Si la Révolution Française est fille de Rousseau et de Voltaire, Mai 68 est fils de Nietzsche. Libératrice et libertaire, cette révolution poétique apparaît aujourd’hui, avec le recul, comme la bande-annonce des révolutions populaires actuelles.

Issues de l’Islam, ou tout au moins de nations à majorité musulmane, ces révolutions populaires se réclament ouvertement d’Internet et de Facebook. Plus près de nous, la révolution des gilets jaunes en France et ailleurs procède de la même logique du ras-le-bol. A première vue, on se demande bien en quoi elles pourraient être filles de Nietzsche.

Flashback. En 1968, une génération planétaire a voulu rompre avec tout modèle antérieur. Tous ensemble, ces jeunes témoignaient de la fin d’un monde. La fin des diktats. La fin des maîtres. Or n’est-ce pas Nietzsche qui nous a détourné des maîtres ? « Ne faites pas de disciples, dit Zarathoustra, car vous n’aurez que des zéros ». En effet, si le maître est l’unité, pour transformer cette unité en un grand nombre il suffit d’y ajouter… des zéros.

L’antiquité grecque prêche depuis longtemps une certaine méfiance à l’égard des maîtres, directeurs de conscience ou autres gourous. « Connais-toi toi-même » pouvait-on lire sur le fronton du temple pythique à Delphes. Sois ton propre maître, clame Nietzsche, quitte à errer, comme lui, d’excès en palinodies. Après avoir encensé Wagner plus que de raison, il le prit en grippe.

Toute honte bue, Nietzsche n’écrira-t-il pas qu’il « donnerait tout Wagner pour une page de Bizet »

 

Hey! Teachers! Leave them kids alone!  All in all it’s just another brick in the wall.  (Pink Floyd) (trado)Hé les profs ! Foutez la paix aux élèves! L’un dans l’autre ça n’est qu’une autre brique dans le mur

 

Que ferions-nous de maîtres, si nous croyons, comme Nietzsche, que l’homme est appelé à devenir un surhomme du futur ? Un surhomme un peu trop allemand, vu par Nietzsche l’allemandissime. Son Übermensch ressemble un peu trop à Superman, les Panzerdivisionnen en plus. Kolossal finesse qui rappelle assez celle d’Hollywood.

N’empêche. Un autre surhomme, pourquoi pas? Ce qui fait de Nietzsche le porte-étendard de 68, c’est son refus des cadres imposés. Il a cassé la grille de lecture habituelle du passé. C’est sa vraie grandeur, qui le rend éternel. Niezsche lui-même, quand il a développé sa théorie du surhomme futur, n’était-il pas influencé par d’autres surhommes, du passé ceux-là, ces géants qui nous ont créés ?

Le grand philosophe a voulu donner un sursaut à la philosophie, qui s’enlisait dans la dialectique hégélienne puis marxienne. Quand il évoque Zarathoustra, il y projette davantage notre futur que le souvenir d’un dieu d’avant. Son Zarathoustra n’a guère plus de rapport avec Zoroastre que sa Naissance de la Tragédie n’en a avec la Grèce antique.

Pourtant, derrière ses visions très personnelles, et contestées, de notre Antiquité, Nietzsche est le premier à pointer du doigt le divorce entre les deux fonctions de l’esprit qu’il définit, sans doute à tort, comme le Dyonisiaque et l’Apollinien. Il oppose l’ivresse du rêve – les états de réalité non-ordinaire, dirait Castaneda – à la rigidité du mental rationnel et de l’esprit logique.

Le malheur de l’homme contemporain, souligne-t-il, est d’avoir perdu le culte sacré de Dyonisos, les Bacchanales des Romains qui se sont muées en Carnaval. Ainsi, à Rome, les cinq jours calendaires ouvraient une parenthèse dans la vie quotidienne, ivresse permise, plage de liberté quasi absolue où étaient levés tous les tabous sociaux.

Nietzsche est sans doute le seul philosophe à avoir osé cracher dans la soupe rationnelle. Et par là ce penseur surhumain rend à l’homme sa stature et sa dignité.

Il porte le dernier coup fatal aux philosophes mécanistes, à cette abomination cartésienne des animaux-machines, tout en claquant la porte à la rigidité hégelienne qui implique la mort de l’homme. Nietzsche a préféré la mort de Dieu.

Avec sa vision prophétique du surhomme, avec son ressenti magico-mental de l’Antiquité grecque, avec son refus de ce qui est « humain, trop humain » chez les grands de ce monde comme chez les dieux anciens, Nietzsche a rendu à la philosophie ses vraies lettres de noblesse, veiller sur l’homme dans son entièreté. Mais il y a laissé pas mal de plumes…

Une de ses thèses les plus originales, l’inversion de toutes les valeurs, révèle aujourd’hui sa pertinence : n’offre-t-elle pas le seul antidote possible aux venins de l’âge de fer où nous sommes ?

L’inversion totale des valeurs répond en effet à la théorie du déclin et au kali-yuga, notre époque, cet âge sombre où toutes les valeurs sont inversées : les élites, méprisables et corrompues, laissent les sages et les saints dans l’ombre. Les célébrités ne méritent que le mépris du sage, et les puissants sont vains.

Ils ne tiennent dans leurs griffes que la matière.

 

 

L’inversion des valeurs prônée par Nietzsche serait le remède radical au kali-yuga. « Qu’est-ce qui peut seul être notre doctrine ? – Que personne ne donne à l’homme ses qualités, ni Dieu, ni la société, ni ses parents et ses ancêtres, ni lui-même. » (source)Par delà le bien et le mal  Il dénonce aussi « le non-sens de « l’idée » au sens philosophique du terme, telle qu’elle a été enseignée, sous le nom de liberté intelligible, par Kant et peut-être déjà par Platon ». (source)La généalogie de la morale 

« Personne n’est responsable du fait que l’homme existe, qu’il est conformé de telle ou telle façon, qu’il se trouve dans telles conditions, dans tel milieu. La fatalité de son être n’est pas à séparer de la fatalité de tout ce qui fut et de tout ce qui sera. L’homme n’est pas la conséquence d’une intention propre, d’une volonté, d’un but ; avec lui on ne fait pas d’essai pour atteindre un « idéal d’humanité », un « idéal de bonheur », ou bien un « idéal de moralité » – il est absurde de vouloir faire dévier son être vers un but quelconque.

Nous avons inventé l’idée de « but » : dans la réalité le « but » manque… On est nécessaire, on est un morceau de destinée, on fait partie du tout – il n’y a rien qui pourrait juger, mesurer, comparer, condamner notre existence, car ce serait là juger, mesurer, comparer et condamner le tout… Mais il n’y a rien en dehors du tout! Personne ne peut plus être rendu responsable, les catégories de l’être ne peuvent plus être ramenées à une cause première. Le monde n’est plus une unité, ni comme monde sensible, ni comme « esprit » : cela seul est la grande délivrance, par là l’innocence du devenir est rétablie…

L’idée de « Dieu » fut jusqu’à présent la plus grande objection contre l’existence… Nous nions Dieu, nous nions la responsabilité en Dieu : par là seulement nous sauvons le monde.»

Puissante pensée qui néantise pour mieux revivifier ! Avec cette philosophie, l’Homme dans sa stature – et son insignifiance – renaît comme le phénix de ses cendres.

Nietzsche était de la race des prophètes bafoués, des poètes maudits, des visionnaires qui toute leur vie rôdent dans les marges de leur époque, spectres inquiétants, lieux de passages entre morts et vivants. Il a exploré jusqu’au bout l’hubris, la démesure, l’ivresse sans limite des dieux chtoniens. Il a éprouvé les griseries de la Folle Pensée.  

Il a brûlé ses ailes au soleil cruel de l’amour à trois. Il a sombré dans l’amertume, la mélancolie, la misanthropie et la démence. A force de ne vouloir voir que vers le haut, le prophète fou a négligé les liens puissants qui l’unissent à la planète terre, à l’élément terre, à la matière et à la condition humaine. Qui veut faire l’ange, fait la bête.

Quand notre être grandit, quand notre triple personne s’élève vers les cimes, elle creuse en même temps dans l’infra-monde un trou profond. De la même façon l’arbre en s’élevant enfouit profondément ses racines. Par le passage ainsi formé, des êtres du dessous s’élèvent en nous et nous perturbent.

Ainsi faisons-nous quand nous nous élevons vers les niveaux supérieurs. Ce phénomène peu expliqué rend compte de bien des embûches que rencontre l’éveillé, sans en identifier la source. La tradition chrétienne l’exprime ainsi : « Quand un croyant progresse vers la sainteté, les démons s’empressent autour de lui afin de contrarier sa progression. » (source)Les Pères du désert

Friedrich Nietzsche aura payé très cher le droit d’être à jamais différent sur la scène rigide de la pensée oxydantale. Pourquoi cette orthographe inexacte ? Parce que la pensée occidentale est trop souvent oxydante. Cynique et désabusée, elle dégrade et brûle la vie comme l’oxygène rouille et oxyde.

Il faut danser dans les chaînes.

Friedrich Nietzsche
 
Xavier Séguin

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