Dans les années 70, j’ai eu le privilège de rôder en Haïti, ce pays magique, à une époque où il l’était encore. Je ne sais si la magie sacrée a survécu à la folie meurtrière des éléments et la mainmise des multinationales étasuniennes. En tout cas je n’ai aucune envie d’aller vérifier : les voyages, à présent, je ne les fais qu’en astral. Non sans un brin de nostalgie, je vous invite sur les pas du jeune homme que je fus.
1973. Dans une jeep japonaise sur des pistes défoncées, quatre Français et un Haïtien visitent l’île et ses pièges. Un jeune garçon nous a tanné pour faire le guide. Son verbiage incessant n’empêche pas un éternel sourire. Le malin petit frère n’a peur d’aucun danger mortel : serpents, mygales ou Tontons Macoutes, les pires des trois. Il ne craint qu’une seule plaie, comme on va le voir.
Un Tonton Macoute est un membre des Volontaires de la Sécurité Nationale (VSN), milice paramilitaire créée à la suite d’un attentat contre le président François Duvalier, le 29 juillet 1958, et inspirée de la milice fasciste. Elle sera ensuite employée par son fils et successeur Jean-Claude Duvalier jusqu’à la chute du régime en 1986. Encore très actifs dans les années 70, les Macoutes étaient des bandits sans foi ni loi. À éviter !
Déjà loin de Port-au-Prince, tanguant sur des pistes à l’écart des touristes, la jeep longe un champ où des moissonneurs travaillent dur, quand notre jeune guide intrépide plonge au fond de la jeep. Il tremble de tous ses membres. Je me penche vers lui. Son visage a pris une teinte grise. Ses traits sont déformés par la terreur. « Loup-Garou ! » me souffle-t-il en tendant vers le champ une main tremblante. Je ne vois que des moissonneurs aux gestes un peu mécaniques, rien de plus terrifiant. Là, un des moissonneurs se tourne vers nous. Dans ses yeux, pas d’éclat. Pas de vie. Rien qu’une flaque grise. L’absence de regard déclenche l’horreur d’une infinie tristesse.
La jeep fait un bond en avant à l’assaut d’une colline. Ce jour-là est resté le jour du Loup Garou, sorcier noir, le diable sur terre. Nous avions compris. Par ici, on ne plaisante pas avec le Loup Garou. En terre vaudou, on croit dur comme fer à ces mauvais sorciers qui se nourrissent de viande humaine et s’entourent de morts-vivants plutôt dégueu. C’est de la sorcellerie noire, et de la pire sorte.
Le sorcier vaudou s’empare d’un cadavre peu après le décès. Par des rituels secrets, il ranime le corps. Seulement le corps, car l’âme a suivi son chemin post-mortem. Sans conscience, sans volonté propre, le zombi ainsi créé devient l’esclave du sorcier. Le Loup Garou exploite ses zombis sans répit ni repos — les morts n’en ont pas besoin.
Cet épisode a changé du tout au tout notre manière de considérer notre guide. Un autre jour, à Port au Prince, alors que je tire des billets d’un distributeur, il me regarde avec envie. « Monsieur Mon Cher, vous en avez de la chance ! Moi aussi j’aimerais tant ce morceau de plastique pour avoir tout l’argent sans travailler. » J’ai tenté de lui expliquer le fonctionnement d’une carte de crédit, peine perdue. Il restera fidèle à ses idées. Pays hors du temps, Haïti entretient de fait la pensée magique chez les gens simples.
Parfois les Haïtiens sont endeuillés par un séisme. Eux qui n’ont rien, la fureur des éléments réduit ce rien à un fleuve de boue, de sang et de larmes. Puis vient le temps de nettoyer, de reconstruire. Alors le sourire revient avec le travail en commun. Et les chants aussi, qui rythment le dur labeur. Je garde ce peuple dans mon cœur à jamais, tant souvenirs inoubliables. Bien sûr, c’était il y a un demi-siècle. Que mes lecteurs haïtiens ne me tiennent pas rigueur si je fais de leur île une description datée : je me souviens. Qu’on me pardonne d’être vieux.
Nous roulons dans la vaillante jeep vers Saut-d’eau, célèbre pèlerinage chrétien-vaudou. Saut-d’Eau (Sodo en créole haïtien) est une commune d’Haïti située dans le département du Centre, arrondissement de Mirebalais. Il m’a semblé bizarre de retrouver ici ce toponyme qui puise sa source dans tout autre chose : c’était le nom donné, dans les orgies, au valet dont le rôle était d’y « terminer » ces dames. On le trouve dans Que la fête commence ! de Bertrand Tavernier — film incontournable qui réunit pour la première fois trois vieux potes du conservatoire, Jean-Pierre Marielle, Jean Rochefort et Philippe Noiret.
Trop urbain ou trop superstitieux pour apprécier le vaudou mystique, notre vaillant guide n’est pas venu. Quatre zoreilles en immersion dans la magie. Ici les blancs sont appelés ainsi pour la grande taille de leurs oreilles. À ras du précipice, la jeep double des camions peinturlurés qui brinquebalent bruyamment, envoyant valdinguer leur cargaison humaine dans les lacets. Entassés dans la benne comme des sacs de ciment, les pèlerins hurlent des cantiques pour tromper la peur : « Jésus prends le volant » !
Enfin voici Saut-d’eau : des files de cases le long d’un sentier où la terre battue est si douce que nous avons ôté nos sandales pour la fouler pieds nus. Les ruelles grimpent à l’assaut d’une colline où grouillent des fidèles en extase, des enfants et des femmes.
Combats de coqs dans les cours bariolées. Sorciers ivres qui vaporisent du rhum sur les passants. Ici on égorge une chèvre, là des fillettes nues marchent sur un lit de braise, ou bien se roulent sur des tessons de verre et se relèvent sans une égratignure, partout des odeurs fauves et criardes comme les couleurs comme la musique ; et au bout, une fourmilière humaine sous la chute d’eau, celle qui a donné son nom à ce village, Saut-d’eau-Ville-Bonheur. Sauvage et splendide, l’écho lointain de notre divinité oubliée.
Recevoir une chute d’eau de vingt mètres droit sur la fontanelle fait toujours le plus grand effet. S’il s’agit d’eau sacrée, l’effet, sans doute, est décuplé. Nous avons ôté nos fringues, nous sommes allés sous la dure douche du baptême vaudou. Un baptême que tout bon croyant doit prendre chaque année. Et pour moi, une fameuse claque qui m’a transformé en Pierrot lunaire pendant tout l’après-midi. Je me revois errer dans les ruelles de terre au milieu des tambours et des rires. C’était comme si je n’avais jamais vécu ailleurs, tant je me sentais chez moi…
Quatre zoreilles perdus au milieu de 10.000 personnes — et pas un seul touriste. Blancs, nous l’étions. mais touristes ? Pas question ! Nous ne nous sommes jamais considérés comme tels. Et les pèlerins non plus. Quel accueil chaleureux, quel plaisir même de voir des zoreilles partager leur foi simple, leurs poignantes convictions. Avec Micha, la mère de mes enfants, nous avons couru le monde pendant dix ans et plus. Chaque fois que nous l’avons pu, nous nous sommes joints aux fidèles dans les grands pèlerinages. Qu’importe la religion, la langue, la couleur de peau ! Tout ce qui vibre me fait vibrer.
En Haïti, le Saut d’eau se fout de la couleur de la peau. Ici, il y en a pour tout le monde. La nuit, nous avons dormi dans une souille à cochon que le proprio nous a loué dix dollars. Somme exorbitante pour de la terre battue dont il a chassé les mygales avec un balai de feuilles. Au moment de payer, il a refusé notre billet de dix dollars. Il voulait dix billets, pas un seul ! Il a fallu trouver un Haïtien plus civilisé pour lui faire comprendre son erreur. Jamais il n’avait vu d’autres billets que ceux d’un dollar…
Le zombi n’est pas un vampire qui se nourrit de sang, ni un mort-vivant qui sort la nuit du cimetière pour manger les braves gens. Le zombi est un mort que les sorciers ont harnaché. Une vraie personne qui est devenue une sorte de robot, animé d’une apparence de vie, capable d’action sur la matière : tenir des outils, agir, marcher, mais incapable de courir ou de parler. Les Haïtiens ont cent trucs pour identifier les zombis. C’est bien inutile. Un zombi, ça se reconnaît aussitôt.
Il a des gestes saccadés, mécaniques. Et de ces yeux ! Un regard terne, opaque et dénué d’expression. Quand on en a vu un, on n’oublie jamais, dût-on vivre 130 ans. Certains auteurs prétendent que ces êtres sont tout simplement de pauvres drogués, soumis corps et âme au sorcier qui les fait marner sans répit ni pitié.
C’est fort possible, la possibilité de faire travailler les morts ne semble pas tellement extraordinaire dans le contexte ahurissant de la plus ancienne république noire de la planète. Bon, plus ancienne si l’on ne parle que des temps modernes, bien sûr.
Car dans une lointaine antiquité, les Noirs d’Afrique ont développé une civilisation florissante qui a dû connaître la république…. même si, depuis lors, le peuple noir a sagement choisi la voie de la nature. Ce dont les blancs ont lâchement profité pour les réduire en esclavage…. et dont ils abusent encore en pillant sans vergogne les ressources minières du continent africain.
Si les zombies suscitent la terreur des Haïtiens, les Loups Garous, sorcières ou sorciers qui les ont réduit en esclavage, inspirent une terreur plus affreuse encore.
« Il s’agira toujours d’une femme de préférence vieille appelée sizet (suceuse) et jamais d’un homme. La femme en question est ensorcelée soit par des objets du vaudou ayant appartenu à ses ascendantes, soit par un loa non satisfait des sacrifices de cette dernière ou tout simplement il s’agit de l’héritage d’une mère qui aurait été elle-même loup-garou. La nuit, après avoir effectué certains rites, le loup-garou se défait de sa peau et se pare d’ailes de dindon tandis que de la fumée sort de ses aisselles. Telle est la conception généralement admise en Haïti. » (source)balistrad.com
Bon. Je ne suis pas d’accord, ayant vu de mes yeux ce meneur de zombi, un homme manifestement, que notre guide haïtien a nommé loup-garou. Peu importe. Tâchons de comprendre ce qu’est un loa.
« Selon le culte vaudou, Dieu le Grand Maître est au-dessus de tout et a créé les esprits, les loa, qui sont au service de l’homme. Après le baptême catholique, l’adepte est placé sous la protection de son loa racine, sorte d’esprit tutélaire de la famille. Ensuite, au cours d’une initiation, il revêt une nouvelle personnalité.
Dès lors, il devra servir le loa maître-tête, qui assume la direction de sa vie. La prise de possession par ce maître se fait au cours d’une cérémonie où des animaux, des volailles le plus souvent, sont immolés. Les officiants sont le uga, prêtre vaudou, ou mambo pour une femme ; le boko est le magicien qui peut faire le bien ou le mal, et le loup-garou, le sorcier. »
On reconnaît le culte Yorouba qui se pratique encore aujourd’hui dans une bonne partie de l’Afrique de l’ouest.
Rien d’étonnant, puisque cette terre d’Afrique occidentale est le pays d’origine du vaudou, qui a ensuite gagné les Antilles et le Brésil, importé par les esclaves noirs. De voir ce culte africain en Haïti, on s’émerveille de sa pertinence : n’est-il pas né il y a des millénaires, tout près d’ici, sur l’île engloutie que Platon avait nommé l’Atlantide ?
L’histoire est un vieillard bègue qui joue au yoyo. Elle est passée par ici, elle repassera par là. Et le culte vaudou, au moins dans sa partie zombi, a conquis la planète jeunes.
Ce qui est mérité. Les zombis ne sont pas une invention d’Hollywood, mais la vraie vie des Yoroubas, des Brésiliens, des Haïtiens et d’autres. N’en déplaise aux esprits forts, le monde est infiniment plus complexe que l’image qu’on en a. Un esprit fort, souvent, c’est une tête malade. L’excès rationaliste lui a rongé les neurones. Il pense, donc il n’est pas. Heureux ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un cœur pour aimer ! Combien d’esprits forts qui n’ont de cœur que pour les infarctus !
Ça fait travailler les médicastres et les bouchers-charcutiers de viande humaine. Les vampires de cinéma, ce sont eux. Eux qui se nourrissent de votre chair et de votre sang, et qui en vivent mieux que vous ! Eux qui fabriquent des poisons à se fourrer dans le corps par tous les orifices, comme si ce qui soigne pouvait venir de l’extérieur. La Source qui jaillit en chacun de nous, peut nous guérir en une fraction d’instant.
Les Amérindiens l’appellent le Grand-Esprit, ils disent aussi le Danseur, ou le Guérisseur Intérieur. Le Guérisseur est tapi en vous, il attend son heure. Quand vous êtes malade, il se désole en attendant un signe de votre part. Jamais il n’agirait sans ordre, il vous respecte trop, il vous aime plus que tout. Pour lui, vous êtes son Dieu. Et pour vous, qui êtes-vous ? Pourquoi croirait-on plus longtemps les âneries de la télé, de la religion ou de la science ? Tous ces prêtres nous bouffent la tête. Pour voir la Vérité belle et nue, nul n’a besoin de personne. De quoi peut-on manquer quand on est Tout ? Seulement voilà, le monde nous donne de nous-même une autre image. Terne, presque transparente à force de trahir nos aspirations secrètes.
Oiseaux de Paradis à qui des nains ont coupé les ailes, nous errons désemparés dans une cage dorée qui ne peut éclipser nos Rêves. Alors on va au ciné voir les Zombis, des hommes qui n’en sont plus, privés de vie vraie, privés de toute grandeur, vides d’espoir, vides encore plus par leurs plaies d’où s’écoule le précieux fluide vital, nous les adorons parce qu’ils nous ressemblent, ces bannis qui expriment à merveille notre désespoir inconsolable :
L’armée des nains nous a tous zombifiés.
« La mode zombi a croqué la planète jeunes. Faces blanchies, sapés de noir, hérissés de plaies, les zombis plaisent. Ils font des émules. Mais pas d’erreur : les zombis, c’est pas eux, c’est nous. » (source)Lao Surlam, 1953-2023
L’humanité est contrôlée mentalement et elle est à peine plus consciente qu’un zombi moyen.
Une première version de cet article a été publiée en avril 2014. La version actuelle a été profondément remaniée et augmentée. Les illustrations sont nouvelles.
L'histoire humaine commence en Afrique avec les australopithèques, des Noirs.
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