Tout néant est néant de ce dont il résulte, écrivait Georg Wilfried Friedrich Hegel dans un super polar qui s’appelle La phénoménologie de l’esprit et qui présente une vision simple de la vie. Simple à condition d’aimer les jeux mentaux et les casse-tête chinois. Ou allemands. Et les phrases hermétiques…

Bon, Hegel entend par là qu’il n’y a pas de néant absolu, que tout néant est relatif. Le néant dépend de l’état antérieur. Il n’y a pas de montagne sans vallée. Mais Hegel sous-entend que le néant a une cause. Le néant ne peut lui-même être la cause de quoi que ce soit, das ist unmöglich. GWF Hegel avait la tête si pleine et l’esprit si fouineur qu’il en a oublié de vivre. Comme la langue allemande et la musique de Wagner, la philosophie allemande est puissante, sonore, et vide de toute grâce. Elle a négligé l’essentiel, l’insoutenable légèreté de l’être, pour se consacrer au superflu, les mille et uns états de la matière morte ou vive. Elle a perdu de vue l’Esprit. En courant après l’intellect,  elle nous court tout court et tantôt tourne court. Tel Hegel.

Et pourtant sa phrase sibyllinevoire sept à huit billines m’a donné l’envie folle de relire le vieux Meister. La philo, ça te remonte des années après, comme le LSD. Hallucinant tout pareil. Elle te donne des visions splendides, panoramiques, le monde se déroule, tout devient clair, l’harmonie s’installe et puis l’effaceur passe sur le tableau, c’est la redescente, tu n’y comprends plus rien, tu flippotes. C’est comme la vie, quoi. Descends dans la rue et gueule : Hegel ! 

« Chez Hegel, la dialectique marche sur la tête, il faut la remettre sur ses pieds. » disait Marx. La dialectique c’est pas mon blot.boulot, affaire, dans l’argot de Louis Ferdinand Céline Ni sur la tête ni sur les pieds. La dialectique, vue de chez moi, c’est le mental qui s’étale pour cacher le vivant. Peine perdue. Autant se taper un sudoku. Ce que je vois surtout dans cette phrase, c’est une négation gratuite. Le néant absolu n’existe pas, s’exclame Hegel. L’absence n’est absence que de quelque chose, ou de quelqu’un. Refrain marqué au coin judéo-chrétien.

Nous l’avons tous en nous, la morale de nos pères et ses principes obsolètes. Ils n’ont pas empêché la montée du fascisme ni le règne de l’intolérance, au contraire, ils les ont aidés à grandir. L’absence paraît impossible aux chrétiens comme aux juifs pour lesquels on n’est jamais seul, puisque Dieu est en nous, toujours, partout. Dieu, dites-vous ? Mais quel dieu au juste ? Oh, c’est sans importance, répondent curés et rabbins tendrement enlacés. Il n’y a qu’un dieu, quel que soit le nom qu’on lui donne. Eh bin non justement. Des dieux, il y en a des chiées. Et ils ne sont pas plus dieux que nous. Si vous parlez de l’Unique, c’est un mythe. La Source n’est pas une personne, mais un triple flux d’énergie, d’intention et d’amour.

Maintenant on va faire autre chose. Voici une phrase du même Hegel dans le même bouquin sur lequel ont pâli des générations d’apprentis chieurs. Pour éviter à leurs élèves de se payer la même colique, je traduirai en langue honnête. « La conscience de soi est certaine de soi-même seulement par la suppression de cet Autre qui se présente à elle comme vie indépendante; elle est désir. » Je suis sûr d’exister jusqu’à ce que je me heurte à une volonté plus forte que la mienne. Cette volonté rend l’existence de l’autre incontournable. Réaction  égotique : survenue du désir comme moyen de reprendre l’avantage sur l’altérité. Ce qui est mien n’est pas moi, certes, mais c’est moins étranger que l’autre. Voilà en gros ce que le pépère Hegel nous susurre dans son langage codé.

Mais j’ai bien peur que cette brillante analyse n’ait guère plus d’impact sur le réel qu’un pet sur une toile cirée. Les choses ne se passent pas du tout comme il le dit, souvenez-vous. Le choc de la rencontre avec l’autre se produit dans la toute petite enfance. Eh bien non, voilà le contrariant Meister Kant qui fait comme si on découvrait l’autre en classe de philosophie. Ce mort-vivant avait-il totalement oublié son enfance ? C’est bien possible. A le lire, on ne peut se départir d’un sentiment troublant : celui qui a pondu ce pensum n’a jamais été un enfant. Et ça fout les miquettes. 

 

 

Attendez, il y a autre chose. L’irréductible altérité qui me chasse hors du monde clos dont j’étais le roi et l’unique sujet. Ça ne vous rappelle rien ? Mais oui, bravo, Leibnitz et sa monade. Ce n’est pas non plus ma limonade, mais j’explique.

Le bon, la brute, le truand

Un bon philosophe est un philosophe mort : il ne peut plus contredire ses contradicteurs. De son vivant, il pense en cage. Les barreaux de la cage sont les philosophes qui l’ont précédé. Chaque nouveau prétendant au titre de philosophe se doit (c’est la loi) de faire allégeance à un maître philosophe de la vague précédente. Hegel ne fait pas autre chose, il pense en cage. Ou plutôt il ne pense pas, il tourne en rond, comme un ours captif. Il rend allégeance à son prédécesseur, Leibnitz, lui-même disciple de Descartes. Mais l’ours Hegel n’est guère aimable avec le lapin Leibnitz : « la suppression de cet Autre qui se présente à elle comme vie indépendante. » En quelques mots, il le flingue et flanque la monade à la poubelle.

Mais ce n’est pas tout. Le début de la phrase évacue aussi le Maître du Meister, à savoir le vieux Descartes qui a tout déclenché. « La conscience de soi est certaine de soi-même seulement si… » Voilà le cogito réduit en cendres d’un trait de plume ! Gageons qu’il s’agisse d’une plume d’oie. Un peu de langue des Oisons suffit à égayer le néant mental. Les petits malins me feront remarquer que le père Hegel oublie de tailler des croupières à Papy Kant, son plus illustre prédécesseur. Sans Kant, il n’y aurait pas eu Hegel, et sans Hegel, pas de Marx, sinon Groucho. Mais qu’est-ce que c’est que ce cirque ? J’aurais dû titrer cet article : Hegel est le néant.

Où y a-t-il métaphysique ici ? Je ne vois que règlement de compte et mise au pilori. Prouve que tu existes en gommant l’auréole de tes maîtres. Mais n’oublie pas d’honorer toujours le maître suprême qui t’a créé pour le servir, pour satisfaire son bon plaisir et te chamailler avec tes semblables.

Jusqu’à la venue d’un ovni, qui a commencé visionnaire et fini cinglé, qui a changé à jamais la façon de voir la Grèce, la philo, nos destinées, le sens de la vie. Il a prôné le dépassement de soi pour finir dépassé par le monde. Friedrich Nietzsche a regardé les dieux et les diables dans les yeux, avant de se brûler au soleil de l’amour. Braqueur de la pensée universitaire, Nietzsche est un authentique voyou, un hors-la-loi. En avance de deux bons siècles, il a braqué la vieille philo, il a pris  en otagedédicace à JCD la pensée européenne, et avec quel brio ! Poète, mage, sorcier, guerrier, amant, trop novateur pour ne pas faire peur.

Peu de philosophes se sont avoués ses humbles disciples. Il y avait bien Michel Onfray quand il était jeune, mais il a fort mal vieilli : il n’est ni humble ni disciple. Son épée brisée, son armure en miettes, le chevalier universitaire s’est mué en trublion télévisuel. Spectacle glaçant. Rester enfant. Croire à l’inconscient, cultiver le rêve, cesser de bouder, ne plus faire la moue. En souvenir de ton archange, Michel.

 

 

Moi qui vous parle, philosophe rayé des cadres, penseur hors caste, humble artisan loin du sérail, je revendique à la fois l’irrépressible esprit d’enfance et l’héritage immense du grand Nietzsche. J’en prendrai soin, comme lui je ferai péter les cadres et les systèmes, en tentant toutefois de raison garder. J’entends les vrais philosophes qui ricanent, et pas qu’eux. Tout le monde s’en tape, sauf vous, mes chéris. Et ça tombe bien : c’est pour vous que j’écris. Qu’ils lisent d’autres trucs.

 

Xavier Séguin

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