L’ultime étape se déroule comme dans un rêve. D’ailleurs c’en est un. Nous attendait une surprise de nature à me faire oublier ce col que j’ai eu tant de mal à franchir. L’altitude, je la préfère en astral !
On s’est arraché de nos couches peu avant le lever du soleil. Comme chaque matin, nous sommes les premiers à quitter le village de toile. Le chemin – le raidillon devrais-je dire – est désert à cette heure. Pourtant sur l’autre versant j’aperçois un minuscule troupeau de chèvres pas plus grosses qu’un insecte. Sans leurs gambades, je ne les aurais pas remarquées. Là, derrière elles, trotte un chevrier. Notre ami de l’autre jour ? C’est possible. À vol d’oiseau, il est à un kilomètre de nous. Mais s’il fallait le rejoindre, ça nous prendrait la journée.
– Au moins deux jours de marche, tu veux dire, corrige Gilles. Tu as vu la profondeur de cette gorge ?
Effectivement, la faille qui nous sépare dégringole jusqu’à une étroite vallée qu’il faudrait atteindre au péril de nos vies avant de grimper la falaise d’en face. Comment font ces gamins ? Ils ont la même agilité que leurs chèvres, et comme elles, ne connaissent pas le vertige.
– Si ça se trouve, il n’est plus en Inde. La frontière doit passer par ici, je ne sais pas où.
Un paquet de frontières, en fait. Celle de la Chine au nord, celle de l’Afghanistan à l’ouest et entre les deux celle de l’URSS – aujourd’hui celle du Tadjikistan.et non pas Talvikistan! On peut même ajouter le Pakistan au sud ouest. Plus loin vers l’est, la frontière népalaise. Comme on s’en doute, ce carrefour en haute montagne est le lieu de toutes les contrebandes.
Il y a deux jours, nous avons croisé une troupe de gardes rouges. Ils nous ont détaillé sans aménité, arme au poing, visage fermé, et sont repartis sans un mot. Gilles nous a fait remarquer qu’ils ont franchi illégalement la frontière indienne. Mais la légalité est le cadet de leurs soucis. Leur priorité est de traquer les passeurs et les réfugiés politiques qui fuient le divin régime de Mao Tsé Toung.Je sais qu’il faudrait écrire et dire Mao Zedong ou Mao Ze Dingue mais ça fait ièch et je fais ce qui me plaît. Tiens, je vais l’appeler Mao sur la montagne!
Nous marchons d’un bon pas. Gilles annonce une pause. Il déballe un nouveau sachet de graines, et on picore avec la satisfaction béate de trois poulets fermiers. Le spectacle est magnifique. Gilles a bien choisi l’endroit de la halte.
Avec un geste de magicien, il fait jaillir de son sac plusieurs petits carrés de soie qu’il étale sur le rocher débarrassé de toute saleté. Ensuite il verse dans chaque carré une joli tas de graines et de fruits secs. Micha et moi l’observons avec intérêt et curiosité. De quoi s’agit-il ?
Gilles fait son mystérieux pendant quelques instants encore, le temps de nouer bien soigneusement chaque petit paquet. Il en remet un à Micha, qui le prend comme une eucharistie. Ensuite il m’en donne un autre et empoche le dernier.
Il daigne enfin s’expliquer. « Nous allons bientôt monter l’escalier qui conduit à la grotte sacrée. Là-haut se trouve un sadhu dont le rôle est de garder le lingam sacré. La coutume est de lui remettre une offrande de nourriture, car elle est rare à cette altitude. Sans les offrandes des pèlerins, les sadhus qui veillent sur Amarnath se trouveraient vite sans ressource. »
Bien sûr. Tout ce qui est mangé, bu ou brûlé ici doit nécessairement venir de Pahalgam, après une escalade de cinq jours, exactement comme nous l’avons fait.
Pahalgam. A serene haven in the Himalayas,Un hâvre de sérénité dans l’Himalaya disent les pubs touristiques. C’est vrai que c’est beau comme bled.
On s’assied au pied de l’escalier interminable taillé à même le roc et qui se perd dans la brume légère. Là-haut, la merveille nous attend. Nous n’avons pas de hâte particulière à grimper vers la grotte. Nous passons de longs instants à converser avec un sadhu sympa qui entretient un feu de bienvenue. Il gratte soigneusement les braises qui recouvrent une grosse bûche. Elles tombent en grésillant, et tandis qu’il repose la bûche sur elles, son feu repart de plus belle.
Il est né le divin instant. Sur une colline qui à Vézelay s’appellerait Montjoie, les effets délirants de l’acide et du lieu se font sentir et je m’assieds. Micha m’imite aussitôt. Gilles a pris un peu d’avance. Il revient sur ses pas en esquissant des entrechats et près de nous s’assoit, énigmatique baba.
Face à nous, la grotte domine un vallon. En ce temps-là, il n’y avait pas le village de toile qu’on y trouve aujourd’hui. Juste la file des pèlerins vannés par les journées de marche et qui retrouvent des ailes en sentant l’arrivée.
Un gong résonne, longuement, puissamment. Gilles nous explique. Chaque fois qu’un pèlerin atteint la grotte et touche le lingam, un sadhu frappe le gong qui résonne dans toute la vallée. Les hallussix nations s’intensifient. Lucy in the Sky with Diamonds…
À notre droite, une falaise interminable monte jusqu’au ciel. Et dans les tourments de la roche, tous les trois ensemble, nous voyons des personnages de pierre, finement sculptés, adorablement sexy, qui dansent en ondulant avec grâce leur corps souple et leurs membres déliés, magnifiques.
Transportés nous sommes. En extase. Je sors de mon sac à dos la caméra qui ne m’a pas quitté. Et je filme ce spectacle à couper le souffle. La montagne entière est une sculpture, une œuvre d’art tantrique, la façade d’un temple dédié à l’amour, au coït, à l’orgasme, à Shiva. J’ai filmé de longues minutes dans les gloussements et les cris d’admiration de Gilles et Micha.
Longtemps après, de retour en France, nous avons regardé le film. On ne peut pas filmer les hallus. On s’en souvient. Le film agit comme un pense-bête, et parfois, quand l’humeur s’y prête, on peut avoir des remontées d’acide. Là je revois ces corps splendides, ces danses érotiques, et dans le silence de l’âge, je me souviens.
Nous allons enfin nous lancer dans l’escalier, quelque peu vertigineux je l’avoue, mais on n’a rien sans rien. Prodigieuse combinaison de l’exaltation et de l’effort physique, tandis que nous entamons la dernière ascension vers Shiwa Baba – j’écris Shiwa pour parler comme Bom Shankar.
Cher Papa Shiv! Qu’il soit béni comme sa caverne, lingam dans le yoni, phallus dans la grotte. Comment créer le monde autrement que par l’accouplement? Et comment l’accouplement ne serait-il pas divin? Bonheur des cimes, l’ivresse décime. Lucy est en haut avec Ses Diamants et laisse dés.
Nous avons vaincu la dernière montée, le grand escalier taillé dans la roche, et le gong là-haut qui salue le terme de notre voyage vers Shiva. L’émotion fut grande. L’un après l’autre, nous avons donné en prashadoffrande au sadhu gardien le sachet de graines et de fruits secs. Et l’un après l’autre, nous avons touché le lingam de glace, stalagmite aux formes évocatrices, symbole et présence réelle de Shiva créateur, père de tous les dieux de l’Inde et du reste du monde.
Adieu Shiwah Baba! Je n’ai jamais aimé aucun dieu de la sorte. Aussi fort. Aussi doux. C’est fou.
Le texte que vous venez de lire est extrait d’une série d’articles racontant ma découverte de l’Inde il y a un demi siècle.
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