Hommes de l’âge d’or, nous étions de bons sauvages, nous vivions libres et heureux. Vos traditions évoquent à peine ces temps bénis où nous vivions en paix. Ces choses sont oubliées. Mais ne suis-je pas Hénoch, père des nouveaux hommes, compagnon des anciens ? Mon rôle est témoigner, la mémoire est mon devoir.

Je vous parle d’Eden, je vous raconte l’âge d’or. Cette douce époque n’en fut pas une. Le temps n’a rien à voir là-dedans; il s’agit d’espace. On devrait dire le Pays d’Or, non l’âge d’or. Non, on devrait plutôt dire le Pays d’Ur. C’est le paradis terrestre, bien mal nommé : il n’est pas sur terre, mais au-dessus. A la verticale du pôle nord, sur un gigantesque vaisseau-mère immobile, en vol stationnaire sur une orbite distante de 100 km. Sur ce vaisseau vivent les déesses et les dieux, nos maîtres.

La lumière du soleil est amplifiée et reflétée par la surface cristalline du vaisseau-mère, ce qui le rend éblouissant. Son éclat brutal éclipse la lune et les étoiles. Finie la nuit. Toujours le jour. L’astre solaire parait bien falot face aux radiations aveuglantes du vaisseau-mère. Il occupe une bonne moitié du ciel visible. Les humains ne peuvent pas tourner les yeux vers lui. Aussi l’appellent-ils le Soleil, et ses habitants les Fils du Soleil.

Ils sont grands, deux fois fois plus haut qu’un homme, et dix fois plus forts. Leur peau luminescente éclaire dans l’ombre. On dirait qu’ils ont absorbé un peu du rayonnement de leur planète divine. Des humains, mâles ou femelles, sont admis en leur compagnie. Ils se battent pour avoir l’honneur de les servir et de séjourner auprès d’eux. Si d’aventure ils reviennent sur terre, on les traite avec le même respect qu’on accorde aux dieux, et on les appelle Fils du Soleil, comme nos maîtres les grands dieux. 

« Il fut d’or, le premier âge à naître : sans vengeur, sans contrainte, sans lois, il respectait la bonne foi et la droiture. Point de châtiment ni de crainte; nulle menace sur des tables de bronze et la foule suppliante ne craignait pas le visage de son juge; sans protecteur, les gens étaient en sécurité.

Alors, le pin n’avait pas encore été abattu dans ses montagnes et n’était pas descendu sur les flots marins pour visiter un monde étranger. Les mortels ne connaissaient de rivages que les leurs. Nul fossé ne cernait encore aucune place-forte. Point de trompette droite, point de cor à l’airain courbé, ni de casque ni d’épée. Sans soldat, les tribus sans risque passaient de doux loisirs.

La terre aussi, dispensée de toute obligation, sans être touchée par le hoyau, ni blessée par des araires, donnait tout d’elle-même. Satisfait des aliments produits sans aucune contrainte, l’homme cueillait les fruits de l’arbousier, les fraises des montagnes, les cornouilles, les mûres attachées aux ronces épineuses et les glands tombés de la large frondaison de l’arbre de Jupiter.

Un printemps éternel ! Les zéphyrs paisibles caressaient de leur souffle tiède les fleurs nées sans semis. Bien vite, même, la terre vierge portait des moissons et le champ en jachère blanchissait de lourds épis. Là, des fleuves de lait, là, des fleuves de nectar; des gouttes de miel blond tombaient de l’yeuse verdoyante. » (Source)Ovide, Métamorphoses, I, 89 – 11

C’est pour décrire la vie sur le Soleil des dieux qu’un poète latin du nom d’Ovide a écrit ces lignes. Il me les a volées. Il a repris quasiment mot à mot le récit que j’avais fait de la vie des humains sur Hyperborée. C’est ainsi que les Grecs l’appellent. J’y ai vécu quatre siècles. Un siècle par vie, un siècle pour apprendre, deux siècles pour le plaisir.

Quatre siècles ! C’est autant que quatre de vos vies, ô éphémères que vous êtes ! A votre compte, j’ai vécu dix mille vies, sans jamais rencontrer le repos de l’oubli, la caresse froide de la mort qui régénère le vieux corps. Pourtant j’ai changé de corps comme de décor, souvent, trop souvent, la Déesse y veillait.

Amis éphémères, si la brièveté de vies vous chagrinent, sachez qu’une vie interminable n’a rien d’enviable. Un dieu s’est pendu l’an passé. L’éternité l’avait lassé. Il a plus de chance que moi, qui ne choisis plus ma destinée. Une autre a pris les commande de mon sort, elle est seule maîtresse à mon bord, et je l’adore.

Mais mon récit doit commencer avant, bien avant le retour des dieux. Bien avant leur départ. Avant la grande guerre des dieux contre les dieux. Du temps où nous vivons heureux. J’étais un jeune chasseur sur les pas de mon père, le meilleur chasseur d’orques des steppes. Et la terreur des uruk-hai.

Nous partions tous deux sur la piste des orques, et je ne compte plus les nuits à la belle étoile, à l’aventure. En ces temps bénis où le ciel était encore visible, l’air pur et frais, quand la lumière douce venait d’un soleil tout petit, terriblement lointain. Mon père et moi, nous étions comme deux mains : l’une ne va pas sans l’autre, et l’autre est toujours prête à donner un coup de main.

Et la guerre éclata. Les Dieux se sont battus, catastrophe inouïe, guerre planétaire des dieux entre eux. Le ciel jeta sa colère à la face de la terre. La lueur de cent mille éclairs et un fracas terrifiant fit rouler les rocs et les pierres, vaciller la cime des montagnes, et gronder toutes les eaux souterraines qui se mirent à jaillir du sol éventré.

Et puis ce fut le tour des laves dévorantes. Ça sentait la fin du monde. On a bien cru que notre dernière heure était venue. Créatures chétives en face des dieux surhumains, les pauvres humains se terraient pour tenter d’échapper au massacre. Espoir bien illusoire.

Les gaz de combat ont propagé leurs méphitiques vapeurs jusqu’au plus profond des cavernes où sanglotait le bétail humain. Beaucoup sont morts. Guidé par l’odeur des cadavres, un géant masqué vêtu d’une combinaison étanche venait parfois les recouvrir de chaux vive. Ceux d’entre eux qui vivaient encore poussaient de longs cris terribles quand la chaux les brûlait jusqu’à l’os. Son travail fait, le géant s’en allait.

La surface de la terre était un gigantesque brasier. L’air empoisonné était irrespirable. Pour les humains, aucun espoir de survie dans ce champ de bataille dévasté, ravagé par les tempêtes de cendres et de braises. Les rescapés n’ont pas eu le choix. Ils se sont enfoncés toujours plus profond, toujours plus loin du sol maudit.

Galère dans les galeries

Il existe dans les profondeurs de la terre un réseau de tunnels compliqué. Des souterrains traversent les océans sous le plancher marin. Ce réseau comporte des galeries de hauteur variable : plus on s’enfonce, plus elles sont hautes de plafond. Certains de ces tunnels font le tour de la planète. Les plus longs sont les plus profonds. On les diraient vitrifiés, comme si la chaleur les avaient fait fondre.

Il y a aussi de vastes cavernes chantantes où résonne l’infini tintement de cristaux géants. Il s’y trouve aussi des logements, des villes, des places publiques et même des champs. C’est là que vivent les hommes-taupes. Pour la plupart, ils sont aveugles. Comme la taupe leur totem. Ils se dirigent à l’aide de leur troisième œil, ou plutôt de leur tierce oreille.  Cet organe très développé fait office de sonar qui leur permet de visualiser l’espace en trois dimensions. Les dauphins possèdent le même sens, et les chauves souris aussi, nos compagnes des cavernes.

Les rescapés vivent comme des taupes, mangent comme des taupes, et meurent comme des taupes. La grande guerre des dieux a tout ravagé pour des dizaines de milliers d’années, rendant l’air irrespirable et répandant partout la radioactivité mortelle. Cent mille ans de gel dans une atmosphère empoisonnée ont rendu la surface de la terre semblable à celle de la Lune ou de Pluton. Des lacs d’azote gelé parsèment d’innombrables déserts vitrifiés qui dans un lointain futur deviendront des lacs salés.

Où vivre ? Dans les galeries profondes, dans les cavernes chantantes, dans le ventre de Gaïa, toujours plus loin du sol vers le Centre Terre. Je me souviens des temps heureux où mon père m’emmenait chasser l’orque des steppes et le redoutable uruk hai – le monstre mi-fauve mi-homme que les géants d’Ur ont mis au point pour nous détruire. Mon père Thyann le chasseur était chef de clan. Il est mort voici bien des lunes. 

Moi, Aorn fils de Thyann, du Clan des Insoumis, je vais vous conter dans ce livre les aventures du jeune homme que je fus et de l’homme que je suis devenu, celui qu’on appelle Hénoch le patriarche. Mon apprentissage du dur métier d’homme s’est déroulé dans les profondeurs sans lumière. Je m’y revois comme si c’était hier. Toutes ces journées, tous ces mois à courir dans les corridors obscurs. Toutes ces années à chercher le Centre Terre !

Je savais qu’un jour on y arriverait, même si jamais je n’aurais pu imaginer ce que nous allions y trouver.

 

Xavier Séguin

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