La gardienne des fées

En 1992, j’ai noté dans ce journal mon premier contact avec l’autre monde… et ce qui s’ensuivit.

– Chapitre 12 –

En fin d’après-midi, nous partons pour la Roche aux Fées. Je suis au volant. Jeff a pris place côté passager. Cet arrangement ne changera pas du voyage. De Laval à Janzé, le trajet n’est pas long. Une heure et demie, tout au plus. Sans consulter Jeff, j’ai dépassé la ferme d’accueil pour me garer sur le parking désert. Le rituel des tapements de pied recommence, sur le deuxième cercle, dans la prairie. Puis la porte s’ouvre, nous marchons vers la Roche.

Il fait encore grand jour. Le soleil trône, splendide et généreux. Je dis poliment bonjour au gardien, le châtaignier vieillissant. Puis je vais voir le chêne, le blanc-bec d’un siècle et demi, jadis planté par un druide allemand. Ensuite, continuant le tour du monument dans le sens des aiguilles d’une montre, je viens me coller sur ma pierre. Pas d’information. Pas d’image. Mais un bien-être, un sentiment de puissance fort agréable.

On fait les trois tours dextrogyres, Jeff y tient. Une fois de plus, on s’arrête là. L’heure n’est pas venue. Il faut attendre la tombée de la nuit, tardive à cette époque. Allons dîner. La « ferme d’accueil » nous tend les bras.

Jeanne est ravie de nous revoir. Apparemment, nous sommes les seuls convives. Ça ne lui pose pas l’ombre d’un problème. Elle va nous faire un repas campagnard à la fortune du pot. En attendant, Jeff suggère une partie de golf. Magnifique manière de joindre l’utile à l’agréable : en tapant dans les balles en caoutchouc du swin-golf, on sillonne le pied de la colline de la Roche, sur le troisième cercle. Idéal pour activer l’allée couverte…

Pendant tout le dîner, la charmante gardienne ne cesse de papoter. Sautant du coq à l’âne et des terrines au rôti, nous dégustons un panaché d’infos palpitantes. La salle restant vide, nous prions notre hôtesse de s’attabler avec nous. Elle est intarissable. Sachant quel genre de plat nous met en appétit, elle nous le sert à toutes les sauces. Le Monument par ci, le Monument par là… On en redemande. Au dessert, Jeanne va vers un placard et nous rapporte une pile de cahiers d’écolier.

Voyez, j’ai pensé à vous, dit-elle avec un grand sourire. J’ai retrouvé le cahier que vous vouliez voir… Celui où ce gars m’a fait un schéma des réseaux H

Jeff l’étudie longuement sans mot dire. Je mate par dessus son épaule. C’est bien le relevé des réseaux Hartmann qui passent dans le coin. On voit les déviations faites par le mégalithe.

– Vous connaissez bien le monument, dit Jeff. Avez-vous déjà observé la lueur rose qui monte au-dessus de lui ?
– Bien sûr, répond Jeanne. On la voit souvent au coucher du soleil.

Jeff précise qu’il parle d’une autre lueur. Qui n’est due ni au soleil, ni à la lune. Une lueur qui sort du monument lui-même.
Nous y allons justement, ajoute-t-il. Ça vous dit de venir ?

Après une courte hésitation, elle accepte.
Mais si nous voulons voir la lueur rose dont vous m’avez parlé, nous arrivons trop tard. Il fallait venir au coucher du soleil…

Devant le monument, Jeff tape du pied. On fait le tour. Il ne dit rien. Jeanne suit le mouvement. Arrivé devant le vieux châtaignier, Jeff se tourne vers elle.
– Adossez-vous à cet arbre. Vous savez l’âge qu’il a ?
– Je l’ai toujours connu comme ça. Il est vieux, c’est sûr. Mais vous donner son âge…
– Demandez-lui.
La gardienne le fait sans réticence. J’aime bien la manière de Jeff. Plouf, tout le monde à l’eau. Tant pis pour les éclaboussures. Faut être dans le bain pour apprendre à nager.

– Est-ce qu’un arbre peut avoir 4500 ans ? Demande-t-elle.

Jeff rigole doucement.
– C’est l’âge qu’il vous a donné ?
– Oui. Ce n’est pas possible, ça. Un châtaignier de 4500 ans.

En effet. C’est délirant. Je ne suis pas un rural comme elle, pourtant je n’aurais jamais sorti une telle bourde. Bien. Ça veut dire qu’elle n’a pas le contact avec les arbres. Deuxième essai : le chêne triple.

Sans se décourager, Jeanne se met en contact. Le deuxième gardien, le chêne triple, ou plutôt quadruple, lui révèle le secret de son origine. Il a été effectivement planté là exprès par un visiteur.
– D’où venait ce visiteur ? lui demande Jeff.
– Eh bien… hésite-t-elle. Il venait du nord.
– Mais encore ?

– Du nord. D’un pays de l’Europe du nord…

Jeff n’insiste pas. Plus tard, quand nous serons entre nous, il me dira: « Elle est beaucoup plus à l’aise avec les pierres. Cela m’étonne qu’elle n’ait pas vu que le chêne a été planté par un allemand.« 

Jeanne savait

Il se trompait. Jeanne lit dans les arbres. Elle lit aussi dans les pensées. Le plus incroyable de cette histoire, je ne l’apprendrai que trois semaines plus tard. Jeanne la gardienne me dit dès qu’elle me voit : – Vous savez, pour le chêne, c’est un allemand qui l’a planté. Je le savais.

Je suis désarçonné. – Oui, oui… Mais pourquoi vous me parlez de ça ?
– Le chêne me l’a dit. Je le savais. Mais je m’étais dit : « Tu ne vas pas encore parler des allemands… » Toujours les allemands ! Alors j’ai parlé d’un pays du nord. Sans préciser.

Une bonne leçon de psychologie. Jeanne avait parfaitement vu, elle a caché la vérité pour des raisons personnelles. Encore une façon de s’invalider.

Les trois tours sont faits. Jeanne entre dans le narthex. À mi-voix, Jeff explique qu’il convient d’attendre l’ouverture de la nef. C’est quelque chose qu’il suffit de sentir avec son corps. Une porte qui s’ouvre.

Quelques instants plus tard, elle se sent attirée par la nef. Nous y pénétrons tour à tour. Jeff lui parle de la pierre branlante. Je lui explique ce que j’ai vu, comment les femmes venaient s’accroupir, et comment la pierre levée se balançait, masquant la lune dans son écrin de pierre.

Jeanne m’écoute avec intérêt. – Ça, je ne savais pas, dit-elle. Mais il y a une autre roche branlante. C’est la grosse, là-haut.

Elle nous montre le plus gros mégalithe de couverture. Celle que nous appelons le clocheton. Une pierre qui pèse allègrement ses 45 tonnes, et qui repose sur des points infimes. A l’aplomb de cette énorme pierre, une roche plate repose par terre. Elle pèse plusieurs tonnes.
– Regardez bien sa forme et celle du plafond, me dit Jeanne. C’est un fragment qui s’est détaché. Avant, la grande pierre était branlante.

 

 

Je suis séduit par l’hypothèse. La petite pierre qui encombre le sol de la nef peut bien être une écaille détaché de celle du dessus. Par l’effet du gel, l’agrandissement progressif d’une fissure. Sa chute a détruit l’équilibre instable du clocheton. Finie, la roche branlante.

En perdant deux tonnes sur sa face avant, le clocheton était maintenant soudé à ses points d’appui de tout le poids de ses 45 tonnes. Le colosse qui ébranlera cette pierre, dans son état actuel, n’est pas prêt de voir le jour. Dommage.

J’imagine l’émotion des visiteurs de jadis, quand ils mettaient en mouvement cette gigantesque pierre. Quarante-cinq tonnes qui remuent juste au-dessus de leurs petits corps fragiles. Pour renforcer cette peur salutaire, les bâtisseurs du mégalithe ont prévu une ouverture à l’est, sous le clocheton. Quand la roche s’ébranlait, le vide sous sa base accentuait l’insécurité jusqu’au malaise : si elle basculait dans ce trou, écrasant comme fétu de paille l’imprudent qui l’a mise en mouvement ?

Il y a un rêve que j’ai fait bien souvent pendant mon enfance. Il est très simple. Il se réduit à une seule image, celle de deux énormes meules de roche écrasant un fétu de paille de la plus grande fragilité. Le rêveur s’identifie au fétu de paille, et ressent cela avec la plus vive anxiété. Combien de fois me suis-je éveillé en sueur, le cœur battant la chamade, cette intolérable image inscrite dans chaque fibre de mon corps ? Ce cauchemar m’a toujours fait remonter très loin dans le passé, aussi l’ai-je toujours associé à quelque traumatisme archaïque, engrammé dans le cerveau reptilien. Peut-être s’agit-il plus prosaïquement d’un traumatisme prénatal, une pression trop forte infligé au fœtus ? Ou d’une image de ma naissance ?

La roche branlante suscitait exactement le même fantasme, dans un but cathartique. Il s’agissait de maîtriser la peur, pour utiliser à d’autres fins son énergie brute. Les falaises à vertige, les tours à vertige sont utilisée de manière semblable.

Sur une tour du château de la Hunaudaye, dans les Côtes d’Armor, un chemin de ronde a été construit à cet effet. Large de deux bons mètres au débouché de l’escalier, il s’étrécit régulièrement jusqu’à cinquante centimètres à l’arrivée. Quand j’étais enfant, faire le tour sur ce chemin de ronde était un de mes grands frissons. Les anciens avaient une âme d’enfant.

 

 

Le sens des pierres

Jeff nous fait sentir l’arc énergétique formé par le premier dolmen, le trilithe d’entrée. Ça nous donne l’occasion de travailler sur le sens des pierres. Jeanne sait cela : les pierres viennent d’une carrière. Elles se souviennent de l’orientation qu’elles y avaient.

C’est vrai. Toute pierre est orientée. Quatre points cardinaux, et surtout un pied et une tête. Cette polarisation est l’identité de la pierre. Elle n’en changera pas. Elle engramme ce souvenir à travers les siècles et les millénaires. Elle l’indique encore à ceux qui lui posent la question, fût-ce cinq millénaires après son extraction…

Les paveurs de rues connaissent bien cette propriété des pierres. Voyez comme ils tournent chaque pavé entre leurs mains, avant de le placer sur son lit de sable. Comment ils le retournent encore, avant de passer au suivant, satisfaits. Sans doute seraient-ils en peine d’expliquer pourquoi. Leur corps le sait. Les vieux faisaient comme ça, ils font de même. Mais ils n’enseigneront pas ce secret, car ils n’ont plus d’apprentis. On ne pave pas les autoroutes.

Jadis, tous les maçons connaissaient le sens des pierres, et savaient monter des murs qui respectaient les polarités. Les parpaings n’ont pas de sens. Le béton non plus. Ça se saurait… S’occupe-t-on seulement du sens dans lequel il tourne dans la bétonneuse ?

L’homme ne sait plus construire des maisons saines. Il assemble en toute hâte des nids à rats où nos ancêtres n’auraient pas logé leurs chevaux. Et l’on s’étonne de la progression du cancer. Du stress. Des infarctus. Des dépressions. Des troubles mentaux. Quel esprit cartésien pourrait admettre que l’on pourrait combler le trou de la sécu en suivant les principes simples de la géobiologie ? Ils se disent sensés. Raisonnables. Scientifiques. Ils se placent hors concours, membres du jury. Ce sont des bœufs. Et les moutons les suivent.

Trop tard

J’observe Jeanne. Elle se branche avec les trois pierres, l’une après l’autre. C’est un sans faute. Jeanne sent parfaitement le haut et le bas d’une pierre.

Dans ce trilithe, les polarités des pierres sont alternées : bas contre haut, puis haut contre bas. La circulation d’énergie se fait en montant par la pierre de l’est pour revenir en terre par la pierre de l’ouest. Le trilithe forme un arc énergétique très sensible, il suffit de toucher les pierres pour s’en persuader.

On se souvient que le temple, désactivé par l’explosion des deux portes des initiés,voir photo plus haut : une des deux portes projetée à terre a été restauré tardivement par l’adjonction du trilithe dont on parle. C’est par les vertus de cet arc d’énergie que les proto-celtes ont suppléé à l’absence des portes.

En partant, on se retourne pour voir la lueur rose. Nous sommes dans la prairie, à une trentaine de mètres du monument. Il fait nuit noire. La masse plus noire encore du monument évoque la silhouette d’un monstre couché sous les arbres. Le froid, ou autre chose, fait frissonner la gardienne.
– Il est bien trop tard, murmure-t-elle une fois de plus. On aurait dû venir au coucher du soleil.

Regardez le clocheton, nous dit Jeff. Juste un peu au dessus, la zone plus claire. Vous fixez sans fixer.

Jeff a vu, avec Vic, un magnifique anneau rose irisé couronnant le clocheton. Ils m’en ont souvent parlé, je n’ai pas encore eu cette chance. Ce soir, la lueur est bien faible, d’un gris bleuté. Mais c’est quand même un spectacle réconfortant. Ça prouve que le temple est activé. Ça prouve aussi que la nouvelle lune n’est pas idéale pour ce genre de choses.

 

4500 hivers

Le lendemain matin, nous retrouvons Jeanne dans son swin-golf. Aux prises avec une classe de 12-13 ans, garçons et filles, qui s’initient à ce beau sport. Ça chahute sévère.

Jeff l’interrompt trois minutes pour lui glisser des excuses au creux de l’oreille : le châtaignier a bel et bien l’âge canonique de 4500 ans. Jeanne le dévisage en rigolant. Cela mérite une explication.

Avant la ferme d’accueil, on est passé dire bonjour à la Roche aux Fées. Jeff s’est adossé au châtaignier. Il repensait à Jeanne qui lui donnait 4500 ans. « Ça ne cadre pas avec elle, se disait-il. Pour tout le reste, elle a vu juste. » Il contemplait distraitement les rejets qui poussent au pied de l’arbre, quand la lumière s’est faite dans son esprit. Et le vieux gardien lui a raconté son incroyable histoire.

Il y a 4500 ans, les bâtisseurs du mégalithe ont planté une châtaigne près de lui. Par ce geste, ils instituaient le gardien permanent du monument. Car le châtaignier a une particularité intéressante : il se régénère sur ses anciennes racines. Les rejets gourmands qui jaillissent de son pied sont branchés en ligne directe sur la bonne sève racinaire de leur père.

Quand l’arbre est trop vieux, l’un des rejets prend la relève. Et le réseau racinaire se détourne à son profit. Le vieil arbre meurt, desséché. Le nouveau, en grandissant, le réduit en poussière.

Finalement, est-ce ou non le même arbre ? Oui, si l’on considère que l’arbre est l’inverse de l’homme. La tête dans les racines, les pieds en l’air. Si les racines demeurent, l’arbre ne perd pas la tête. Il sait changer de corps quand celui-ci est usé. Un exemple que nous ne pouvons pas suivre…

Une belle histoire, en tout cas. Je regarde la grosse pierre coincée sous les racines boursouflées du châtaignier. J’avais senti que cette pierre devait rester soudée au sol. Je savais aussi que le châtaignier la clouait à cet endroit depuis très longtemps. Mais je ne me doutais pas que ça voulait dire 4500 ans ! Et pourtant… Cette pierre est de même nature que celles du mégalithe. Ses constructeurs ont eu beau jeu de planter l’arbre-gardien sur elle.

(à suivre)

 
Les mots sont un prétexte. C’est l’élan intérieur qui nous pousse l’un vers l’autre, pas les mots.
Rumi