Petits tyrans. Ou tout petits tyrans. Ou tyrans minuscules. Ou petits tyrans minuscules. Ou tout petits tyrans très minuscules. Ou petits tyrans insignifiants. Ou tout petits tyrans insignifiants. Le benefactor de Castaneda, Don Juan Matus, lui raconte sur le mode plaisant les degrés de la petite tyrannie.
Les petits tyrans ce sont tous ces gens, tes amis, tes ennemis, ta famille ou tes collègues, tous ceux autour de toi qui jouent au petit chef pour t’en faire baver. Galerie de portraits.
Séverine
1989, année de l’œuf. Dans ma petite agence de communication en bande-dessinée, j’avais lancé ce slogan pour faire diversion dans le concert officiel qui en faisait l’année du bicentenaire. De quoi ? Ben de la révolution française, crâne d’œuf. 1789, ça ne te dit rien ? Tu as séché les cours d’histoire ? Je ne te donne pas tort, l’histoire est un tissu de conneries et de mensonges. J’avais monté une petite agence de communication en bande dessinée.
Pour fêter l’année de l’œuf, j’avais demandé à 89 dessinateurs de me faire un dessin sur le thème de l’œuf, que j’ai publié sous forme de collector pour l’offrir à mes clients et prospects. Un joli petit bouquin, bien édité, bien relié sous couverture toilée, il doit m’en rester encore quelques-uns. Mais 89 auteurs à gérer dans mes locaux, forcément, ça fait du remue-ménage. Du va-et-vient, voire de la cohue quand ils déboulent en bande.
Une charmante jeune personne s’est offerte pour un coup de main. Je ne lui avais rien demandé. Elle a mis son nez dans mes fichiers, elle a regardé tous les dessins dans les cartons. Elle a pianoté sur mes ordis, sympathisé avec les dessineux, bu des coups avec eux, ou davantage si affinités.
Bref, Séverine est venue tous les jours. Ou presque. Je me demandais bien pourquoi. J’ai compris à la fin du mois, quand elle m’a dit : « Faudrait voir à me donner un salaire. Je ne vais pas bosser pour des prunes. » J’étais scié. « Je suis venue tous les jours, » qu’elle ajoute. Moi qui croyais que c’était pour profiter du chauffage et des bédéistes ! Je lui ai demandé de rester chez elle à l’avenir.
C’est la première fois que j’avais affaire à une job-squatteuse. Super technique : tu tapes l’incruste, tu profites de la coolitude du patron, et puis tu discutes salaire par surprise. Sans avoir jamais eu le moindre entretien d’embauche, ni aucune promesse de quoi que ce soit. Un type plus faible aurait cédé. Elle a quitté l’agence sans faire d’histoire, encore heureux. La semaine suivante, mon pote Jojo m’appelle. C’est un ami et concurrent. Dans la famille BD, tout le monde se connaît.
– Dis donc Xavier, j’ai reçu une fille qui veut que je l’embauche. Elle dit qu’elle a bossé chez toi.
C’était Séverine. Elle a fait la tournée de mes concurrents, ils étaient quatre à l’époque. Et elle a fini par se faire embaucher. Quelle débauchée !
Adieu Séverine. Tu m’as bien aidé. Pas par ton travail proche de zéro. Par ton côté chieuse effrontée qui ne lâche pas le morceau. Quand elle plante les crocs dans un mollet, elle serre les dents. Faudrait lui couper la tête pour qu’elle le lâche.
Zoltan le Thrace
Pendant six ans tu as été un magnifique petit tyran. On a sympathisé sur un site dit social — je déconseille. Tu es Zoltan, réfugié politique d’Europe de l’est, fan de BD. Tu m’as pris par les sentiments. J’ai eu le malheur d’accepter une rencontre. Il y a eu tous les signes pour me faire fuir et briser là. J’aurais dû. La curiosité l’a emporté, et moi avec. Tu étais plus faux que l’outil de la faucheuse. Combien de temps vas-tu tenir ce piètre rôle ? J’avais envie de le savoir.
Faut pas jouer avec la vie, elle n’aime pas ça. Après, si elle vous fait la gueule, ne vous demandez pas pourquoi. Zoltan n’a pas lâché. Il est resté égal à lui-même, faux comme jeton. Il m’a trop fait chier. À me lécher les balles, à me couvrir de cadeaux comme une minette qu’on drague. L’empaffé.
La Règle est claire : élever le débat. Je dois faire celui que rien ne touche. Au dessus de tout ça. Mais je ne suis pas assez bon acteur. Alors je décale mon point d’assemblage pour le placer sur l’état intérieur qui convient. Je ne joue pas la sérénité, je l’incarne. Rien ne me touche. Inébranlable. Impeccable.
Voilà tout l’art du traqueur : d’abord se traquer soi-même. Au prix de minuscules déplacements du point d’assemblage. Pour trouver le bon déplacement, net et sans bavures, un coup de main n’est jamais de trop. C’est le rôle des petits tyrans. Ils vous foutent la pression. Rôle précieux : ça vous fait faire des prouesses dont vous ne vous saviez pas capable.
Situation récurrente sur le chemin d’éveil. Vous découvrez que vous pouvez faire une action insensée, impossible, impensable, et vous comprenez en même temps que vous savez le faire depuis toujours. Le pouvoir était là et vous n’avez jamais eu l’occasion de vous en servir. Deux choses remplissent l’esprit d’admiration et de crainte, l’art du traqueur et la pertinence de la Règle.
Vivre avec son petit tyran, le supporter au quotidien, l’encourager même dans son harcèlement, lui dire du regard : « lâche-toi mon vieux, vas-y à fond, je peux encaisser plus que ça« . Tel est l’art du traqué. Chaque fois qu’il traque, le traqueur se traque d’abord lui-même : il devient autre. Sinon il ne serait qu’un sordide manipulateur. Au mieux un comédien. Mais pas là. Pour le comédien, tout se passe à l’instinct. Pour le traqueur, ça marche à la certitude. Le traqueur n’a pas de question à se poser. Il sait de toute éternité où placer son point d’assemblage pour obtenir l’effet voulu, le comportement désiré.
Dans la traque, le mental n’a aucun rôle. Le traqueur stoppe le monde avec sa traque. Il n’en est pas conscient quand il le fait. Grosse différence avec l’art de rêver où le but est de prendre le contrôle de ses rêves. Dans l’art de traquer, c’est tout le contraire : stop le contrôle. Il faut laisser les rênes à plus puissant que soi. Notre inconscient ? Notre âme ? Notre dieu intérieur ? Notre mort ? Qui d’autre ?
Sur un échec cuisant pour son ego, Zoltan a décidé que son apprentissage était terminé. Il s’est barré sans préavis. Il a tracé, le Thrace. Il a pris ses cliques et ses claques. Il a filé comme un pet sur une toile cirée. Ça m’a fait tout drôle. On s’attache à ses bourreaux. Adieu Zoltan.
Et merci. Tu as été un petit tyran impeccable. Merci d’être venu, Zoltan. Tu m’as pris quelques trucs dont tu as besoin. Je t’en ai ajouté une douzaine à découvrir plus tard. En cas de nécessité. Tu vas les trouver au fond de toi, comme si ç’avait toujours été là. Bien servi, mon gars. Treize à la douzaine.
Major Gwindoll
Il n’était pas anglais, il avait pourtant tout d’un vieux major de l’armée des Indes. Y compris les moustaches rousses. Et sur les billets de banque de sa patrie on pouvait voir la reine Elizabeth II en compagnie d’un koala. Ou d’un kangourou. Ou d’un phoque ?
À chaque rencontre, Gwindoll m’a fait chier. Il m’avait pris en grippe. Avec les vieux sorciers, cherche pas à comprendre. Chaque fois que j’ouvrais la bouche, il me la fermait aussi sec : « Tais-toi, tu déconnes à pleins tubes. Quand on n’a rien d’intelligent à dire, on la ferme.«
Il m’arrive de sortir des conneries plus souvent qu’à mon tour. Je reconnais. Mais pas à jet continu ! C’est lui qui me faisait cet effet-là. Je savais qu’il n’aimait pas mes vannes. Pourtant je ne pouvais pas me retenir d’en placer une à chaque fin de phrase. Ça venait sans doute de lui. Un des foutus pouvoirs dont il se servait sans scrupule. Du coup, à force de me faire rabrouer, je devenais vraiment crétin. Ce qui n’arrangeait pas son humeur de chien.
Cette façon qu’il avait de me rabaisser devant mes enfants, ma femme ou un vieil ami. Des années plus tard, j’en ai tremblé encore. Non de peur, mais de rage. Et puis j’ai lâché prise là-dessus comme sur le reste. Ce major de mes deux, ce lascar, ce faux vestige de l’empire colonial avait trouvé ma faille. Il s’est employé à l’élargir, à l’approfondir, à l’ouvrir jusqu’au centre de moi-même, afin que je ne puisse plus en ignorer l’existence.
Le Major m’a beaucoup aidé. Après la bascule de l’arcane XII Le Pendu, l’ego, si utile dans la première moitié de la vie, devient un obstacle. C’est une puissante saloperie qui entrave la marche en avant et barre le chemin de l’éveil. Si je n’avais pas côtoyé Gwindoll et tous les autres petits tyrans de rencontre, j’aurais pris beaucoup plus de temps à mater mon orgueil. À son âge, pas de temps à perdre, se dira-t-on. Connerie ! L’âge n’a rien à voir. On n’a jamais de temps à perdre. Pour le comprendre, cesse de te croire immortel. Et prends ta mort pour conseillère.
Je leur sais gré de leur aide précieuse. Le peu d’humilité que j’ai, je la leur dois, à toutes ces fausses terreurs, ces tigres de papier. Les petits tyrans sont un don de l’Intention. Sans leur aide, le guerrier ne peut progresser. Ce qui explique pourquoi les sorciers adorent provoquer d’autres sorciers. Une manière comme une autre de se trouver un adversaire de valeur, un indispensable sparring partner.
Il est des progrès qu’on ne peut accomplir seul. Don Juan Matus le répète sans cesse à son apprenti Carlos Castaneda, aussi je vous le répète après lui : « Si tu n’as pas de petit tyran dans ta vie, cherche-s-en dans ton entourage. Dépêche-toi d’en trouver. Les petits tyrans sont le salut du guerrier. Ils sont le moteur de ses exploits.«