Les amis qu’on a eu — je parle des amis véritables, plus frères que ton propre frère, plus chers que nombre de tes femmes — les amis qu’on a eu ressemblent tous à Juan Matus. Le Maestro lui ressemblait encore plus. Les années passées près de lui sont des joyaux d’intensité, de splendeur cruelle et virginale, de beauté sans rivale.
Tu vas t’asseoir sur le banc où il s’asseyait près de toi. Sur ce banc où tu l’as attendu si souvent. Devant toi la vieille façade fraîchement repeinte d’une église coloniale. Une ville en pente et en descente au milieu du Mexique. Bourgade intense et molle, vive et pudique jusque dans l’impudeur. Cité ancienne qui se révèle comme on se cache, ville qui dévoile ses failles plus qu’elle ne montre ses secrets. Serait-ce l’inverse ? Oui naturellement. Nature elle ment.
Tu l’attends sur ce banc interminablement. Tu sais qu’il est mort et qu’il ne viendra pas. Mais tu viens t’asseoir et pendant le temps où tu l’attends c’est comme s’il était vivant. Comme s’il pouvait arriver de son pas balancé, te saluer d’une main levée, s’arrêter comme embarrassé, dix fois de suite fouiller ses poches, puis se dandiner d’un pied sur l’autre et sans un mot partir. Avec un petit geste d’excuse qui pourrait vouloir dire : ne t’inquiète pas, je reviens. Il tourne les talons et dans la lueur du tout petit matin s’efface, s’efface et ton cœur perd sa trace.
Il disparaît comme on se lève. Tu te lèves à ton tour. Tu as compris qu’il ne viendra plus jamais. Ce qui ne t’empêchera pas de retourner t’asseoir sur ce banc de mémoire. À cet instant il est devant toi. Derrière le rire d’un enfant confiant, il te donne l’impression qu’il pourrait te suivre au bout du monde. C’est lui qui t’entraîne dans sa ronde. Il se tient debout derrière son petit rire de gorge qui ressemble à un râle, un homme à l’agonie.
Tu l’aimes ainsi. Tu voudrais que le temps s’arrête, que se fige l’espace à jamais. Tout est si parfait. Il te parle de l’homme et de son aveuglement. Tu acquiesces à chacun de ses mots. Ils portent et te transportent. Quel bonheur ils apportent ! Le Maestro est beau. Céleste. Sa clairvoyance te transperce.
Plus il parle, plus il s’éclaire. Et dans sa pure lumière, tu l’aimes. Ce qu’il te donne, tu ne l’as reçu de personne. Cadeau sans prix. Tu ne pourras jamais rendre au monde le quart de l’intensité qu’il semblait commander et qui à chaque instant jalonnait sa route et celle de tous ceux qui le suivaient. Qui avaient le bonheur de le suivre. Comme tu l’as aimé ! L’Homme, le Maestro, le Nagual. Trois en un. Tout le temps.
L’amour absolu que tu lui as porté ! Le meilleur lui est dû. Je doute qu’on puisse te comprendre après coup. C’était une autre époque. Les murs étaient moins gris, l’horizon aussi. Et le soleil plus brillant qu’aujourd’hui. Les écrivains sont comme les enfants.
Il y a mille ans je crois. Pourtant je te revois seul à Oaxaca, vieille bourgade aux rues pavées, aux balcons peints, aux murs brillants sous la pluie fine, bienvenue, la brume qui vaporise tes joues trop chaudes — elle te fait toujours cet effet-là. Je parle de la ville. Les filles te laissaient froid je crois. Tu n’entendais battre ton cœur que pour cet homme, ce géant, Maestro de l’instant, d’Artagnan d’outre monde, Tartarin de l’astral.
Là tu revois cette inconnue — quelle admirable soirée d’été ! — elle était venue, divinement belle, ex-mannequin, la petite quarantaine, blonde crois-tu, les yeux comment ? Tu ne t’attaches que rarement à ces détails. Tu vois les âmes au fond des yeux. La couleur de l’âme n’est pas celle des yeux. Pas tout à fait. Pas toujours. Seuls les êtres réalisés, complets, transparents, ont les yeux couleur d’âme, assortis à l’aura. Les rêveurs sont comme les enfants.
Le souvenir des faits extérieurs de ma vie s’est, pour la plus grande part, estompé dans mon esprit ou a disparu. Mais les rencontres avec l’autre réalité, la collision avec l’inconscient, se sont imprégnées de façon indélébile dans ma mémoire. Il y avait toujours là abondance et richesse. Tout le reste passe à l’arrière-plan.
La splendide créature s’avance, théâtrale, vers l’hôte qui l’attend tout en la dévorant des yeux. Quand elle est assez proche, elle lui pose la main sur l’épaule, son autre bras s’enroule au cou du maestro. C’est trop. Le temps s’arrête net. Et repart aussitôt.
Ses lèvres s’approchent de la bouche aimée de l’hôte puis s’entrouvrent pour lui dire : « Tu es l’homme le plus séduisant que j’aie jamais vu« .
Ouaaah ! Comment doit-on prendre ça ? Tu n’en as pas la moindre idée. T’a-t-on jamais dit ça ? Tu ne crois pas. Sûr que non. Une chose pareille ne se dit pas, elle s’écrit pour faire battre le cœur des lecteurs. Ceux qui sont amoureux y voient un signe heureux. Et ceux qui n’aiment pas le regrettent déjà.
Ils se sont embrassés au milieu du salon. Tous les regards, fascinés, hypnotisés, ne quittaient pas le couple magnifique. Personne n’aurait parlé quand le Maestro se taisait. Il garde le silence. Elle perd sa contenance. Ils ont quitté la pièce et chacun savait où ils allaient.
Le lendemain elle était partie. Ce fut comme si cette unique soirée n’avait jamais eu lieu.
Alors tu réalises que c’est un rêve — un souvenir peut-être. Les artistes sont comme les enfants. Tu es toujours à Oaxaca, en face de la vieille église aux trois marches, assis sur le banc préféré de Juan Matus, mais ce n’est pas lui que tu attends. C’est le Maestro revenu d’entre les morts pour te faire entendre son rire encore, t’emmener une dernière fois au pays de haute magie, là où il a vécu toute sa vie depuis ce jour où la foudre est tombée sur sa maison, depuis l’éveil, depuis qu’il est passé de l’autre côté juste en poussant une porte dont il a gardé la clé.
Il y fait entrer celles et ceux qu’il choisit. Je suis son apprenti. Je voudrais le serrer dans mes bras. Mais il est loin déjà. Une ombre de mémoire. Un rire dans le noir. Alors tu comprends qu’il est devenu ce qu’il a toujours été : un brouillard qui s’efface à l’aube du néant.
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