Adam s’éveille à l’amour

 

En ce temps-là, les visiteurs de la Grande Ourse étaient occupés à terraformer cette planète. C’était le septième jour de la création. Le dernier. Il a duré un temps interminable. Quelle importance ? Trois milliards d’années s’étaient écoulés depuis l’aube du premier jour. Les sept jours sont plutôt sept phases dont aucune n’aurait pu tenir en 24h.

 

Pour accomplir ces travaux colossaux, les terraformeurs produisaient des (hu)mains d’œuvre à la chaîne, par spécialité, sur des lignes de couveuses automatisées.

Il fallait voir ces maternités sans mères, énormes ordi-labos où des robots-médics produisaient non-stop des centaines de petits Adams contrôlés et classés. Ici les ouvriers, là les contremaîtres; ici les ingénieurs, là les artisans, les fermiers, ailleurs les guerriers. Chaque clan son régime alimentaire, son programme éducatif, sa formation au métier futur. Ça ressemble comme deux gouttes d’eau au Meilleur des mondes, celui que l’écrivain Aldous Huxley a imaginé pour le futur. La boucle est bouclée, nous y sommes presque. Le présent reproduit le passé. 

Le monde des humains d’œuvre ressemblait en tout point à une ruche ou une fourmilière. La ressemblance devint criante au long de l’interminable hiver nucléaire, quand les petits Adams se sont enfouis dans les profondeurs souterraines où ils ont passé cent mille ans. Des hommes-taupes dans la fourmilière. Je dis bien des hommes, car parmi les humains d’œuvre il n’y avait pas de femme. Les premiers Adams vivaient sans Eve, qui n’existait pas encore. Les humaines, Lilith et ses sœurs, ne vivaient pas sur terre mais au paradis suspendu d’Eden, chez les dieux.

Au sol ou sous la terre, les mâles humains ne possédaient rien ni personne. Ils étaient plus proches de la bête que de l’homme moderne. Tandis que les dieux étaient cent mille fois plus riches que Crésus, les Yakuzas, Cosa Nostra, GAFAMGoogle Amazon Facebook Apple Microsoft et le Vatican réunis.

Et ils avaient sur les humains l’avantage de vivre très très longtemps… au point qu’on a pu les croire immortels, ce qui n’était qu’une légère exagération.

 

 

Pour soutenir leur fastueux train de vie et financer la terraformation, les dieux exploitaient des mines de métaux et de pierres précieuses, ainsi que l’uranium et nombre d’autres ressources fossiles. Plusieurs espèces de dieux se sont disputés la Terre. Les humains d’œuvre étaient produits en très grand nombre afin d’exploiter les ressources  terrestres ou pour servir de chair à canon.

Il y a plus de cent mille ans, avant l’hiver nucléaire qui en fut la conséquence, un conflit atomique généralisé a permis à deux clans divins d’en éliminer un troisième. Les vainqueurs furent une race de Reptiliens –premiers terraformeurs de notre planète– qu’on appelle Anunnaki, Saddam ou Satan, et une race de géants —les visiteurs de la Grande Ourse— qu’on appelle Elohim, Ases ou Titans.

En période de paix, les dieux vivaient mieux que bien. Leur habitat n’était pas seulement confortable, il était luxueux, somptueux, mirifique. Ils habitaient une planète vagabonde, gigantesque vaisseau-mère partagé en quatre continents. Les Sumériens l’appellent Nibiru, les Grecs Hyperborée, les Latins la Venise Céleste, les Aztèques le Tlalocan,  les Scandinaves Asgaard, les Irlandais le Sidhe, les Chrétiens le Paradis ou Jardin d’Eden, les Musulmans Dar Es-Salam.

Présent dans la plupart des religions, le mythe du Paradis se fait l’écho d’une réalité historique : le grand vaisseau au-dessus du pôle nord. Tel était Nibiru, le quartier général des dieux terraformeurs. Telle était Hyperborée, le jardin d’Eden où tout n’est que luxe, calme et volupté.

Sur Nibiru vivaient pas moins de 13 millionsd’autres mythes parlent de 30 millions de voyageurs spatiaux. Les dieux n’étaient que quelques milliers, 30.000 selon la tradition hindouiste.

L’essentiel de la population était constitué de géants, les anges, qui avaient diverses fonctions : travailleurs de force, guerriers, pilotes de vaisseaux spatiaux, conseillers, généraux voire ministres s’agissant des archanges.

Il y avait aussi beaucoup de femmes, toutes très jeunes et très belles, toutes désirables, éduquées à donner du plaisir aux dieux par tous les moyens possibles : la grâce, la beauté, la sensualité, les arts du sexe et ceux de la table, la cérémonie du thé, la poésie,  la danse, l’érudition, la philosophie, les sciences, rien ne leur était étranger.

Les geishas du Japon traditionnel en sont les héritières directes. Frappé par un tel étalage de perfection féminine, le prophète Mahomet y a vu la principale caractéristique du paradis. Pourtant il y en a beaucoup d’autres, plus étonnantes encore.

Ces femmes splendides, on l’a compris, étaient réservées aux dieux et aux déesses. En fait de maîtresses comme pour le reste, les humains d’œuvre ne pouvaient compter que sur leurs mains. Un Adam moins poltron que ses clones s’en vint un jour trouver Junon, que les Grecs appellent Héra et les Egyptiens, Hathor. « Très sainte Mère, lui dit-il, je veux prendre femme. Je suis las du plaisir solitaire, je répugne à m’accoupler avec les hommes mes semblables. Les animaux comme les dieux ont droit à une compagne qui leur ressemble. Les humains d’œuvre y ont droit eux aussi. Très sainte Mère, toi qui peut tout sur nous, donne-moi une compagne humaine, car je veux l’épouser. » 

A sa grande surprise, Héra accède à sa requête. La Grande Déesse s’est émue des mots simples et des sentiments vrais de cet avorton. Elle ne lui donnera pas n’importe qui : Héra fait venir sa protégée, celle qu’elle aime par-dessus tout, la femme qui partage ses joies et ses peines, ses repas et sa couche. Lilith se présente, belle comme une source, et lumineuse aussi. La tunique légère qui l’habille –plutôt qui la déshabille– ne laisse rien ignorer de ses formes parfaites, girondes et bien faites pour l’amour. Sa démarche souple exprime une puissance féline. Le petit Adam ne peut croire les idées glorieuses qui lui traversent l’esprit. La humer, la toucher, la palper, la prendre, la fendre, la surprendre, voguer sur ce corps de reine, dévorer ce morceau de roi. Mais elle n’a pas l’air commode.

Quoi ! rugit-elle. Tu ne veux plus de moi, ô ma Reine ? Ne t’ai-je pas donné toute satisfaction cette nuit encore ? Que tu me boudes, je peux comprendre. Le cœur a ses raisons. Mais pourquoi choisir une si cruelle vengeance, pourquoi me donner à cette larve, cet humain d’œuvre mieux fait pour la peine et la sueur que pour les joutes amoureuses. Pour qui me prends-tu, ô ma Reine ? Je ne suis pas l’une de tes esclaves. Je suis l’Humaine, première en titre. Qu’ai-je à faire de cette pâle copie qui n’a de mâle que le nom ?

Que le nom ? s’étonne Hathor. Cette jolie bosse au bas de sa tunique t’inflige un démenti cinglant. Adam a ce qu’il faut pour te satisfaire.

 

 

Lilith crache son dégoût. Pour tout l’or et tout le mercure du monde, pour tout l’uranium et tous les diamants des mines profondes, jamais elle n’ira se rouler dans la fange avec cet Adam semblable à mille autres, ce clodo chétif, malingre et sans la moindre expérience.

Chacun de ses mots blesse le cœur d’Adam, tout en durcissant la bosse de sa tunique. D’accord, Lilith n’est pas commode, mais puisque la déesse lui a donné cette femme, elle devra lui obéir. Il me la faut et je l’aurai, se promet-il en tournant les talons. Il sort sans saluer personne, tel un prince, ce qui accroît encore l’intérêt de la grande Hathor.
C’est toi qui a tort, dit-elle à Lilith. Cet homme sera grand.
Ça sera sans moi, siffle Lilith en quittant la scène.

Comme Cléopâtre, Lilith a un caractère de cochon, mais son nez est plus grand. Forcément. Lilith est une adorable femelle de l’humanité précédente. Elle mesure dans les 4 mètres, tandis qu’Adam est notre semblable, premier mâle de la cinquième humanité, la nôtre. En la personne de notre ancêtre, la cinquième humanité vient de recevoir un camouflet – ou, comme on disait alors, elle vient de se prendre un vent.

Mais ce n’est que le premier acte.

 

L’humanisme du 18e siècle a défini l’être humain de façon beaucoup trop restrictive : il l’a défini comme être pensant au lieu d’être vivant.
Claude Lévi-Strauss