Blanche Fontaine

 

La déesse Ana poursuit ses tribulations au Grand Central, chez les Immenses. Ses précédentes aventures s’intitulent Notre Dame d’Alcor, Sa Grandeur, Dans la gueule du Loup. À présent Ana est dans une bulle volante transparente et résistante, irrésistiblement attirée par le Soleil Noir du TCM, autrement dit le trou noir géant qui fait spiraler la Voie Lactée.

 

Hypersens

L’alarme de la bulle folle stridule ses trilles dans les tympans d’Ana l’hypersensible. Elle s’en tape. La vrille mortelle dans laquelle glisse son véhicule ne peut avoir qu’une seule issue : la mort. La fin des haricots ? Ana s’en fout. Elle est au-dessus de ça. La déesse perçoit les moindres stridences à travers les filtres de ses écouteurs étanches mais aussi derrière la barrière émise par son corps subtil. En même temps, son environnement sonore se décompose en lignes musicales distinctes, qui se complètent en parfaite harmonie et se soulignent sans se chevaucher.

Tandis que la rotation devient physiquement pénible pour la petite grande, s’éveille au profond de son corps le grand pouvoir d’aimer et de changer le monde par la force de l’amour. Tout est spirale, se dit-elle. Me corps me parle, enfin je comprends sa langue. La belle en elle se languit. Et son corps reconnaît la lointaine alchimie, l’intime organisation des colonies de particules, l’hallucinant ballet des électrons autour du trône de l’ADN. La déenne ? La déesse.

 

Crescendo

Une foisonnante palette de sons tapisse l’oreille interne de la jeune déesse. Elle y joue à saute-mouton, à mère-veux-tu, à cloche-pied, un-deux-trois-soleil. Es-tu déjà montée sur une échelle ? Et ça tourne, ça tourne de plus en plus vite tandis que les hurlements des alarmes et des moteurs en survitesse montent en surplus dans les suraigus. C’est sûr de chez sûr. Et que ça vrille, et que ça vibre, se dit Ana la malmenée. Tout est spirale : tu respires, tu râles, tu expires, funérailles.

Maintenant Ana ne peut plus ignorer ce qui arrive. La bulle tressaute comme un shaker à cocktail. Elle va péter, ou s’écraser, ou les deux. Aucune importance puisque tout va finir plat comme une galette-spirale, le multivers enroulé à mort dans ce malsain trou de balle. Ce foutu TDM aspire même la lumière. C’est gai là-dedans.

Noir avec des spirales de lumière qui s’étirent, s’affinent et se fondent. Éternelle boîte de nuit. Les sons s’en mêlent comme ils s’emmêlent. Gagne à être connu. Une voix dans la cabulle bine cabine bulle cou couvre tout le tintin tamarre. Allo petite ? llo  lo ? Entends-tu ? Les paramètres de ta bulle sont perdus. Perdus, entends-tu ? Tu dois réinitialiser, nicializé, cializé, lizé.

Que dit-il ? Qu quoi ?? Ça tourne ss si vite, plus vite que mézidé. Cializé d’urgence. C skiladi. Cializé quoi ?

 

 

Tourne la toupie, fulgure, permute, occulte, révèle, donne, prend, trop trop vite, il faut réliaciser ? La tête lui tourne, le monde est tout entier dans ce mouvement centrifuge extrême, il ne laisse place à rien d’autre, nulle part à… ? para ?  paramètres !! Réinitialiser les paramètres ! Vite, Ana. Arrête ça. Stop !

Les doigts volent sur la tablette. Paramètres réinitialisés !!!

 

Tout s’arrête

Tout s’arrête net. Le mouvement, la spirale, les bruits, le décor, la bande-son, la bulle, même Ana qui tombe en syncope. S’écoule un certain temps. Ana revient à elle. Enfin. Mais c’est une autre.

Il y a des seringas, mimosas, dahlias, des soucis. On voit des perroquets, pangolins, toucans, des kiwis. On entend l’éléphant, la hyène et le loup gris. La nuit tombe aussitôt que le soleil se couche. Ana pose un doigt sur sa bouche.
– Où suis-je encore ?

Autour d’elle, dans un froufrou d’eau vive, une foule d’objets, de bruits, de couleurs, une cascade d’émotions, de pensées, d’images, une gerbe vive suralimente un monde en devenir. L’envers du trou noir, la fontaine blanche que nul n’eut la chance d’entrapercevoir.

Le temps n’a plus cours. L’instant s’éternise à Trousse-Chemise comme à Clignancourt. L’ombre d’un instant fait surgir un monde et l’instant suivant en accouche un autre. La fontaine gicle aussi aveuglément que le trou noir dévore. Tout est restitué n’importe comment. Le temps arrêté retient ton corps. Tout geste immobile est prémédité. L’envers du décor est utile. En revanche, on est toujours dimanche.

 

Tout dérape

Ana ferme un œil. L’autre. Ouvre les deux. Regarde.
– Où est la fontaine blanche ? Et l’éternel dimanche ? Rêve qui s’efface. Où es-tu ? Sitôt vu, sitôt perdu.

Ana s’éveille tout court. Elle est dans une chambre immense, perdue dans un lit gigantesque. Ana est à l’hôpital. Est-elle malade ? Non. Elle appelle. Personne ne répond. Elle sonne. Personne ne vient. Et soudain elle se réveille. Encore un foutu rêve ! Ana passe d’un sommeil à un autre et sa réalité fait place à un carrousel de rêves très réalistes. Que croire ? Où est-elle vraiment ? Dort-elle encore ? Est-elle bien à Grand Central ?

– Où est la grande spirale ? Qu’est devenu le Trou Noir qui m’aspire, qui m’attire, qui m’étire… La Blanche Fontaine étirant ses antennes ? Chaque fois que je me réveille, est-ce un nouveau rêve ou est-ce un nouveau monde ?

 

 

Tout s’arrange

Ana n’a pas pu trancher entre rêve et réel. Combien de fois s’est-elle réveillée dans un nouveau rêve ? Mais là, macache ! È finita la commedia. Bien calée dans un fauteuil à sa taille, elle est complète et bien vivante. Heureuse. Tout à l’heure un biscornu bossu en petite tenue est venu la voir. C’était le Réex –responsable des étoiles extérieures. Répugnant excentrique, se dit Ana tandis que le bossu la félicite pour le sang-froid dont elle a fait preuve dans le grand trou noir. Le biscornu Réex avait passé les pouces dans l’élastique de son calbute.

-C’était une simulation, bien entendu, bien entendu ! Nous ne voulons pas la mort du pécheur hahaha.

Quel sale type, se dit la petite. Jamais elle n’a été en danger. Elle a subi un test grandeur nature et s’en est tirée haut la main. La déesse Ana est jugée tout à fait capable de conduire la civilisation développée sur Ur d’Alcor dont elle est souveraine, et plus capable encore de développer sa première création, l’aménagement de la planète Terra de Ra, la mise au point d’espèces animales adaptées à l’environnement terrestre et l’accompagnement des espèces vivantes développées comme les grands mammifères et certains insectes.

-Des mouches plus grosses que vous ma p’tite dame hahaha, ajoute le Réex en faisant claquer l’élastique de son slibard. Pour rigoler, Ana l’imite en faisant claquer sa langue. Le Réex lui jette un œil effaré. Elle louche en tirant la langue. Le Réex s’enfuit dans une voiture de course.

 

L’âge d’amour

Ainsi donc, la déesse Ana se trouve confirmée dans sa position d’impératrice régnante sur Ur et Déesse Mère de Terra. Sans cérémonie ni remise de diplôme, la jeune patronnematronne ? va pouvoir exercer son nouveau talent sur ce coin de la galaxie. Les Grands Dieux l’ont permis.

Son jeune âge aurait pu être un handicap, aussi le Réex lui a-t-il ajouté six années supplémentaires. Comment fait-il ça ? La simulation s’en est chargée. L’épreuve de la bulle aspirée par le TCM a forcé la petite a mûrir. L’approche de la mort abolit l’âge. Ana s’est vu morte, elle a accepté son sort, ce qui ne l’a pas tuée l’a rendue plus forte. Elle avait huit ans, elle en a quatorze. Elle a atteint sa maturité sexuelle, ce qui lui donne un meilleur équilibre affectif et émotionnel, plus compatible avec la hauteur de ses responsabilités et les exigences de sa charge.

 

L’âge d’or

On lui a offert une super bulle pour traverser la galaxie sans temps perdu et dans un maximum de confort. C’est dans cette bulle fabuleuse que la jeune femme rentre chez elle, sur Ur d’Alcor, Ursa Major. Elle sait que rien ne sera pareil pour elle et pour ses gens. Pour les Uriens et les Terriens qui sont si mignons.

La Grande Déesse a sa majorité sexuelle. Elle est très grande pour la Terre comme pour Ur. Avec ses douze mètres de haut, elle devra se baisser pour passer les portes. On en refera faire !!  La vie est belle. Terra est belle. Ur est magique. Ana est heureuse…

Pour les humains de la planète Terra, l’âge d’or commence.

 

 

Si l’argent ne fait pas le bonheur, rendez-le.
Jules Renard