L’Irlande astrale

 J’ai connu bien des femmes exceptionnelles. Ce soir je me souviens d’Amy. Notre relation fut brève, technique, et intense. Depuis toujours, cette Australienne avait un rêve : visiter l’Irlande, terre de ses ancêtres. Elle y a passé trois semaines de folie. Elle est revenue tout pleine des splendeurs sauvages de la Verte Erin. J’ai coupé à la corvée des photos de vacances, par chance. Elle m’a offert à la place un fabuleux survol.

Cette histoire-là date de plus de 20 ans. Le voyage astral ne m’était pas aussi familier qu’il l’est aujourd’hui. Il m’arrive de rester à cheval sur les deux mondes durant des journées entières. C’est comme une ivresse, mais celle-ci ne diminue pas les réflexes. Elle les rend plus vifs et plus sûrs. Il n’y a pas de temps en astral. On peut donc réagir instantanément. On peut moduler le temps et la durée à notre gré. C’est bien commode, et ça peut éviter des accidents tragiques.

Dans les années 90, lorsque mes sorties de corps se sont multipliées, j’étais conscient de m’envoler, mais je n’avais plus la conscience de mon corps physique, qui restait abandonné, sans mon contrôle. J’en ai parlé à Jean-Claude Flornoy. Je craignais que ça m’arrive au volant, et que mon corps physique, réduit à sa plus simple gouvernance, soit incapable d’éviter un accident. Jean-Claude s’est foutu de ma gueule, comme d’hab. 
Quand tu sors de ton corps, il n’est pas livré à lui-même. Tu as étudié ça en scientologie, me semble-t-il. Le corps est toujours contrôlé par ton cerveau. La partie la plus basique, le cerveau reptilien, gère le comportement physique. C’est son taf.

Il a raison. Ron Hubbard appelle ça le mental réactif. Pour ce mental assez crétin, tous les paramètres d’une situation donné sont équivalents. A = A = A = A, ajoutait le fondateur de l’église de sciento. Le mental réactif est sans doute un robot crétin, mais ça suffit pour conduire une bagnole. Même si ce cerveau basique est infoutu de choisir le meilleur itinéraire, il assure la sécurité de la conduite, c’est le principal.

J’ai beau savoir tout ça, je ne suis pas rassuré. Encore plus crétin que mon mental réactif ! La plupart de mes sorties de corps se produisent sans prévenir. Elles obéissent à une logique et une volonté qui n’est pas toujours la mienne. Quand je programme une sortie de corps, je me débrouille pour être couché dans mon lit, portes fermées, de façon à minimiser les risques de dérapages physiques. Dans l’aventure astrale proprement dite, je fais confiance à mon esprit pour prendre les bonnes décisions en cours de vol. Mais ce n’est pas si simple, à cause du vertige notamment, comme vous le verrez plus loin…

Dès nos retrouvailles, Amy s’est jetée sur moi. Elle m’a enveloppé d’un million d’images, de senteurs, d’impressions, de nostalgies et de caresses toutes irlandaises. Un instant je l’ai vue rousse. Avec des yeux verts menthe dans un nuage d’éphélides. Cette fille aime l’Irlande, elle me l’a bien prouvé. Tandis que nous faisions l’amour, elle est sortie de son corps dès le premier orgasme et elle m’a fait la courte échelle. Je l’ai suivi dans l’autre monde, émerveillé. Déjà nous sommes en plein ciel. L’horizon courbe me fait deviner l’altitude. Astronautes du futur !!

Elle me prend par la nuque – oui, c’est bizarre, je sais, en tout cas c’est l’impression que j’ai. Pendant tout le voyage j’aurais cette sensation de sa poigne sur ma nuque. Elle me tient bien. C’est elle qui conduit, comme le cavalier conduit sa danseuse.

Bonjour la danse où elle m’entraîne ! On s’est rapproché du sol. Je distingue la Bretagne, la mer. Tout est bleu. Je vois des moutons sur la mer. Voici du vert : l’Irlande. On s’approche. Des moutons encore. Elle me montre des villages, des moutons, des villes, des moutons, des églises, des moutons et des châteaux en ruine. Elle me montre des pubs, des pintes de bière brune, des visages joyeux, elle me fait entendre des chansons typiques, des conversations, animées que je comprends parfaitement sans connaître la langue – j’ai même droit à une visite guidée de l’Abbaye de Kilmore, ou d’une autre. Magique.

Je plane à la vitesse de la lumière. Je suis étourdi, émerveillé. Un bonheur indescriptible fait vibrer mes électrons. Je frétille comme un chien qui agite la queue. Pourtant mon corps physique est quelque part en France, sur un lit. Que fait-il ? Je n’ai aucun moyen de le savoir. D’ailleurs je m’en fous. La vitesse hallucinante à laquelle Amy m’entraîne ne m’empêche pas de tout voir, tout sentir, tout ressentir. Oh oui c’est magique. Une magie ordinaire que je ne possède pas. Amy me la communique, je lui en sais gré. Toujours je veux garder ce précieux don de pouvoir.

Grâce à ce voyage de trois semaines qui n’a duré que trois quarts d’heure, j’ai des souvenirs précis de ce pays où je ne suis jamais allé. Enfin si, j’y suis allé en astral, avec le meilleur guide possible. Son habileté à évoluer en astral et à m’y emporter à son gré témoigne d’une rare virtuosité. Cette sorcière avait une longue pratique de cette technique. Le vol de la guerrière n’avait aucun secret pour elle. J’ai reçu les enseignements d’une grande spécialiste, je m’applique à l’imiter – même si je désespère d’atteindre un jour sa fluidité. Les femmes ont une matrice, qui manquera toujours aux sorciers mâles pour tenter d’égaler leurs prouesses de magie ordinaire.

J’ai des souvenirs visuels, sensoriels, mais très peu de noms, de mots, de phrases. Avec Amy, j’étais en direct live. Impossible de me repasser le film sans revivre les sensations incroyables que donne le vol astral. Rendez-vous compte : j’étais conscient, mais ce n’est pas moi qui conduisait. Quelqu’un d’autre, ma chère Amy, avait pris les commandes de la super navette spatio-temporelle et j’étais contraint de me taper ses voltes et ses loopings. La sensation de vertige n’était pas absente. 

Amy s’en est émue. Un sorcier de ma classe qui se paye un vertige de gamin, pour elle, ça craint. Je suis d’accord, même si je sais d’où ça me vient. Pas un vertige de gamin, mais vertige pour un gamin. Nuance. Elle m’a emmené à la vitesse cinglée qu’elle affectionne sur la colline sacrée de Chartres, jusqu’au sommet de la plus haute flèche de la cathédrale. Ses arêtes ont des sortes de marches, pour faciliter l’escalade des maçons bâtisseurs ou des réparateurs.

En fixant ces saillies de pierre, un vertige immonde m’a saisi, parce que ça devenait trop réel. Je croyais voir les maçons acrobates, je flippais pour eux, nom de dieu ! Je voyais les moindres détails de la pierre, et même, je me souviens, un coquillage marin fossilisé dans le calcaire. L’astral, mes amis, c’est tout à fait réel. Voilà ma certitude. 

On peut faire l’amour en astral, avoir faim et soif, on peut même se payer le vertige de sa vie. Qui hélas ne m’a pas guéri.

Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur.
Beaumarchais