Plusieurs lecteurs m’ont écrit pour me conter presque la même histoire. On n’avance pas. Blocages inexplicables dans la dernière ligne droite, projets qui échouent avant d’avoir vu le jour, ça n’avance à rien, pire : ça recule. Quelques-uns de mes proches amis ont vécu ce truc-là eux aussi. Et toi qui ne m’as pas écrit, l’as-tu ressenti ? Difficile, désagréable, instable, lamentable. Sensation très nette au niveau du bide : on roule avec les freins serrés.
Mes freins n’ont jamais été serrés en permanence comme maintenant. Gamin je filais en roue libre et j’allais à toute blinde. Les gens autour de moi étaient tous immobiles, même les bagnoles marquaient le pas. J’étais Flash Gordon, ce connard de Guy l’Éclair au chocolat. J’allais plus vite que la musique. La bande-son était si décalée que je répondais avant la question. De toute façon j’étais si décalqué que je ne comprenais plus ce qu’on me disait. Ou alors autrement.
Tout en bavant des mots savants, les dieux d’avant sont fils du vent dorénavant. C’est pas ce qu’on m’a demandé, mais je tenais à le préciser. Ne vous en déplaise, fermons l’apparente aise. M’a-t-on demandé quelque chose ? Et pourquoi quelque chose plutôt que quelqu’un ? C’est inductif. Il y a induction. Qui induit conduit. Qui conduit règne. Conduis-toi, tu règneras sur toi-même. Conduis les autres, tu périras dans la géhenne.
En grandissant j’ai appris à ralentir. Je me contentais de lever le pied de temps en temps, juste assez pour qu’on puisse me suivre. Mais je continuais à me griser de vitesse pure. J’adorais sentir le vent subtil caresser mes cheveux de rêve quand je filais en vol astral. Dans le réel banal, je m’ennuyais ferme. J’y restais le moins possible. C’est à ce moment que j’ai développé mon attention seconde. Je voulais savoir ce qui se passait dans le monde des autres tandis que j’évoluais en astral. Un pied dans chaque monde. Pouvoir sauter de l’un à l’autre et de l’autre à l’un si besoin.
Et vite. Pas de temps perdu. Après j’ai appris à faire deux choses en même temps. Lire en regardant un film. Écouter plusieurs conversations. Écrire en mangeant. Manger en marchant. Et de plus en plus de trucs en même temps. Ça m’a passé, même si ça me revient encore des années plus tard. Mais je n’avais toujours pas appris à freiner. C’est venu récemment. Et maintenant je suis debout sur le frein. Je dois piler pour rester au niveau du vieux monde qui ne bouge plus du tout. Le nouveau monde demande des guerriers rapides, très mobiles, aussi vif que lui. Alors je dois me couper en deux. Un qui file, l’autre qui freine.
L’ancien monde est mort mais il ne le sait pas encore. Son cadavre en décomposition empuanti l’air de ses cathédrales, les giga-cités et les méga-villes. Zones perdues. Lieux déchus. Gens qui sombrent. Sombres décombres. La pourriture immonde et délétère. Qui en hume l’air finit six pieds sous terre. Même à toute vitesse, le temps reste immobile. L’heure imaginaire. L’horreur ordinaire. Tout est figé dans la fange et la lie. Tout suinte le dégoût, le dur. L’envie est morve. Le cœur bave.
Stop ! Même les plus pauvres sont des gens, mon salaud. Et pas des bêtes, pas des larves amorphes. Si, tu l’as dit. Oui, tu l’as pensé. Tu n’es pas comme eux, pas vrai ? Beau, riche, con, élu, frigué, fringué, sapé, chaussé, rien à voir avec ces va-cul-nu.
Pourquoi nier ? Tu viens de l’écrire. L’orgueil ennemi. Perfide suffisance. Grandeur illusoire de l’infusoire. Mégalomanie de la bactérie. Toi l’humain, prends-toi par la main. Le géant qui dort en toi se réveillera demain, dès aujourd’hui si tu crois en lui. Lui c’est toi. Sa grande force est la tienne. Tu es né sous une étoile filante, tu peux gagner toutes les courses, n’oublie pas de faire d’abord la course avec toi-même. Les nombreux toi-mêmes qui logent sous ton toit. Ton toi comme une partie commune aux trente-six toi citoyens de toi-même.
Mais c’est quoi cette histoire de freins serrés ? Je vous l’ai dit. C’est la façon qu’on a de se conduire. À fond les manettes quand on est petit, par à coups quand on est jeune, prudemment quand on est mûr, à l’arrêt quand on est vieux. Les freins serrés, c’est un truc de vieux. De très très vieux. Les jeunes n’avaient jamais fait ça. Maintenant ils le font. Dès 40 ans ils serrent les freins. Fini. Ils n’avancent plus du tout. Et ils ne s’en inquiètent pas plus que ça.
Si tu penses que tu vas dans le mur, normal de freiner. Oui mais si le danger court derrière, tu freines, il te rattrape. Mauvais plan. Tu ne sais pas où est le danger, si ça se trouve il est partout. Oui mais si ça se trouve il est nulle part. Méfie-toi de toi. Trop d’infos, trop vite. Digère.
Le guerrier a le contrôle de ses émotions. Il cherche la sérénité pour laisser luire la lumière. Un guerrier ne se laisse pas aller. Avoir peur est une faiblesse dangereuse. Reste impassible, petite scarabée. Ta trouille fait peur au destin miroir qui te la renvoie dans la face. Tu crois que tu as raison d’avoir peur quand la peur trouble ta raison.
Serre les freins autant que tu voudras, ça n’empêchera pas la terre de tourner, ta mort d’avancer et le temps de passer. Tu t’en fous, tu n’es pas pressée.
Le monde va à son rythme double. Vite ou trop lent selon les gens. Trop rapide ou tranquille selon d’autres. Tu as intérêt à suivre les unes comme les vôtres. La sorcellerie bien pratiquée est avant tout une affaire de timing. Un sorcier qui n’a pas le sens du timing est un sorcier de merde. Un tour peut échouer, même bien au point, s’il n’arrive pas à point. La bonne personne fait le bon geste au bon moment. On ne choisit pas. Ça s’impose d’en haut. Vivre c’est d’abord acheter son ticket. Sinon le train de la vraie vie partira sans toi mon tiga. C’est ton choix. Te plains pas, tu l’as voulu comme ça.
Un sorcier se respecte. N’y voyez surtout pas le distributeur automatique de prédictions favorables, le désenvoûteur ou le cracheur de feu. Il n’avale pas de longues épées. Il ne se couche pas sur un lit de clous. Il n’agite pas son long kiki dans une pavane obscène. Il ne danse pas sa transe, car il est adepte de la transe sans danse.bof…
Dans la solitude surpeuplée de son for intérieur, le sorcier fait monter sa kundalini, attise en lui le feu sacré, jusqu’à l’embrasement de l’éveil…
Mais il y a des fées qui freinent. Qui n’osent pas leur âge. Qui refusent la vie. Oui, c’est ainsi. La vie est ce qui t’arrive quand tu es occupée à autre chose, a dit quelqu’un que j’aime bien.
Cette attitude de freinage est un refus manifeste du monde tel qu’il est, de la vie telle que tu la vis, de ton travail, de ta compagne ou de ton compagnon, de tes collègues, de tes enfants, bref, si tu freines, paradoxalement, c’est pour en finir plus vite avec un paramètre pesant. Insupportable. Étouffant. Un gros machin envahissant qui a fait plus que son temps.
Inutile donc de te ruiner chez ton psychanalyste, la solution à TOUS tes problèmes est évidente : changer tout. De fond en comble. Et vite. Dis-moi si ça te rappelle un arcane du tarot. Comment ? Mais oui bien sûr, le Pendu par les talons. Le bouleversé qui voit sa vie à l’envers. Le déstabilisé qui ne sait plus où il en est. Douloureux suspens qui étire l’attente interminable.
Retour à la chair. Bain, jeux de mains, épouser la matière. Qui veut faire l’ange fait le bête. Qui se croit plus avancé qu’il n’est, court le risque de régresser. La vie n’est pas un long fleuve tranquille. Pas celle du guerrier en tout cas.
Freins bloqués ? Il s’agit d’un syndrome. Lui-même symptôme d’un dysfonctionnement. Affectif, familial, existentiel, professionnel, on s’en fout. Tu vas pas bien, c’est tout. Les quadras qui viennent me voir ont tous le même fil à la patte. Une compagne plus mûre, plus sûre d’elle, qui les éclipse et se rend indispensable. Ces grands garçons ne vivent pas pour eux-mêmes, mais par leur meuf qui est une nouvelle maman. Ce qui leur permet de régresser un peu, redevenir bébé, sucer son pouce…
J’ai connu jadis la situation inverse. Puis quand les femmes ont commencé à s’affirmer, j’ai connu mon lot de castratrices. Ça ressemble à cantatrice. Comment s’appelle la cantatrice de Tintin ? La Castafiore. Prenez le début de son nom casta, et la fin de son métier : trice, ça fait casta-trice. (Presque) parfait exemple de la langue des oisons maniée par un maître du 9e art, le grand Hergé. L’a-t-il fait sciemment ? Je le crois. Bien sûr on ne prête qu’aux riches. Hergé est un génie défricheur, un pionnier qui savait se faire entendre. Alors oui, je crois qu’il a voulu suggérer « castratrice ». Chacun se fera son idée. Pourtant je soutiens que, conscientes ou non, les intentions qui s’expriment dans l’œuvre sont à porter au crédit de l’auteur.
Les maîtres de la BD franco-belge se sont comportés comme des initiateurs, notre génération de soixante-huitards doit leur en savoir gré. Ils m’ont tout appris. Montré la voie. Ouvert des horizons que j’explore encore. Soyez bénis mes chers amis, Franquin, Hergé, Greg, Tillieux, Jacobs, Giraud Moebius, Edika, Loisel, Cosey, Conrad, Gébé, Reiser, Wolinski, Gotlib, Maester, Carali, TaDuc, Arno, Juillard, Schuiten, Tibet, Peyo, Uderzo — j’en oublie deux cents, qu’ils me pardonnent s’ils sont encore ici.
C’est fou, je vole et tout est beau !
C’est fou je vole, vole, vole
Et j’ai le cœur d’un oiseau.
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