La route du sel

En 1992, j’ai raconté dans ce journal mon premier contact avec l’autre monde… et ce qui s’ensuivit.

– Chapitre 13 –

Laissons Jeanne à sa classe de swin-golf. La route qui nous attend sera longue et sinueuse. On l’a cherchée sur la carte routière, sans certitude. Il va donc falloir déployer toutes nos antennes pour la repérer sur le terrain. Et depuis le temps qu’on goudronne la campagne, les chemins de terre deviennent rares. Pourtant, j’ai grande envie de la dénicher, cette fameuse route du sel…

C’est Jeanne, encore elle, qui m’a mis cette lubie en tête la dernière fois. Je rumine encore la révélation qu’elle m’a faite.
La route du sel passe tout près d’ici, à Retiers puis au Theil de Bretagne. Elle allait de Laval à Coëtquidan, nous a-t-elle dit tout à coup.

La coïncidence m’a profondément troublé. Laval, c’est notre point de départ. Coëtquidan, à quelques kilomètres seulement de Paimpont, c’est Brocéliande, notre terminus. Sans le savoir, à chacune de ses promenades en forêt, Jeff suit l’antique itinéraire des saulniers. Mais il y a plus troublant. Une fois de plus, Jeanne semble lire dans ma tête. Elle me branche sur la route du sel. Ça fait deux fois en vingt-quatre heures : la veille, j’étais tombé dessus.

Je roulais paisiblement. Dans ces ballades, j’adopte un train de sénateur. Vitesse maxi : celle du cheval au galop. Cinquante à l’heure. Au détour d’un gentil virage sur une départementale minuscule, un boqueteau me fait de l’œil. Il est irrésistible. Je m’y gare sans savoir pourquoi.

En contrebas, un délicieux chemin campagnard court le long d’un ruisseau. Une certitude m’envahit : c’est la route du sel !
– La route du sel, par ici ? s’étonne Jeff. C’est possible, après tout…

Vérification faite, le doute n’est plus permis. Je viens de retrouver par hasard un tronçon de l’ancienne route du sel, qui fut depuis la plus haute antiquité une route de pèlerinage autant qu’une voie économique. Jeff voit dans ma halte instinctive un signe lumineux : je dois m’intéresser de plus près à cette route mythique.
– Peut-être est-ce ton fil. Tire dessus. Chacun de nous doit suivre son fil. Le mien, c’est la compréhension du Tarot de Marseille. Peut-être le tien passe-t-il par la route du sel ?

Jeanne m’apprend aussi qu’une autre voie importante croise la route du sel à la Roche aux Fées : l’axe nord-sud allant du Mont Saint-Michel à Saint Jacques de Compostelle. La route des pèlerins et des compagnons bâtisseurs… La route des Saulniers et des Jacques, les initiés celtes… Elles passaient au pied de l’allée couverte, l’une filant vers l’est, l’autre vers le sud, les chemins menant aux deux Finistères d’occident, le breton et l’espagnol…

La route du sel fut longtemps le principal axe économique de l’ouest. Les saulniers y véhiculaient cette denrée si précieuse qu’elle servait de monnaie d’échange. Récolté dans les marais salants de Guérande et de Noirmoutier, le sel était acheminé par voie de terre jusqu’au cœur de la Bretagne : Coëtquidan. Choix judicieux, puisque Brocéliande est au centre du massif armoricain. Aujourd’hui, trois des quatre départements bretons se partagent la forêt magique : l’Ille-et-Vilaine, le Morbihan et les Côtes d’Armor.

En Brocéliande, les Saulniers avaient le choix : soit poursuivre leur route à travers le duché de Bretagne, vers l’ouest et les Monts d’Arrée ; soit filer vers l’est, vers Laval et les marches du royaume. Le royaume, c’était la France. Et Laval, la frontière entre les terres du Roi et le Duché de Bretagne. Ça n’a pas changé : pour moi comme pour Jeff, Laval est le seuil de toutes les promenades magiques en terre bretonne…

Au 12e siècle, la route du sel était tenue par l’Ordre du Temple. Les moines-soldats y faisaient régner la paix et la prospérité. Par la force, au besoin. Les voies templières étaient semées de Commanderies et de chapelles. Les Templiers y passaient la nuit. En prière et méditation, le plus souvent. Le jour, sur leurs montures entraînées à la guerre, ils sillonnaient le parcours du sel, traquant les faux-saulniers avec les gabelousvient de Gabelle, taxe du sel – les gabelous étaient des gendarmes spécialisés de l’époque. Les Templiers étaient douaniers et policiers. Et bourreaux. Les contrebandiers du sel, ils les passaient au fil de l’épée sans autre forme de procès. Les brigands aussi. Mais à la nuit, les soldats redevenaient moines. Ils priaient pour le salut des âmes de leurs victimes. À tous, grands ou humbles, leurs procédés inspiraient une terreur salutaire…

En peu d’années, l’Ordre du Temple réussit à établir une paix durable sur son territoire. Il était pourtant vaste. Il s’étendait des Flandres au Portugal, de la Bretagne à Jérusalem. Les grands axes, les campagnes, les vastes forêts qui couvraient encore nos régions, tout fut pacifié, quadrillé, administré par les moines-soldats. Ce fut l’aube d’une période de prospérité inconnue depuis l’empire romain. Elle dura deux siècles, jusqu’à la mort du dernier grand maître des Templiers, Jacques de Molay. « Brûlé vif en 1314 après une procédure inique » dit le Petit Larousse de 1924.

Ancienne route templière, ancienne voie romaine, la route du sel était probablement déjà antique quand les gallo-romains en ont décidé le pavage. Et elle subsiste encore. J’avais lu – sous la plume de quel auteur ? – que ce chemin du sel est encore praticable, à pied, sur la majeure partie de son parcours breton. Seuls de rares tronçons en ont été goudronnés. Je rêve de la merveilleuse promenade qui mènerait de Laval à l’extrême pointe de la Bretagne un groupe de randonneurs décidés… Je l’évalue à un mois de marche. On n’a que trois jours devant nous. Et on est en voiture.

Tout ce qu’on peut faire, c’est tenter de la suivre au plus près, zigzaguant entre les nids-de-poules des vicinales et les ornières des chemins communaux. D’abord, trouver sa trace sur la carte routière. Des noms de villes comme Le Sel de Bretagne, Saulnières, Bain de Bretagne, sont des indices explicites. D’autres noms sont révélateurs : ceux des lieux-dits qui gardent la mémoire des moines-soldats. Le Temple, la Templerie, la Commanderie, mais aussi l’Hôpital, l’Hospitalet, les Hôpitaux…

Et puis au feeling, le nez au vent, dans la voiture roulant au pas… Ça nous a pris des heures. Et des tonnes d’énergie. J’étais rompu à l’arrivée. Découverte étonnante : de Retiers aux Forges de Paimpont, la majeure partie de cette route antique semble longer les cours d’eau. On a suivi tant bien que mal le creux des vallons ombragés. On y lorgnait, dans les bosquets, de bien charmants sentiers. Leur fraîcheur était un paradis sous le cagnard. On y rêvait dans notre boîte en tôle chauffée à blanc.

En arrivant au Relais de Brocéliande, on était à tordre. Vite, une douche et une sieste. Vers 19 h, on emporte un panier-repas : piquenique sur les hauteurs du Val sans retour…

Ce soir, nous avons une recherche précise à effectuer sur une information de l’ami Devic. Lors d’un précédent voyage, il a repéré un point palpitant sur le versant nord du Val.
On va essayer de voir de quoi il parle, me dit Jeff.

Oui. De quoi parle-t-il, au juste ? Jeff n’est pas plus explicite.
Quand tu le verras, tu sauras de quoi il s’agit.
– Admettons… Mais ça se présente comment ?
– Tu ne peux pas le louper, répète Jeff. Une ombre qui palpite… Une tache sombre, qui vibre autrement que le paysage environnant…

On longe tout le Val par le chemin des crêtes, aller-retour. On identifie trois ou quatre points, sur l’autre versant, qui peuvent correspondre à la définition. Je ne suis pas plus avancé. Jeff non plus. Et ça me turlupine. Je ne sais pas ce que je cherche. Que je ne comprenne pas ce que je trouve, c’est dans l’ordre des choses. Mais Jeff ? Il semble aussi paumé que moi. Je le titille un poil, sans résultat. Il n’a pas envie de s’expliquer là-dessus. C’est sans doute une lubie de Vic. Sa route du sel, son fil à tirer. Possible. Jeff l’appelle l’homme sombre. Cette histoire de point palpitant, obscur et mystérieux, ça lui va comme un gant.

Décidément, la magie se fait tirer l’oreille. J’ai beau tendre les miennes, je n’entends que le silence. On descend à Tréhorenteuc, direction le Miroir aux Fées. Là, au moins, j’entendrai les grenouilles…

Même pas. C’est du hard-rock. Sur le barrage, près de l’arbre du guet, un camion militaire fait gueuler sa sono. Des élèves-officiers du camp de Coëtquidan. Manœuvres de nuit. Manquait plus que ça… En venant, j’avais repéré de loin d’étranges éclairs en direction du Val. Ces crétins de troufions se payent un son-et-lumière avec leur projo de 2 kW ! Faut bien tuer le temps en attendant les recrues perdues qui trébuchent dans la forêt.

Aucun arbre-gardien pour nous débarrasser de ces emmerdeurs. Leur chahut terrorise les grenouilles et les fées. Inutile de traîner par ici. On s’enfonce donc dans le Val, pressés de fuir les élites guerrières de la nation. Vu d’en haut, il est moins inquiétant. De jour aussi. C’est la première fois que je le parcoure de nuit.

Pourtant je suis tranquille. Ce soir, pas de lune. Et avec ce tohu-bohu, il n’y aura pas de rencontre non plus. C’est le crépuscule. On marche allègrement dans la pénombre jusqu’à la Vallée des Portes. Rien à signaler. On rebrousse chemin.

Le retour est plus maladroit. Il fait nuit noire, on ne voit pas ses pieds. On patauge copieusement dans le ruisseau. Plusieurs fois, j’ai l’impression que le chemin se dérobe sous mes pas. Il faut dire que cette nuit sans lune est propice aux errances.

J’essaie la marche de pouvoir, comme je l’ai fait en d’autres circonstances, ayant toujours utilisé les bouquins de Castaneda comme des guides pratiques. Cette fois encore ça fonctionne. Mes jambes s’animent de leur vie propre, mes pieds se posent à plat, évitant les pierres et les racines. J’ouvre la marche, Jeff me suit sans parler. Nous voici de retour au Miroir, quand un aspirant nous accoste familièrement : il nous a pris pour deux de ses hommes.

Sur la route du retour à Paimpont, nous croiserons plusieurs troupes harassées, et quelque peu égarées dans Brocéliande la magicienne… Curieux carambolage d’imaginaires, que le camp de Coëtquidan fait coexister tant bien que mal… Entre les troufions et les adorateurs de Viviane, un pacte a-t-il été signé ?

(à suivre)

Rien n’est jamais acquis à l’homme ni sa force / Ni sa faiblesse ni son coeur et quand il croit / Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix / Sa vie est un étrange et douloureux divorce.
Louis Aragon