« Les grandes choses exigent que l’on se taise ou que l’on en parle avec grandeur: avec grandeur, c’est-à-dire avec cynisme et innocence.

« Ce que je raconte, c’est l’histoire des deux siècles à venir. Je décris ce qui va arriver, ce qui ne peut pas arriver autrement: la montée du nihilisme. Cette page d’histoire peut être racontée maintenant: dans ce cas, la nécessité elle-même est à l’œuvre. Cet avenir parle déjà par la voix de cent signes et présages, cette fatalité s’annonce partout; pour entendre cette musique du futur, toutes les oreilles sont déjà tendues.

« Toute notre civilisation européenne est agitée depuis longtemps sous une pression allant jusqu’à la torture, une inquiétude qui grandit au fil des décennies, comme si elle voulait provoquer une catastrophe: inquiète, violente, emportée, comme un fleuve veut arriver au bout de son parcours, qui ne pense plus, qui a peur de penser. » (source)Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance

Ce texte n’est pas de moi, il a été écrit il y a plus d’un siècle par un philosophe allemand, le seul que je kiffe, mon pote Friedrich. Sur lui, j’ai déjà mis en ligne plusieurs articles. Mais comme il est incontournable, j’en écrirai sans doute quelques autres.

Il y a toujours à raconter sur ce pur génie, tellement novateur, tellement visionnaire. Les nazis ont voulu le récupérer, ces rigolos n’avaient pas l’étoffe. Ils ont piqué sans les piger certaines notions nietzschéennes, comme le surhomme, la volonté de puissance, la décadence, le renversement des valeurs, l’éternel retour. Avec ces a-peu-près, les chiens vert ont fait du n’importe-quoi. C’est pourquoi le grand reich qui devait durer mille ans est devenu un tout petit reich qui n’a pas duré dix ans.

Mais le nihilisme qui animait ces chiens galeux, Nietzsche l’avait vu venir, monter en puissance, s’installer insidieusement dans toutes les couches de la société. Il fallait son talent de visionnaire pour l’anticiper. Parmi les excès du Stürm und Drang, de l’aufklärung et du romantisme allemand, parmi les délabrements d’un monde finissant, aux idéologies à bout de souffle, il fallait Nietzsche pour isoler la dominante : l’irrésistible montée du nihilisme.

« Les grandes choses exigent que l’on se taise ou que l’on en parle avec grandeur : avec grandeur, c’est-à-dire avec cynisme et innocence. » (source)Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance  Apparier de tels extrêmes, trait de génie. Cynisme et innocence. Tel est le guerrier, tel est le lanceur d’alerte. Il dénonce un abus, il annonce un autre ordre mondial, qui commence avec chacun de nos gestes, ici, maintenant. Son innocence justifie son cynisme.

Quand Nietzsche évoque le surhomme de l’avenir, il ne le divinise pas. Sur le sujet de Dieu, Nietzsche est très clair : « Dieu » est une hypothèse beaucoup trop extrême. »  (source)Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance Nietzsche le prophète a déjà percé à jour toute la gamme des illusions qu’on nous a fourré dans le crâne dès la naissance. Il n’en est pas dupe, et nous invite à l’imiter quand il évoque « l’existence telle qu’elle est, sans signification et sans but, mais revenant sans cesse d’une façon inévitable, sans un dénouement dans le néant : l’Éternel Retour. C’est là la forme extrême du nihilisme : le néant éternel ! » (source)Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance

D’autres philosophies ont pris la relève, toutes manquent de sève. Aucune d’entre elles n’a suivi la voie tracée par le prophète fou. L’existentialisme a même flirté avec le nihilisme que Nietzsche conchiait avec raison. Les punks ont lancé leur terrible slogan No Future. Ils ont pataugé dans le néant avec un large sourire accroché à la face avec des épingles à nourrice.

Je fais toutefois une exception pour le nagualisme, une philosophie de l’action prônée par Carlos Castaneda, à laquelle je souscris sans réserve. Elle n’est pas exactement reconnue comme une philosophie par les professionnels de la profession, universitaires perclus et frileux que Nietzsche aurait conchié. Aucun de mes lecteurs se soucie de leur opinion. Moi non plus. Le nagualisme traite de l’énergie, de l’intention, des pouvoirs inconnus. J’y vois la fille naturelle de la volonté de puissance chère à Nietzsche.

La volonté de puissance provoque l’ivresse. On nous a appris à rester petits. À vivre petit, à penser petit, à rêver petit. Comment pourrions-nous imaginer que nous sommes puissants au-delà de toute limite ?

« J’ai le bonheur, après des milliers d’années passées dans l’aberration et la confusion, d’avoir retrouvé le chemin qui mène à un oui et à un non. J’enseigne de dire non en face de tout ce qui rend faible — de tout ce qui épuise. J’enseigne de dire oui en face de tout ce qui fortifie, de ce qui accumule les forces, de ce qui justifie le sentiment de la vigueur. Jusqu’à présent on n’a enseigné ni l’un ni l’autre : on a enseigné la vertu, le désintéressement, la pitié, ou même la négation de la vie. Tout cela sont les valeurs des épuisés.

Une longue réflexion touchant la physiologie de l’épuisement me força à poser la question : jusqu’où les jugements des épuisés ont-ils pénétré dans le monde des valeurs ? Le résultat auquel je suis arrivé fut aussi surprenant que possible, même pour moi, qui me sentis familier déjà dans bien des mondes étranges : j’ai trouvé que l’on pouvait ramener tous les jugements supérieurs, tous ceux qui se sont rendus maîtres de l’humanité, de l’humanité domestiquée du moins, à des jugements d’épuisés. » (source)Friedrich Nietzsche, La volonté de puissance

La volonté de puissance est un magnifique plaidoyer pour l’énergie, pour la pensée positive, pour le culte de l’effort et de la volonté. Ce qui manque le plus à notre époque. Nous sommes dévorés par une ambition unique, idiote et suicidaire, acquérir toujours plus. Posséder toujours davantage. Quelle idiotie ! Ce qu’on possède ne vivra pas éternellement. La matière passera. Les trésors ne sont rien. Pourquoi posséder de l’or et des diamants ? Nous ne nous possédons même pas nous-mêmes.

Nous sommes la propriété insaisissable de ceux qui nous ont voulus. Ils nous ont faits à leur image pour que nous puissions travailler pour eux, jouir avec eux, rire avec eux. Puis ils sont partis. Quand ils reviendront – car ils vont revenir – aurons-nous toujours la même envie de rire ? Quand ils prendront nos filles et nos femmes, fini de jouir. Quand ils nous mettront des chaînes, nous serons bien obligés de travailler pour eux.

Les épuisés qui nous mènent ne dirigeront jamais que des épuisés. Pour retrouver la vigueur, il faut du courage. Le courage de sortir de la domestication, la détermination de quitter les hardes de la domesticité, la soif de retrouver en nous la nature sauvage, irrésistible, belle. L’homme libre, sans préjugé, sans pensée, sans remords. Goûter à cet absolu quelques instants seulement, avant de mourir.

Xavier Séguin

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