Physique ou morale, la douleur peut être si violente qu’elle donne envie de mourir. Quand l’opium ou la morphine ne peuvent plus la calmer, le dernier recours est la fuite : sortir de son corps pour ne plus souffrir. On le fait toutes les nuits dans le brouillard des rêves. Les initiés le font à volonté. Pour le commun des mortels, la sortie de corps conscient ne peut s’obtenir qu’en se donnant la mort. Mais le suicide a un grave inconvénient. Il est irréversible.
C’est un aller simple pour l’au-delà. On ne revient pas du monde des morts. Il y a bien quelques exceptions mythologiques ou littéraires. Elles ne sont là que pour confirmer la règle. Quand on est mort, quelques soient nos efforts, c’est définitif, on reste mort. D’aucuns s’imaginent que les morts peuvent revenir. Qu’ils nous parlent si on sait les écouter. Libre à chacun de croire ce qu’il veut. La loi est dure, mais c’est la loi. Laissons les morts enterrer les morts, il y a bien assez à faire pour les vivants. L’autre monde, s’il existe, possède une frontière infranchissable. Autant se faire une raison dès maintenant.
Voici dans leur vocabulaire étrangement inhumain ce que pensent les médecins de la douleur. Elle correspond à une fonction biologique qui est un mécanisme d’alarme dont le rôle est de détecter des stimulations internes (d’origine viscérale) ou externes (cutanées) dont l’intensité menace l’intégrité physique de l’individu. Ce système neurophysiologique de protection est utile à l’organisme, car il informe immédiatement et avec précision le patient d’un dysfonctionnement.
Inhumain comme l’hôpital, les médicaments allopathiques, la vaccination obligatoire et les traitements psychiatriques. Inhumain mais pourtant bien réel.
Aussi la douleur est-elle un paradoxe. Quand elle est si violente que rien ne peut l’endiguer, elle met en danger la survie du corps, alors que sa finalité est au contraire de le protéger. La douleur physique vise à prolonger notre existence en nous alertant d’un dysfonctionnement. Ainsi pouvons-nous y remédier. Mais quand les remèdes ne peuvent soigner la cause de la douleur, quand les drogues et l’alcool ne peuvent l’effacer, ce qui était censé nous sauver devient ce qui nous perd. Pas possible ! Il doit y avoir une autre explication. La douleur doit avoir une autre utilité.
Prendre ta douleur
On peut prendre la douleur d’autrui sans pour autant la garder en soi-même. Ni la ressentir ne serait-ce qu’un instant. On l’aspire avec notre peau, avec quelque chose dans notre peau. On l’aspire assez pour la faire sortir du corps du malade, pas assez pour que la douleur entre en contact avec notre peau.
On peut gérer très finement les fluctuations de l’énergie, de cette énergie particulière qu’on a appelé le Ki ou Chi, vril, mana, influx, pouvoir, rayonnement, magnétisme, énergie subtile, énergie d’éveil, voire la Force dans Star Wars. Toutes ces jolies étiquettes, et bien d’autres encore, ornent le même flacon. Cette énergie subtile est la source même de la vie. Chaque époque croit la découvrir, toutes les civilisations antiques l’ont connu.
La douleur est un influx nerveux que détecté par le système nerveux central ou périphérique, et que le cerveau et la moelle épinière transforment en sensation plus ou moins aiguë. La douleur n’a pas d’existence matérielle. Ou plutôt si, au même titre que la lumière, une dualité onde-corpuscule, comme l’a montré Louis de Broglie avec la mécanique ondulatoire. (source) Voyageant le long des câbles électriques que sont nos nerfs, la douleur est une onde. C’est aussi un flux de particules. En émettant une onde inverse équivalente, il est théoriquement possible de l’annuler.
Certains humains sont passés de la théorie à la pratique. Leur esprit peut faire ça. Des yogis, des fakirs, des guérisseurs et des pénitents y sont parvenus et y parviennent encore. Ainsi que des adeptes du vaudou ou d’autres spiritualités animistes comparables qui répètent cette prouesse lors de transes collectives ou d’hypnose. Les guerriers sioux le font par la Danse du Soleil. Pour eux, la Danse du Soleil n’est pas ce que les occidentaux imaginent : un rituel masochiste destiné à prouver qu’on est un homme. Le Sioux la pratique car il est en quête de vision.
Du point de vue des Sioux, une vision doit se mériter. La Danse du Soleil serait donc une épreuve purificatrice du genre : « Maintenant que j’en ai bien chié, je mérité une réponse à ma question, et / ou que mon vœu soit exaucé. » Partout dans le monde, les pèlerinages sont faits pour ça. La Mecque, Amarnath, Lourdes, Compostelle, Medjugorje, Saut d’Eau en Haïti, Notre Dame de Guadalupe à Mexico, ou des miliers d’autres, chaque fois des épreuves physiques ou morales sont le prélude obligé à la quête de vision, de guérison ou de tout autre vœu.
Dépasser sa douleur
La Danse du Soleil a une autre fonction, qui vient s’ajouter à celles que je viens d’évoquer. Sortir de son corps sans risquer la mort. C’est ainsi que j’ai pratiqué les sweat lodges, quand la douleur cuisante de la vapeur sur les épaules nues provoque la sortie de corps de tous les guerriers présents dans la hutte. l’un après l’autre, nous nous retrouvons dans nos corps subtils en train de planer au-dessus de la hutte. Moments de grande hilarité. C’est tellement irréel, tellement magique, mieux vaut en rire.
Modération de l’arcane XIIII Tempérance. Distanciation. Banalisation du miracle. À partir de cet arcane, le chemin va devenir celui de tous les possibles. Il grimpe raide, il est difficile, acrobatique même, et souvent dangereux. Mais aussi quel bonheur de côtoyer les abîmes et de tutoyer les cimes ! En prenant soin toutefois de ne pas céder à l’ivresse. Relativiser. Cultiver l’humilité. Ne pas attribuer cette grâce à nos mérites. Ils ne comptent pas. Ils ont leur utilité, bien sûr. Mais comme de nos actions, n’en attendons aucun résultat. Dans la philosophie du nagual, il n’y a pas de dieu, pas de Source, consciente ou non. Il n’y a que l’Énergie et l’Intention. L’Énergie est aveugle, l’Intention est sourde. La prière est donc vaine. Seule nous protège notre intention.
La douleur est aussi faite pour être dépassée. Au-delà de la douleur naît une compréhension plus vaste de notre place dans l’univers. De quoi remettre les choses en place et les pendules à l’heure. Humilité, ô ma règle, ô mon bouclier ! Je ne suis rien. Hors de l’Amour, mon existence est insignifiante. Hors de l’Amour, tout se dilue, tout s’efface. Et ce chemin direct vers l’amour inconditionnel se trouve au cœur de la douleur. Aucun masochisme là-dedans. On ne recherche pas la douleur comme d’autres recherchent le plaisir. On ne s’y complaît pas comme le ferait le masochiste. Dès qu’elle survient, on s’attache à la dépasser pour la sublimer, la faire disparaître, la faire se changer en autre chose, un sentiment global, chaleureux, l’offertoire.
Ainsi pénètre-t-on au cœur de la douleur. Sans anesthésie, on lui fait face, on l’affronte comme une bête sauvage. On lui donne l’amour qui lui manque. Aimer sa douleur comme on aime le chemin. L’accepter non pas pour ce qu’elle est, mais pour là où elle conduit. Ce faisant, on la décale jusqu’à la rendre inoffensive. Ses griffes sont encore dans ma chair, ses crocs me déchirent encore, mais je suis ailleurs déjà. Je sens toujours la douleur, oui, mais comme j’ai choisi de m’en foutre, je m’en fous.
Les soufis adeptes de la voie du blâme l’utilise à cette fin. Au-delà de la douleur, il y a l’hyper-jouissance de la félicité totale. Appelons ça le syndrome du christ en croix. Avec la vie, il donne ses souffrances pour prendre celles de l’humanité. L’imitation de Jésus a poussé des mystiques chrétiens à s’infliger le cilice, le fouet, des hameçons dans les chairs et autres joyeusetés. Le mystique auto-torturé devient l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. « Agnus Dei qui tollis peccata mundi, dona nobis pacem. » Donne-nous la paix.ou fiche-nous la paix ?
Y a-t-il la paix au cœur de la souffrance ? Elle est une guerre de chaque instant. Elle fait du corps son champ de bataille. Terrain miné, éventré par les bombes, semé de décombres et de chairs calcinées, corps de souffrance en offrande, corps intense, corps qui s’ouvre et laisse partir l’esprit, l’atman, l’aura. Le corps subtil et la conscience de soi rejoignent l’âme, notre aura. Toutes les trois s’envolent vers la lumière de l’entre-vies, la gloire de l’entre-monde, que les guerriers du nagual appellent le bec de l’Aigle.