Dans le dédale du temps

 

Hénoch, mon ami, tu t’es fait la belle. De tous temps, je t’appelle ! Surprise : l’écho multiple me répond. Il m’appelle par mon nom. Mille voix d’Hénoch s’élèvent au fil des temps. Jeune ou moins jeune, d’âge mûr ou d’âge mou, Hénoch est partout. Quand je chasse sur la ligne de temps, souvent je tâtonne. Parfois même, ça déconne. Mais là, c’est quoi ? Jamais vu ça !

Je n’avais aucun parti pris. Je savais que dans le Multipli rien ne se passe comme ailleurs. Ici n’est pas maintenant, ici peut très bien se trouver là ou ailleurs. C’est du flou n’importe où, c’est du grand n’importe quand. Le temps passe son tour au lieu de passer son temps à passer normalement. Je m’attendais à tout. J’ai été servi. Le premier endroit où mon double omniscient a dirigé mes pas, ce fut sur la vieille route 66 dans les années 50 et dans une Cadillac pourrie conduite par son vieux pote Dean Moriarty. On the road again! Son vieux pote ?! D’où le connaissait-il ? Hénoch n’en a rien dit. A peine le temps d’engloutir un maxi burger arrosé d’un cahin-cola, il avait disparu je ne sais où. Au Chili ? Au Pérou ? Je l’ai trouvé partout. De tout temps il cantonne. Et les chants qu’il entonne viennent de l’omniprésent. Alors je me cale sur l’instant total.

J’ai jeté un œil du côté d’Hyperborée. Il y était aussi. L’Atlantide ? Je l’y ai vu longtemps. La fuite d’Egypte, l’exode ? Il passa toute son enfance à courir après le pharaon Touthmosis dit Moïse. Il se souvient qu’il marchait trop vite. Auprès du grand Rama ? Il l’a connu jeune homme, en Celtie, occupé à guérir les foules de quelque horrible maladie. Il s’appelait encore Ramos le Druide. Hénoch l’a retrouvé pour ses derniers instants, comme il nous l’a conté.

A Rome ? Il fut César. Plus tard, il fut l’initiateur du jeune empereur Héliogabale. En Grèce ? Il fut l’élève du grand Héraclite, celui qu’on appelait l’Obscur. Puis au 20e siècle, il fut agitateur et trublion dans la Révolution des Jeunes Turcs. A Lyon ? Il fut Saint Irénée, premier évêque de France. Longtemps auparavant, il avait été Lugh la Flamme, l’œil de son front lançait des éclairs, mieux que le petit Zeus il avait commandé la foudre.

Bien plus tard, au pied de la sainte colline de Vézelay, il prêcha la croisade. En Afrique, il fut Avicenne, Livingstone et le roi Abou Bakari. En Amérique, compagnon de Quetzalcoatl, il lui apprit à piloter les navettes spatiales. En Inde, il vécut un temps dans le corps d’Hanuman, compagnon de Rama. Cet homme insaisissable ne s’empare de rien. Les vies vont, vagues volages, elles glissent sur lui sans le mouiller. Il est passé par ici, il repassera par là, il court, il court le furet du bois Mesdames, le furet du bois joli.

 

 

Après je me souviens l’avoir vu dans un train, un grand train de l’espace filant vers les étoiles. Près de lui, Dean Moriarty tentait d’arrêter de fumer. Il broyait au pilon des tas de Camel sans filtre, tandis que le bel Hénoch vautré sur un sofa tirait doucement sur sa chicha.
– Ce spatio-train suit la Route 66, me confie-t-il. C’est un itinéraire trop kiffant, réputé depuis l’aube des temps. Les Olmèques le connaissaient bien : ils le tenaient des Atlantes.  Cette route traverse en spirale les 66 principaux systèmes stellaires de la galaxie avant d’arriver au centre galactique, ce grand Œil noir qui a toutes les réponses, et qui pose toutes les questions.

Hénoch est fatiguant. On est déjà ailleurs, je ne vivrais pas la suite de ce voyage, je ne mettrais pas le doigt dans l’Œil. Il n’arrête pas de permuter les époques, les endroits, les ambiances. Sans crier gare, il change d’allure, et sous mes yeux il change de gueule. C’est lui qui pilote, pas moi. Je me contente de lui coller aux basques : où il ira, j’irai, pas de souci pour ça. Mais ça le fait tiquer. J’ai vu la tronche qu’il tire, sans parler des insultes. Alors il me balade. Il me déroute avec sa route. Il me dérouille avec sa rouille. Pourtant je veux savoir. Qu’allait-il faire dans l’œil divin ? Reverdir ? Savoir son avenir ? Retrouver sa virilité ? Guérir sa blessure d’amour ? Voulait-il, comme Gilgamesh, obtenir des grands dieux le secret de la vie éternelle ?  Voulait-il, comme Merlin, connaître le secret de l’éternelle jeunesse ?

Tu n’y es pas, me dit le Patriarche. J’avais une mission sacrée confiée par ma Déesse. Je suis allé dans le Grand Œil pour rencontrer les Grands Dieux du Cœur Centre. J’étais chargé d’une supplique que je devais remettre au Concile Galactique. Autant l’avouer, cette mission fut un cuisant échec. Ma Déesse a pris une terrible gifle dans la face, elle eût infiniment préféré recevoir une bonne fessée de son serviteur amoureux.

Paf ! Je vois des gorilles dans la brume. On a encore changé d’époque et de pays. Il m’agace, oh comme il m’agace. Je le coupe : De quelle mission s’agissait-il, ô libidineux vieillard ?

Humpf ! Laisse ma libido tranquille, jeune puceau ! La mission était d’importance. Poser la candidature de notre Sainte Mère bien-aimée au titre de Grande Déesse Créatrice, et celle de tous ses subalternes de la mission Terra au titre de Dieux Créateurs. Mes arguments étaient solides. Nos dieux ont traversé les éons pour terraformer la terre, aménager ses fleuves, assécher ses marais, combler ses gouffres et sculpter ses falaises. Ils ont creusé son sol d’un gigantesque réseau de tunnels qui passent sous les montagnes, sous le lit des fleuves, sous les planchers océaniques. Ils ont peuplé la Planète Bleue d’animaux magnifiques, dont beaucoup ont été créés pour elle. Enfin, ils ont conçu une race divine pour assurer la garde et la prospérité de Terra.

Changement de décor : Venise. On est assis tous les deux à l’arrière d’une gondole qui passe sous le Pont des Soupirs. Le gondolier ressemble beaucoup à Dean Moriarty. Sauf qu’il fume. Je ne puis m’empêcher de sourire. « Quelle race divine ? Le genre humain ? Sans déconner ? Les Grands Dieux se sont bien poilés, j’imagine ?
Imbécile ! Il n’y a pas de quoi rire ! C’est ce que je leur ai dit, mais ça ne les a pas calmés, au contraire ! Et si tu pouvais arrêter de te marrer comme un grand con, ça me ferait plaisir ! Les Grands Dieux de l’Œil-Centre ont débouté ma demande, ils m’ont traité en importun, et le voyage du retour fut le plus triste de mes vies. Tu te doutes comment Hathor l’a mal pris. Elle m’a refusé son pardon. Bons dieux !! Comment peux-tu en rire, crétin des cimes ?

 

 

Qu’Hénoch me balade, qu’il me traite de tous les noms, il vit ses vies, je n’en ai cure. Mais puceau !? J’ai bientôt 70 balais ! Il est vrai que pour lui c’est un jour dans sa vie. Je ne saurais faire le compte de ses années terrestres. Elles ne donnent d’ailleurs qu’une pâle idée de sa longévité réelle, qui doit se compter par années galactiques. Une année galactique dure un peu plus de 237 millions d’années terrestres. Autant dire une éternité !

En comptant le temps par milliards d’années, Hénoch hantait déjà la Terre des premiers âges. Je me souviens de l’avoir vu dans le grand corps malade d’un Tyrannosaure à l’agonie, martelant un slam improbable qui faillit avoir raison de la sienne ; mais il sut changer d’ombre avant de perdre l’esprit. Fou, il le fut souvent, à bord d’une nef avec sa bande, au fond de la fosse aux serpents ou dans le creux moelleux d’un nid de coucous. Il a connu l’enfant Horus tout petit dans la crèche, avec l’âne et le bœuf. Genoux à terre devant la Déesse Isis, il fut le Ravi qui ravit les Provençaux, le fada sur la colline. Ravi, il le fut à plusieurs reprises, lors d’autant d’ascensions, d’autant d’abductions, d’autant d’enlèvements du 3e type qu’il eût à subir en tant que Maître ascensionné.

Hénoch voulait savoir comment je voyageais dans le temps sans chronoscaphe ni aucune machine divine. Est-il drôle ! Je suis moi-même la machine divine. Mon corps sait faire ça, comme beaucoup d’autres trucs. Hénoch est intéressé.
– Tu prononces la formule magique ? demande-t-il.
– Quelle formule ?
– Eng’wyen Tyrritenglin. C’est de l’elfique. Tu dis ça pour voyager dans le temps ?
Que dalle ! Rien à foutre des formules ni des chronoscaphes ! Je peux aller où je veux, quand je veux, ça s’appelle le voyage astral. Donne-moi un coup de poing. Vas-y, n’hésite pas, frappe-moi.

Il l’a fait. Son poing velu est passé à travers ma face. Il n’a rien senti, moi non plus. Hénoch n’en revient pas. Bienvenue en astral ! Je n’ai pas de corps solide, je suis un hologramme, une image en relief. Mon corps est resté dans mon présent, très loin dans le futur. Je doute qu’il y pige quoi que ce soit, mais j’explique quand même. Il hoche la tête. Il n’a pas l’air convaincu.

A son tour, il m’explique ce qu’il a compris du Multipli. Il appelle ça les Plis du Temps. Quand on se trouve à cet endroit, tous les mondes sont grands ouverts. Tous les plans sont accessibles. On n’a même pas besoin de choisir, il suffit de faire deux ou trois pas dans l’avenir, et on se retrouve n’importe où dans le passé sans jamais quitter son présent. Mais il voudrait bien comprendre comment je fais pour le marquer à la culotte. Comment je peux le suivre où qu’il aille ? Je lui expliquerai s’il me raconte comment il compte sortir d’ici. Et comment s’est passée son arrivée dans le Multipli.

 

 

Nous voilà à Rome, au Colisée, tout nus sur le sable de l’arène. Derrière les barreaux, les lions et d’autres fauves nous regardent en rugissant et vociférant. Déjà Hénoch ricane ailleurs. Ce type est cinglé. Affalé dans son sofa, il pompe sa chicha. Tout change trop vite. Hénoch me tire par l’oreille.
– Tu ne m’es pas sympathique, mais tu as le mérite d’être avec moi depuis cent ans. Le temps n’est pas le même ici, ni l’espace. Mais ça tu l’as compris. Très bien, je vais satisfaire ta curiosité. Je te dirais comment je suis arrivé aux Plis du Temps, comment le grand chevalier m’a accueilli, tout ce que tu voudras. En échange, tu me donneras ton secret. On a tout le temps, pas vrai ? Servons-nous en.

 

La plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu’il n’existe pas.
Charles Baudelaire