Bien des notions du Nagualisme peuvent dérouter le néophyte. La plus incomprise est certainement l’art de traquer. Déjà, en soi, l’art de rêver à la façon des sorciers amérindiens est rarement comprise pour ce qu’elle est : trois pas dans l’autre monde. Mais l’art de la traque est encore plus déroutant. Quand tu t’y trouves confronté, tu as l’impression d’être manipulé. Le traqueur t’emmène où il veut. Tu le crois très malin. En fait pas du tout.
Le sorcier qui traque se traque d’abord lui-même. Il ne sait pas qu’il est en train de traquer. Il ne joue pas de rôle, il ne change pas de personnalité, un sorcier n’est pas un acteur. Il est infiniment meilleur. Car le sorcier ne joue pas, il est le personnage qu’il incarne. Et il n’en sait rien. Je m’étais fait traquer souvent par mon benefactor. Je lui en voulais pour ces mascarades et les sorties qu’il m’avait faites. Il m’a fallu du temps, et plusieurs relectures du cycle Castaneda pour prendre du recul. Surtout il a fallu que je me retrouve à mon tour dans la peau du sorcier qui traque.
Tout guerrier doit un jour se confronter à cette évidence : l’éveil change profondément notre manière de fonctionner.
Pour pratiquer l’art de traquer, il n’y a aucune action à entreprendre. Il s’agit de laisser les commandes de sa propre personne à quelqu’un d’autre. Être ou force non biologique. Il suffit de laisser faire parce qu’on ne se rend compte de rien. Le plus effarant est dans l’automatisme. Quand on a atteint le niveau d’impeccabilité requis, ça se fait tout seul. La traque se met en place en toi, tu n’as rien d’autre à faire que de lui obéir.
Ecoute ton corps. Il sait.
Mais de quoi s’agit-il au juste ? Un chapitre de Castaneda illustre de façon comique les effets d’une traque. Carlos se promène dans sa voiture avec Juan Matus, son benefactor. Ils se rendent à une petite ville au nord du Mexique, quand à côté de Carlos le nagual semble s’étrangler et se met à tousser violemment. Carlos s’inquiète, lui jette un coup d’œil pour constater qu’il ne va pas bien du tout. Son teint est cireux, il transpire, et semble au seuil de la mort.
Le vieux se fait conduire dans un restaurant où le garçon le reconnaît et l’aide à atteindre sa table. Juan Matus est un habitué ici, et le plus étonnant, c’est que tout le monde le connaît tel qu’il se montre à présent : un vieux sub-claquant, quinteux, égaré, malade. Carlos commence à se poser des questions qui le taraudent. Il aimerait bien comprendre quelque chose mais à son inquiétude pressante, le vieux nagual ne répond que par des quintes de toux ou des insultes.
En sortant du restaurant, la scène empire. Juan Matus se met à hurler, ameutant les passants. Il accuse Carlos d’en vouloir à sa vie et à ses économies. Un groupe de Mexicains menaçants se forme autour de Carlos qui panique. Les prisons mexicaines ne sont pas réputées pour leur confort et leur sécurité. Il va perdre les pédales quand un grand calme se fait en lui. Il vient de décider que rien de tout ça n’a la moindre importance. Tout à fait tranquille, il s’assied au volant de sa voiture et s’apprête à démarrer quand Don Juan s’assied à côté de lui. Carlos Castaneda n’en revient pas. Juan Matus est un autre homme.
Apaisé, maître de lui, rajeuni, il n’a plus rien d’un papy égrotant. C’est le nagual retrouvé qui s’adresse à Carlos. « Démarre, lui dit-il. Nous n’avons plus rien à faire ici. » Carlos finira par comprendre que son benefactor n’est pour rien dans la cruelle mésaventure qu’il vient de lui faire vivre. Don Juan Matus lui-même y a cru. Il était devenu ce moribond acariâtre simplement parce qu’il avait décalé son point d’assemblage sur cette position. Voilà une magnifique leçon, bien difficile, déroutante, mais suprême démonstration de la maîtrise du sorcier qui sait se retirer pour laisser place à l’Esprit.
L’Esprit, ce jour-là, s’est amusé à déstabiliser Castaneda, qui est allé jusqu’à croire que Juan Matus était devenu fou, puis qu’il l’avait toujours été, qu’il avait inventé tous les tours de passe-passe pour abuser de la naïveté de son apprenti. Carlitosdiminutif affectueux que Don Juan Matus donne à son protégé a déraillé comme pas permis.
Il m’est arrivé un doute semblable lors de ma deuxième visite à mon (futur) benefactor, en Mayenne. La première visite avait été un enchantement. je n’en étais pas revenu, c’est pourquoi j’y revenais. Je savais que le domaine de Rochefort se trouvait juste de l’autre côté d’un pont, à une quinzaine de kilomètres de Laval. J’arrive au pont que je traverse et de l’autre côté, rien. Rien de rien. Le domaine s’était évaporé.
J’ai garé ma voiture pour mieux inspecter les lieux. Mais non, que dalle. J’aurais rêvé tout ça ? Si ça se trouve, je ne suis jamais venu voir Flornoy. Si ça se trouve, il n’a pas changé du tout, il est encore le gamin que j’avais connu un quart de siècle plus tôt. J’ai tellement envie de vivre des aventures à la Castaneda, il est très possible que je me sois fabriqué des souvenirs exaltants. Je remonte en voiture, dépité, hagard, et je reprend la route de Laval.
Et là, magie ! Je passe devant un pont que je n’avais pas remarqué en venant. On dirait bien que… Je le passe et là, miracle ! Voici le domaine, je suis au hameau de Rochefort sur Mayenne, je vais revoir Flornoy, je n’ai pas rêvé ! J’étais juste allé un pont trop loin. Et mon connard de mental réactif avait fait le reste…
Voilà ce que le guerrier doit retenir. Loin de l’ego, s’abandonner à l’Esprit quand le point d’assemblage se décale. Faire confiance, adopter l’humilité qui permet l’inacceptable. Ne pas vouloir tout comprendre avec le triste mental qui tout labellise, tout réduit, tout émascule et tout embrouille. Apprendre à sentir l’invisible avec la peau des couilles, le ventre, ou l’intérieur des cuisses. Ça n’est pas dans Castaneda mais ça marche, je m’en sers depuis 30 ans.
C’est l’ardent rire dont il convient d’user ici. L’art d’en rire. De moi, de toi, de tout. Tu connais la chanson, tu as juste oublié la musique et les paroles. Tu peux toujours la chanter en yaourt sur l’air de je me brûle l’œil au fond d’un puits. Plus tu ris, plus ton corps dit oui. Plus tu vis. Plus tu jouis. Vivre n’est pas suivre un programme élaboré de longue date et sécurisé à chaque étape. Vivre est dangereux. On risque la peine de mort à plus ou moins brève échéance.
Chacun sa chance. On paie d’avance. Et on se lance, on s’élance, voyez comme on danse. La mer est immense. Ton rire indécence est déjà jouissance. Pas de repentance aux viveurs intenses. Docte quintessence aux almes fragrances. Cruelle insolence, elle habite en France et lance la transe aux bords de la Rance. Prénommée Florence, elle est Byzantine. Son nom se décline au cours des Matines que le moine entonne et qui tôt me tanne. Je pointe une antenne et mon œil atone absorbe un cartoon qui vaut pas deux thunes.
Rire de l’art du traqueur. Et traquer l’art d’en rire. Vivre à cent à l’heure en total délire. Vivre à petits pas en pinçant la lyre. Cheminer gaiement, hardiment séduire, aller tristement trop mal se conduire, tout m’est un, tout me va, tu m’éteins, tu m’envoies. Vive la vive voix sur la voie rétive en la dive loi. Veine y vit d’ive ici. A beau mentir qui vient de loin. À peu que le cœur ne me fend. Ces cyprès sont si loin, soupire un éléphant. Il se trompe, il nous ment. Défense d’y voir, sire ailé faon.
Défenses d’ivoire ? Réquisitoire ! Contrebandiers pirates des savanes et des forêts équatoriales, écumeurs des parcs nationaux, scalpeurs de squaw soudain sortis de leur réserve, vitupère l’avocat général. Qui souffle ici, pour quoi ? Du vent dans les branches de sassafras.
Du vent dans les branches de sassafras est une pièce créée à Bruxelles en 1964. Cette comédie en 2 actes, parodie d’un western américain des années 1950, est le chef-d’œuvre du dramaturge, romancier et académicien René de Obaldia. (source)
Sassafras : cet arbre pousse en Asie et en Amérique, principalement cultivé au Brésil, en Thaïlande et au Viêt Nam. L’huile essentielle issue des racines du sassafras, l’héliotropine, constitue le précurseur principal de la MDMA. Surnommé le « Laurier des Iroquois », il est utilisé par certains peuples pour ses propriétés antiseptiques.
Parles-en autour de toi ; ça ne mange pas de pain et ça fait bien dans la conversation. (sondage)Là je déconne ou pas ?
Les premiers mots de cet article se répètent à la fin. Bien des notions du Nagualisme déroutent le néophyte. L’art de traquer est le plus difficile à piger. Parce qu’il n’y a rien à piger. Si on doit retenir une seule chose, c’est ça. La traque est l’art du lâcher-prise. Le guerrier se traque lui-même. Il ne joue pas la comédie, il devient réellement quelqu’un d’autre. Au bout du compte, ce n’est pas lui qui traque, mais lui qui est traqué. Il n’est pas le chasseur mais la proie. Ce qui est le cas général, comme on le découvre en prenant de l’âge et du galon.
Encore une fois, ce lâcher-prise dépend d’un imperceptible mouvement du point d’assemblage. Toute sorcellerie s’obtient de cette façon. Seuls les prestidigitateurs, les magiciens professionnels, les illusionnistes qui se produisent sur scène, les artistes manipulateurs ne décalent pas leur point d’assemblage. Ceux-là pratiquent l’art de la dissimulation. Grâce à leur dextérité, ils abusent un public crédule qui ne comprend rien et en redemande.
La vraie magie, je l’appelle sorcellerie faute d’un meilleur mot. Elle n’a rien à voir avec ces amusements. Elle peut sauver des vies en grand nombre. Elle atteint des sommets que la plupart des scientifiques pensent inaccessibles aux humains. Ils se trompent sur ce point comme sur d’autres. C’est même à ça qu’on les reconnaît.
La sorcellerie est un accomplissement. L’apprentissage du lâcher-prise est un long travail sur soi, incessant djihad pour museler l’ego dominant et acquérir la fluidité nécessaire à l’exploit. Oui, se traquer, devenir autre, se sentir différent sans certitude de pouvoir revenir à l’état normal et l’accepter de tout son être, se livrer tout entier à l’amour absolu qui vient d’en haut et qui ravit l’esprit, le corps et l’âme, c’est un accomplissement, c’est un sacrifice, c’est un exploit. Oui-da.
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