Efface ton histoire

 

Sur son chemin d’impeccabilité, le guerrier doit s’efforcer d’effacer son histoire personnelle. Il oublie peu à peu tout ce qui a constitué son passé, les faits, les lieux et les personnes, toutes celles qui ont compté pour lui. Les chéries, les fiancées, la famille, les enfants, les potes, les copains, les boulots, les patrons, les collègues, les combines, les vacances, les voyages, tout ce qu’il a fait, ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu, ce qu’il a vécu, tout, il oublie tout. Au terme de ce travail sur lui-même le guerrier impeccable a effacé son histoire.

 

Pourquoi faire ?

Quel est le but de la manip ? Un travail aussi dur, aussi total, sans savoir pourquoi on l’entreprend ? Casteneda nous recommande d’effacer notre histoire personnelle, un point c’est tout. Les explications viendront plus tard, de la bouche d’une autre guerrière du Nagual prénommée Florinda. Castaneda justifie ce travail d’oubli par cette simple phrase : c’est une condition nécessaire pour le guerrier de lumière. Nécessaire et suffisante ? Non, j’ai l’air de déconner, mais je suis atterré. Difficile d’y parvenir totalement. Ça implique de rompre toutes nos attaches affectives, parents, enfants, amis d’avant… Ce qui ne fait pas bon ménage avec le chemin qui a du cœur.

Le guerrier de lumière n’est pas un être dénué d’humanité. Il est ailleurs, au-delà de l’humain, oui, mais pas inhumain. Quel est le but de l’effacement de son histoire ? Justement. L’histoire personnelle est un frein qui s’oppose au progrès du guerrier. Il faut donc l’éliminer. Eh bien je vais vous dire, ça ne me plaît pas. Peut-être faut-il nuancer ?

 

Non-faire du guerrier mâle

Ma douce vient de lire Le don de l’Aigle. Elle raconte : « c’est un des non-faire qui conduit à effacer son ego, à perdre le sentiment sa propre importance. Florinda explique que ce non-faire n’était à l’époque appliqué qu’aux hommes ; autre temps et autres mœurs, maintenant et dans les pays occidentaux, l’ego qui rend con gonfle à toute pompe autant chez les hommes que chez les femmes. » Merci chère âme, tu me combles.
 
Dans ce livre, Castaneda rapporte à la sorcière Florinda les propos de Don Juan sur la force négative de la vie personnelle et sur la nécessité, pour un guerrier, de l’effacer. Juan Matus lui avait interdit de parler de sa propre vie. Florinda éclate de rire et réplique :

« Cela ne s’applique qu’aux hommes. Le non-faire de votre vie personnelle consiste à raconter des histoires sans cesse – mais pas une seule sur votre moi réel. Voyez-vous, être un homme signifie que vous avez derrière vous une histoire dense et compacte. Vous avez une famille, des amis, des connaissances, et chacun de ces êtres se fait de vous une idée précise. Être un homme signifie que vous êtes responsable. Vous ne pouvez pas disparaître aussi facilement qu’une femme. Pour pouvoir vous effacer vous-même, il vous faut de nombreux efforts.

Une femme peut disparaître facilement. Une femme peut, par exemple, se marier. Elle appartient alors à son mari. Dans une famille avec beaucoup d’enfants, les filles sont écartées très tôt. Personne ne compte sur elles et il y a des chances que certaines disparaissent sans laisser de traces. Tout le monde accepte facilement leur disparition. Un fils, en revanche, est quelque chose sur lequel on compte. Un fils a du mal à s’éclipser et à disparaître. Et même s’il y parvient, il laisse des traces derrière lui. Bien plus, les fils se sentent coupables de disparaître. Les filles non. »  (source)Le don de l’aigle, chapitre 14, Florinda

 

Un lourd secret

Je vais vous dire pourquoi ce discours ne me plaît pas. Outre le fait qu’il stigmatise les femmes en décrivant une réalité qui n’est plus la nôtre, il me semble suspect. Inventé par Carlos. Oui, parce qu’il doit justifier un comportement indigne d’un guerrier qui a du cœur. Alors il invente tout la scène : le discours de Florinda, le fait qu’elle rigole, etc. Ne soyons pas dupe. Don Juan Matus est revenu à plusieurs reprises sur le passé de son apprenti qui laisse à désirer. Carlitos a abandonné le petit garçon qu’il avait fait à une femme. Abandonnée elle aussi. Un guerrier digne de ce nom paye ses dettes et répare. Il est encore temps. Voilà ce que lui dit le Nagual. 

Malgré ces avertissements, l’ego de Carlos reste plus fort que son impeccabilité. Il laisse pourrir la situation, comptant sur le temps pour l’effacer de sa mémoire.

Voilà pourquoi je pense très fort qu’il a ajouté cette tirade de Florinda — tirade inventée, tout comme Florinda sans doute — pour justifier l’injustifiable. À preuve, cette dernière phrase de Florinda : « Quand le Nagual vous entraînait à garder votre bouche close sur votre vie personnelle, il entendait vous aider à surmonter votre sentiment d’avoir fait du mal à votre famille et à vos amis, qui comptaient sur vous d’une manière ou d’une autre. » (source)Le don de l’aigle, chapitre 14, Florinda

 

Magouille d’ego

Impossible que cette femme soit au courant d’un détail intime dont jamais Castaneda ne lui avait parlé. Seul Juan Matus était au courant. On l’imagine mal racontant ça à une autre apprentie. Cette phrase à elle seule justifie ce long mensonge. Ainsi se dédouane-t-il d’un épisode de sa vie grâce au devoir d’oublier — trop commode !

Autre chose : ça heurte de plein fouet ce qui justifie le don de l’Aigle : l’exigence de remémoration. Le guerrier a pour premier devoir de se souvenir de soi. Le petit Carlos n’en est pas à une contradiction près. Moi non plus. Il m’arrive de soutenir deux thèses contradictoires dans le même article. La parole n’a pas grande importance. Seule la musique des mots qui vous emporte a son rôle à jouer dans l’éveil. La musique, le rythme, la danse des mots. Rien d’autre. Nous avons cinq sens, et même bien davantage. Pourquoi voudrait-on que les mots n’en aient qu’un seul ?

S’il s’agit d’effacer les souvenirs ordinaires, de dénouer les liens qui nous lient à telle ou telle circonstance de notre vie, l’affaire est entendue. J’ai vécu cent vies dans celle-ci, j’en ai oublié quatre-vingt-dix-neuf.
Le souvenir des faits extérieurs de ma vie s’est, pour la plus grande part, estompé dans mon esprit ou a disparu. Mais les rencontres avec l’autre réalité, la collision avec l’inconscient, se sont imprégnées de façon indélébile dans ma mémoire. Il y avait toujours là abondance et richesse. Tout le reste passe à l’arrière-plan. (Carl Gustav Jung)

 

 

Traquer

Si par malheur un guerrier est obsédé par un passé tenace, s’il est gêné par l’élastique qui le ramène en arrière, l’oubli ne peut rien pour lui. Qu’il agisse à l’opposé : la remémoration. Qu’il retrouve la totalité du souvenir enfoui, qu’il nettoie cet engramme et continue sa route. Voilà la stratégie des nouveaux voyants pour échapper à l’Aigle. Un des points clés du nagualisme. Pourquoi Don Juan aurait-il suggéré le contraire à Castaneda ? Pourquoi l’aider à oublier sa honte, son devoir de guerrier, de père et d’être humain ? Je le répète : Carlitos invente. Le petit Carlos n’est pas fiable. Le génial Castaneda a des failles, et tant mieux. Ainsi nul ne pourra l’idolâtrer.

S’il s’agit seulement de ne pas la ramener sans cesse en racontant ses exploits, je suggère surtout le contrôle de soi, une des bases de l’impeccabilité. S’il faut atténuer le choc que nous causons à notre entourage, il y en a une autre : la traque. Il s’agit d’être quelqu’un d’autre avec ceux qu’on aime. Atténuer la stupeur et le dépaysement qu’ils pourraient ressentir en découvrant en leur père, leur frère, leur mari, un être inconnu, déstabilisant et pour tout dire terrifiant. Certains diront qu’on ne ment pas à ceux qu’on aime.Lewis Trondheim par exemple Mais s’il a mensonge, y a-t-il tromperie ?

 

Terrifiant

Ai-je dit terrifiant ? Oui, le guerrier qui s’arrache à l’humaine condition a quelque chose de terrifiant pour tout un chacun. Quelque chose qui tient de l’ovni ou du monstre. Son intransigeance fait peur. Ses miracles font peur. Son humour ne fait pas rire le commun des mortels. D’ailleurs, mortel, l’est-il encore ? Parfois on dirait que non. C’est parce qu’il ressemble aux dieux d’avant, à ces surhommes qui sont venus du ciel pour terraformer cette planète. Eux aussi avaient quelque chose de terrifiant.

Celui qui ne dissimule pas sa surhumanité est un bouddha idiot, selon la forte formule de Flornoy qui se l’appliquait volontiers à lui-même. La tentation du bouddha idiot est encore plus terrifiante. C’est le deuxième ennemi du guerrier énoncé par Castaneda : la clarté. Si le guerrier n’est pas capable de vaincre cette clarté aveuglante, il devient terrifiant, et ne peut pas vaincre non plus l’ennemi suivant : les pouvoirs. Il les prend pour lui, s’en attribue le mérite et finit par se croire l’égal de Dieu. Combien en sont morts !

 

Comment ça marche

Le guerrier fuit le mental qu’il assimile à l’ego. Le mental est un frein absolu sur le chemin d’éveil. Vivre à l’écoute de son corps profond, accueillir en soi l’âme du monde, rien de tout ceci ne demande la moindre étincelle d’intelligence, de mental ou d’ego. Tout ceci, au contraire, réclame la plus sincère humilité.

L’ego est la seule partie de l’être humain qui ne connaîtra jamais l’éveil. (Adage lamaïste)

 

Ce chemin est le plus difficile qui soit. Il oblige à se renier d’âge en âge. À se perfectionner sans cesse. Le travail sur soi doit être permanent. S’il s’interrompt, on ruine des journées, des semaines d’effort. Des mois, des années quelquefois sont réduites à néant comme si le chemin parcouru ne l’avait jamais été. L’obscure bêtise envahit l’être le plus éveillé. Jusqu’à la folie parfois. J’ai connu le cas.

 

Est-ce que je sais ?

Certaines marches sont plus hautes que d’autres. Beaucoup plus hautes. Qui n’avance pas recule. Le guerrier, coûte que coûte, doit les grimper. S’il a besoin des talents d’un alpiniste chevronné, il devient cet alpiniste. Comment ça marche ? Est-ce que je sais ? Le guerrier n’en sait rien. Il le fait. C’est tout.

Effacer l’ego revient à éliminer les parasites, les chiens galeux, les faux-culs et les psychopompes. Eux seulement. Tu peux garder tes amis, tes frères, tes enfants. Ton corps saura ce qu’il faut faire. Et souviens-toi : le guerrier ne se demande pas comment faire, il le fait.

Ils ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait. (Marcel Pagnol — faussement attribué à Mark Twain, JF Kennedy, Churchill…)

 

 

Le guerrier le fait parce qu’il sait que c’est possible. Ceux qui l’ignorent n’essayent même pas.

 

Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors seulement vous vous apercevrez que l’argent ne se mange pas.
Parole d’un Cree