Qui sont ces dieux innombrables des panthéons grecs, celtes et hindous, pour ne citer qu’eux ? Sont-ils des êtres immortels, des divinités incréées, des agents de la Source, ou tout simplement des hommes comme nous, avec les qualités et les défauts de tous les êtres vivants ?
J’ai montré à quel point les dieux grecs et bibliques sont humains, trop humains, pour reprendre l’heureuse formule de Nietzsche. Je voudrais compléter cette étude en montrant le portrait de Shiva tel que le tracent les Shivaïtes. Shiva est le premier dieu de l’Inde, le plus vénéré. Il était déjà le premier – et le seul à recevoir un culte – dans la période pré-védique. L’indianiste Alain Daniélou l’identifie à Dionysos, dont le culte s’est répandu en Europe à l’époque de son apparition en Inde, où il s’est maintenu, connaissant même un regain de ferveur avec la branche shivaïte de l’hindouisme, tandis qu’il déclinait en Europe, sous l’influence du monothéisme hébreu.
L’épisode biblique où Moïse, redescendant du mont Sinaï, trouve son peuple en adoration du taureau, symbole et compagnon des dieux Baal, Dionysos et Shiva, est une allusion directe à cette rivalité cultuelle : Baal est une version locale de Shiva Dionysos. Le veau d’or de Baal est la progéniture de taureau de Dionysos, il se différencie du bélier de Rama et de sa progéniture l’agneau de Dieu, symbole de Jésus, qui se dit aussi le bon pasteur… Ce cher Jésus n’est pas à une contradiction près ! Comme Dionysos et son avatar Baal, Shiva n’est pas un dieu unique. Il s’inscrit dans une continuité que je pense historique. A-t-il eu une existence humaine ? En tout cas, les textes sacrés de l’Inde l’affirment en donnant une foule de détail. Je vais vous conter son mariage, humain trop humain, tel que nous le décrit le Shiva Purana.
« Pour s’approcher de Ména, épouse du roi des montagnes, Shiva prend la forme d’un danseur. Vêtu comme un mendiant, il danse merveilleusement et chante d’une voix très douce. Il joue du cor et bat son tambour sur un rythme envoûtant. Devant ce merveilleux spectacle, tous les habitants sont en extase. Parvati, fille du roi, voit la forme harmonieuse de Shiva. Il a le corps enduit de cendres. Un collier de crânes autour du cou, ceint par un serpent sacré, il sourit, ses trois yeux brillent. D’une éclatante blancheur, le beau Shiva, l’ami des humbles, l’océan de bonté, répète : « Faites un vœu. » Parvati s’incline devant lui et lui dit : « Sois mon époux. » (source)Shiva Purana, Rudra Samhita, chap. 17, cité par A. Daniélou, Shiva et Dionysos, pp. 105 sq
Il accepte tout en dansant. Ména lui offre des bijoux. Il fait la moue. Puis de l’or. Il refuse encore. Sans s’arrêter de danser, il demande la main de Parvati. Ména est choquée, humiliée, furieuse. Elle veut le faire jeter dehors. Impossible de le toucher tant son corps est brûlant. Et il disparaît soudain. Le chef du clergé intervient auprès du roi. « Allez-vous donner à Shiva votre fille, la sublime Parvati, lotus des lotus, belle comme le jour et profonde comme la nuit ? Mais ce Shiva n’a pas de toit, il ne connaît personne qui compte. Ses amis sont des vauriens. Son nom de famille, sa caste, ses origines sont inconnues. Il est mal fait, ses membres sont difformes, on dirait un charmeur de serpent. Quel beau parti, vraiment ! Ce n’est qu’un yogi qui vit nu, le corps enduit de cendres, les cheveux hirsutes. Il habite les lieux de crémation. Pire que tout, ce voyou sans métier, ce mendiant dépravé s’oppose à la religion des Védas. » (source)Shiva Purana, Rudra Samhita, chap. 17, cité par A. Daniélou, Shiva et Dionysos, pp. 105 sq
Tant pis, le roi des montagnes veut quand même donner sa fille à Shiva. Il lui envoie des messagers avec les cadeaux rituels. Shiva les accepte et traite ces gens avec honneur. Enchantés, ils reviennent vers le roi qui fait préparer tout le nécessaire pour les noces, et tout le superflu aussi. Des collines de sucre, de sel, de farine et de riz. Des citernes de lait, d’huile, de lassi, de gâteaux et de sucreries. Des outres par centaines, pour le vin, le jus de canne, les fruits pressés, les boissons enivrantes.
Le roi des montagnes lance les invitations. Venues des quatre coins du monde, toutes les montagnes se réunissent pour la fête. Toutes les rivières, tous les fleuves sont là aussi. La foule des invités forme une marée humaine qui semble ne jamais se tarir. Toute la ville est en fête. Des drapeaux, des guirlandes et des bannières, des feux de bengale, des lampions et des chandelles illuminent et décorent chaque maison, chaque recoin, chaque ruelle. L’encens parfume la ville et ses faubourgs, bientôt toute la région en est embaumée. Une salle immense, meublée avec splendeur et raffinement, recevra les convives. C’est Vishvakarma, l’architecte des dieux, qui l’a construite. Un magnifique appartement attend le futur époux.
En recevant l’invitation, Shiva se met à rire. Il accepte. Il appelle son taureau et ses Ganasvoyous sacrés pour l’accompagner, et toutes la horde des esprits malins (Bhûtas). Le roi des montagnes et toutes les montagnes viennent s’incliner devant Shiva qui approche. Couvert de bijoux, tout sourire, Shiva trône sur son taureau. Autour de lui, des dieux l’éventent et chantent sa gloire. Sa beauté illumine les quatre coins de l’espace. De son corps émane une divine lumière. Il resplendit.
« Ména, l’épouse du roi, demande alors à le voir sous son aspect normal qui détruit la vanité et l’orgueil. De son balcon, elle voit arriver l’immense cortège des Gandharvas. Les musiciens du ciel, accompagnés de nymphes ravissantes, jouent une divine symphonie. Voyant arriver Vasu, le chef des dieux des sphères, elle s’exclame : « Voilà Shiva ! » On lui répond : « Non, ce n’est qu’un de ses ministres. » A chaque nouvel arrivant, de plus en plus splendide, elle s’écrie : « C’est lui ! » Chaque fois, on lui dit : « C’est un comparse. » La reine est éblouie.
Lorsque Shiva apparaît, assis sur son taureau, couvert de cendres, les cheveux hirsutes, le croissant de lune sur son front, un crâne à la main, une peau de tigre sur l’épaule, portant un arc et un trident, les yeux étranges, malpropre et mal vêtu, entouré de ses Garnements, de diables, de fantômes aux formes effrayantes, Ména, épouvantée, s’évanouit. Quand elle revint à elle, sa fureur fut sans bornes : « Que faire ? Vous m’avez trompée. Soyez tous maudits. Maudit soit le jour où j’ai conçu cette enfant. Jamais ma fille n’épousera cette créature. Je la tuerai plutôt. » (source)Shiva Purana, Rudra Samhita, chap. 17, cité par A. Daniélou, Shiva et Dionysos, pp. 105 sq
Sermonnée par les dieux, Ména finit par s’adoucir. « S’il apparaît sous une forme avenante, ma fille peut lui être donnée. Pas autrement. » Shiva se montre alors sous son aspect charmant. Chaque partie de son corps rayonne de beauté. Ses vêtements sont multicolores. Il porte des bijoux précieux. Sa peau est claire et lustrée. Le croissant de lune ajoute encore à sa beauté. Ména éblouie, demande pardon pour ses injures. » (source)d’après le Shiva Purana, Rudra Samhita cité par A. Daniélou, Shiva et Dionysos
Le mariage aura lieu dans un faste jamais vu jusqu’alors, et qu’on ne reverra plus jamais. Au cours de la cérémonie, le prêtre demande à Shiva, selon le rite : « Dites-nous maintenant votre généalogie, votre caste, votre famille, vos ancêtres védiques et les Védas que vous récitez. » Moment d’embarras. Pour rompre le malaise, un sage prend la parole : « Shiva est l’Être suprême. Il n’a point d’ancêtre ni de famille. Il est le Son primordial (Nàda). » (source)d’après le Rudra Samhita cité par A. Daniélou, Shiva et Dionysos
Il y a beaucoup de points intéressants dans ce récit, à commencer par la nature de l’Être Suprême, divin plus que divin, et dans le même temps tellement humain qu’on en a le vertige. Est-ce que l’être suprême peut épouser une mortelle, fut-elle la fille d’une grand roi ? Mais Parvati n’est pas mortelle, c’est une déesse de noble lignage. Très bien, mais comment l’être suprême pourrait-il épouser une simple déesse ? A-t-il même la possibilité de s’incarner ? Certes, il y a l’exemple de Jésus, fils de l’Eternel tout-puissant, et pourtant homme. Mais cette incongruité a été combattueet elle l’est encore par beaucoup de sages et de sceptiques, à la suite de Simon le Magicien ou de Spinoza, pour ne citer qu’eux.
Autre point fort, la double apparence de l’être suprême ou soi-disant tel : capable de prodiges, sublimement beau et charmant, il peut se révéler repoussant, sale, terrible. Il change d’apparence à volonté, il disparaît comme l’eau qui s’évapore, mais à d’autres moments il se déplace sur un animal comme n’importe quel humain. Ces paradoxes se retrouvent dans la mythologie grecque, où Dionysos revêt exactement les mêmes apparences que son homologue Shiva.
Il y a d’autres exemples de duplicité divine : Zeus peut se révéler divin, tout-puissant, mais aussi lâche, veule, concupiscent et plein d’orgueil. Son épouse Héra se montre plus digne de son statut. Pas étonnant, elle est la Grande Déesse Hathor, Isis, ou quel que soit le nom qu’on lui donne. Tous ces faits ont été adaptés par des générations d’ignorants écrasés de préjugés et de superstitions, ce qui en rend l’analyse bien incertaine sans le recours à d’autres formes d’investigation qui ne doivent rien à la raison.
Comment cette prouesse pourrait-elle être à la portée de nos scientifiques, historiens ou autres, castrés qu’ils sont par le diktat du tout-rationnel et les préjugés tenaces issus de trente siècles de mensonges ?
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