voir.
Malgré tout il y a des bons côtés. Le grand nettoyage de l’arcane sans nom permet à l’énergie de circuler avec vigueur dans la totalité du schéma énergétique. Les montées d’énergies peuvent se produire à tout moment. Tel un serpent lové qui se redresse, la kundalini entame son ascension le long de sushumna, le canal central. Elle redescend très vite. Le canal n’est pas prêt. Ce travail qui lui manque sera fait dans l’arcane suivant, XV Le Diable. Ces bouffées répétées impriment à l’arcane un caractère imprévisible, même si on s’y attend. Sans crier gare, à brûle pourpoint, le monde prend des couleurs et du relief, le rythme s’accélère, j’ai les yeux grands ouverts.
Autre chose, plus importante : cet arcane, tel que je l’ai vécu, a été pour moi l’école de la modération. Les crises d’enthousiasme excessif suivies de rudes coups de déprime ne sont plus d’actualité. Mes tendances cyclothymiques s’estompent progressivement jusqu’à disparaître. La modération devrait être la principale qualité du guerrier. Une qualité bien rare, trop rare. Un quart de siècle après, dans le courrier plus qu’abondant que je reçois, bien peu en font preuve. Ce stade n’est pas atteint par tous, certes, mais d’autres semblent l’avoir dépassé sans s’y attarder suffisamment, dommage… Ils seront bons, un jour ou l’autre, pour une session de rattrapage.
La modération est comparable à un barrage hydraulique. Le rôle de ce dernier, en faisant varier le niveau du lac de retenue, est de stocker une partie des crues saisonnières. On dit qu’il a une fonction d’écrêtage des crues. J’observe le même phénomène s’agissant non du niveau des eaux, mais de celui de la modération. Le guerrier s’en sert principalement pour ne pas grimper en flèche le long de l’échelle des tons émotionnels. Le principe est facile à comprendre. Qui se laisse aller à l’enthousiasme devra bien vite déchanter. Plus haut il est monté, plus bas il descendra. The harder they come, the harder they fall. Et plus dure sera la chute…
Il est difficile, voir impossible de sortir seul d’une grave déprime. Le guerrier qui l’a compris s’empêchera de grimper trop haut, pour éviter de chuter trop bas. Modération de l’enthousiasme, banalisation des moments les plus intenses, se protéger de la folie en trouvant anodin les phénomènes les plus ahurissants que la magie ordinaire de la kundalini pourra mettre sur notre route. Cultiver la modération, apprendre à encaisser les coups du sort avec la même indifférence que les bonnes nouvelles, se répéter que l’action est indispensable, tout en sachant qu’il ne faut attendre aucun résultat de son action, voilà ce que fut pour moi l’école de la modération.
Les révélations de l’arcane XIII me font progressivement comprendre qui j’ai été, qui je suis encore. Une inextinguible soif de renouveau m’éloigne chaque jour davantage de la vie que je vis sans m’y impliquer vraiment. Tous les faux-semblants, l’un après l’autre, éclatent en miettes. Le vieil Adam est mort, le nouvel est à venir. Transition. Digestion. Patience. Chaque matin me replonge dans l’envie de prendre le large. Chaque soir me pousse à renaître. Chaque nuit me montre l’inanité d’une compagne devenue trop différente. Nos routes ont divergé, c’est triste mais qu’y faire ? La loi du développement personnel nous pousse à cheminer séparés. Les épreuves qui nous attendent ne seront plus les mêmes, les joies qui vont venir seront vécues sans l’autre.
C’est l’heure du bilan pour notre couple. Micha et moi venons de vivre plus de 20 ans de romance, d’aventure et disons-le, de folie. Une histoire comme la nôtre ne s’oublie pas. Mais il faut tourner la page, par respect pour les heures bénies, afin que le déchirement abject ne ruine pas tout ce que nous avons su construire. Notre relation est tendue comme un slip, mais le mien n’est pas à la fête. Aucune envie non plus d’aller voir ailleurs, comme je l’ai souvent fait, et elle aussi. Plus de goût pour le déduit. Tempérance, modération…
Je garde le souvenir d’un curieux mélange de nostalgie et d’excitation. L’excitation à l’approche d’une vie nouvelle, dont je sens déjà l’énergie pulser en moi, mais que je m’efforce de refréner ; la nostalgie profonde d’une histoire d’amour et de vie de tous les jours qui s’achève tristement, brutalement. Cette fois le vivant ne prend pas de gants. Je pars seul et Micha garde les enfants. La rupture se jouera un triste soir de novembre, quand Micha me chasse de l’appartement familial. J’aurais pu faire un tour dans le quartier et revenir la queue basse en demandant pardon. Mais de quoi ? Du désamour ?
Nous avions un compte commun, mais pour ne rien lui devoir, je lui ai laissé ma carte bleue et mon chéquier. Je suis parti tel un prince, rien dans les mains, rien dans les poches. Suivent des jours gris et froids où je dors pelotonné sous mon bureau, dans l’agence de comm que j’ai créée huit ans plus tôt, et qui, elle aussi, bat de l’aile. Cette fin d’arcane XIIII Tempérance a des allures de Pendu… Heureusement je rencontre Marie, une très jeune et très pulpeuse pépette qui me remettra le cœur à l’endroit. Et puis l’aventure magique continue à Rochefort sur Mayenne, le grand orchestre du Rocher Bleu poursuit ses soirées de gala sous la direction du Maestro Flornoy, et pour rien au monde j’en aurais manqué une miette…