Vol de nuit

Nous avons volé toute la nuit, sur les bois et sur les usines, sur les guerres et sur les vitrines, sur la terre et sur les étoiles, sur le temps, sur les voiles, sur le vent qui divague à cheval sur la vague, sur la lune en chapeau claque et sur son reflet dans les flaques.

Mes amis, je vous le dis, on peut voler sur la terre, voler sur la mer, voler dans l’espace ouvert loin des étoiles et loin du bruit. Nos pouvoirs sont comme l’espace : sans limite, sans bruit, sans contrainte. L’astral est un monde plus vaste encore que l’univers, qui est pourtant de belle taille. La physique quantique tend à prouver que par le point précis où je me trouve se bousculent une infinité de mondes, chargés d’une foule de gens, d’une foule de vies, de désirs, d’actions héroïques ou viles, de sacrifices poignants ou de crimes abjects, d’amour aussi, d’amour. Et nous n’en savons rien.

On sait bien peu de choses. Et ce qu’on sait de plus fort, de plus vrai peut-être, à peine rêvé c’est oublié. Comment fixer le moindre pilier dans ce monde chancelant ? Qui ne demande qu’à s’écrouler. Le fera-t-il de mon vivant ?

Tu es conscient, tu es éveillé ou tu vas l’être, prends ta part du destin commun. Je t’en prie, ne t’isole pas dans le dédain des humains. Les petits surtout. Ils ont besoin de tous. Ils ont besoin de toi. Non pour les guider, leur guide est dans leur cœur. Ils ont besoin de toi pour les rassurer quand ils doutent, les questionner quand le doute n’est plus là.

J’ai nettoyé le canal de la kundalini avec tout le soin que j’ai pu. La tour de l’arcane XVI est propre, le canal est opérationnel. Grand ouvert, béant d’un beau diamètre, il s’agrandit toujours. Bien fait pour accueillir les flots d’énergie que mobilisent la vie de ce site, l’écoute de ceux qui souffrent, de celles qui hésitent, de celui qui cherche à tâtons dans le noir, ébloui de trouver une île au large de l’espoir, une île de lumière et de paix. Il se tait.

Je voudrais que chacun s’y repose un instant à l’ombre bleue des grands palmiers du temps. Je leur donne asile dans l’oasis que le Rêve entretient juste à côté du monde.

Toi aussi, mon amie, tu as volé toute la nuit. Et au matin, le loup ne t’a pas mangée. Souviens-toi, tu m’as pris par la main, tu m’as propulsé dans les étoiles et tu m’as laissé tomber. J’ai aimé chaque moment de ce trip dément. J’ai attendu longtemps celle qui me ferait revivre ces instants. Elle est venue au soir de ma vie. Elle a ouvert pour moi le palais des merveilles. Depuis elle, je veille.

J’ai vécu le jour des merveilles
Vous et moi, souvenez vous-en
Et j’ai franchi le mur des ans
Des miracles plein les oreilles
Notre univers n’est plus pareil
J’ai vécu le jour des merveilles
(Louis Aragon) (écouter)

Nous avions volé toute la nuit. C’était avant. L’Irlande, belle amante, la lande et les forêts, les lacs du Connemara, Dublin sale vieille ville que j’aime, les châteaux qui s’écroulent, les rêves qui tombent en ruine,

…la mort, la mort, la mort, toujours recommencée.
(George Brassens, d’après Paul Valéry)

Et puis la Manche, la Normandie rapide qui file sous nos corps de chasse, deux jets lancés comme des missiles vers les flèches de Chartres. Nous avons volé toute la nuit. Au dessus de la cathédrale, le jour se lève. Il faut tenter de vivre. Tu m’as montré qu’en astral on peut rester avec son corps. Tu m’as montré l’autre astral, celui de Castaneda que je ne connaissais pas. Depuis, ma bien aimée a poursuivi ma formation. Elle m’a fait vivre des merveilles.

Il y a tant de multivers habitables au creux d’un simple atome. Il y a tant de destins possibles qui tiennent au moindre de tes gestes. Un seul faux pas et tu bascules ailleurs, loin des tiens, loin de tout. Le grand inconnu t’a mis à nu, dépouillé de toi-même. Tu dois t’inventer des voies à travers le vide qui te noie. Le roi boit. Tu vivras.

Je pense à tous ceux qui viennent me voir en astral, la foule énorme des passagers de nuit, je vous identifie, les uns après les autres, les unes après les vôtres. Je vous entends, je vous attends, j’ai tout mon temps. Un jour prochain peut-être, vous passerez ma porte, le vent qui vous apporte est un bon compagnon.

Je vous attends mes bons. Toute la nuit vos visites se poursuivent. Je vous regarde vivre, vous observez mon vol. Dans l’instant arrêté nous planons de conserve. Que la leçon nous serve. L’instant pur se prolonge en la nuit qui s’allonge. Et le destin matin lui passe un coup d’éponge. Au réveil tout s’efface.

Je dédie cet espace
aux émotions vivaces
aux souvenirs qui passent
aux refrains qu’on ressasse
à ceux qui nous agacent
à ces scies qui nous lassent
péripéties fugaces
comme un vent dans la face
une odeur dégueulasse
toise un regard qui glace
un vent glacé qui passe
la gêne est dans la place
coup de froid coup d’audace
ou ça passe ou ça casse
l’auteur est à la masse
sa tête est dans la nasse
il a perdu la face
il est nul quoi qu’il fasse
il n’a ni don ni classe
ce bouffon boit la tasse

Conspuez-moi, huez-moi, tuez-moi, vous avez tous les droits. Souvenez-vous pourtant que la vie n’a qu’un temps, qu’au delà de l’instant la vieillesse est tapie. Elle attend. L’ignorer est tentant. Elle approche pourtant. La mort est au tournant. Partout où tu regardes, ne baisse pas la garde. De jour comme de nuit, ta mort te suit comme une ombre qu’elle est. Elle vit sa vie secrète. Discrète, elle te guette. Coquette, elle s’apprête.

Suis son conseil. Vis chaque jour comme le dernier.

Tu seras triste comme un saule
Quand le Dieu qui partout te suit
Te dira, la main sur l’épaule
« Va-t’en voir là-haut si j’y suis »
Alors, du ciel et de la terre
Il te faudra faire ton deuil
Est-il encor debout le chêne
Ou le sapin de ton cercueil ?
(source)Xavier Séguin d’après Georges Brassens

Il faut se souvenir qu’on a toujours volé. Toute la vie. Toutes les nuits. Le voyage astral, voilà ce qui nous aide à vivre. Notre inconscient se régale, il engrange des montagnes de souvenirs forts, de combats héroïques, d’amours ô combien romantiques, de contes de fées et de dragons, de princesses éplorées perchées dans une tour et d’un beau chevalier qui vient la délivrer, ce pur chevalier que tu attends en vain depuis déjà trente ans. Il faut se souvenir qu’on a tout oublié. Le rappel c’est l’éveil. Mais c’est aussi l’oubli. Tout ça dépend pour qui.

On a toujours volé. Un jour, on s’en souvient. L’autre monde survient.

On a toujours volé. Sur les bois et sur les usines, sur les guerres et sur les vitrines, sur la terre et sur les étoiles, sur le temps, sur les voiles, sur le vent qui divague, sur la lune à cheval sur la vague et sur son reflet dans les flaques.

On a toujours volé.

L’âge d’or est comme le bonheur : on ne le reconnaît que quand il est passé.
Lao Surlam