Il y a presque un demi-siècle, j’ai pris la route des Indes avec Micha, ma bien-aimée. C’était notre troisième voyage au bout du monde, bien plus grand qu’aujourd’hui. On s’est connu en Turquie, on s’est mariés, et pendant dix ans on a tourné autour du monde. Malgré les ans, je reste un enfant sans méfiance, comme l’a montré notre arrivée en Inde.
Bombay, 1975. L’Inde est un choc. Saturation, démesure, folie cruelle des mégalopoles. Magie des corbeaux, le gros modèle, fracas de plumes, l’œil qui pétille. Corps vidés, leurs cris rauques sur les murs jaunes et dans l’ombre des manguiers. Contrastes. La foule bigarrée des marchands ambulants, des saddhus, des mendiants, des hommes d’affaire en turban, des femmes plus nues que nues dans leur sari, des intouchables qui gagnent leur survie au fond des égouts, des brahmanes au style british dans leur Tata climatisées. Klaxons, cris, tintamarre des grandes artères où se pressent vélos, cyclo-pousses et taxis collectifs aux peintures criardes. Impression mitigée : je me sens enfin à la maison, et jamais je ne me suis senti plus étranger quelque part. J’allais vite voir l’Inde comme un incroyable patchwork de paradoxes et de contradictions.
Le lendemain, ivres de couleurs et de senteurs nouvelles, nous titubons dans une rue passante quand un jeune occidental nous aborde. Il est allemand, mais baragouine un mélange d’anglais, de français et d’espagnol ponctué de sourires avenants. Micha se méfie, le petit gars me tire à l’écart. Par un habile tour de passe-passe, ce brave sagouin va me dépouiller de tous mes travelers checks. Et de tous ceux de ma douce Micha qui vocifère. Ces chèques de voyage sont remboursables en cas de vol. Nous filons à la Bank of India, catastrophés. En tant que principal responsable du sinistre et naïf en chef, je chie la honte. A 25 ans, étudiant insouciant, j’étais un enfant.
Derrière son guichet, un employé modèle nous remonte le moral. Un tout petit peu. Il nous explique qu’il y a beaucoup trop de vols ces temps-ci, une enquête est donc nécessaire. Je décline mon identité complète, mon employeur actuel, la date de ma première communion, mon groupe sanguin. L’employé nous a promis un résultat rapide. Il ne peut rien faire de plus dans l’immédiat. La perte de notre pécule ne nous laisse qu’un peu de monnaie dans les poches et notre billet d’avion pour le retour. Encore très lointain !
Sans un rond en terre inconnue le lendemain de notre arrivée ! Micha est furieuse, il y a de quoi. Je pourrais l’envelopper dans sept couvertures, je sentirais sa colère passer au travers. Un grand coup de chapeau à ce crétin de Xavierc’est moi-même qui nous a bien foutus dans la merde. Scrutant mon portefeuille vide, j’y trouve un numéro de téléphone. Celui de Gilles, copain de lycée qui vit au Cachemire depuis deux ans. Un point de chute à Srinagar, une bonne aide de sa part, notre dernier espoir. Bilan du raclage de fonds de poche : on a juste de quoi se payer le train pour l’Himalaya. Deux jours de dur. Gilles, nous voilà !
En croisant les doigts, on se précipite à la gare de Bombay. Spectacle hallucinant. Des centaines de familles sont couchées dans le hall, elles vivent ici, elles y sont à demeure, elles font leur toilette sur les rails et leurs besoins sur le ballast, les unes cuisinent sur un feu nu, d’autres meurent en silence, est-ce possible dans un tel vacarme ? Des mendiants crachent gras, des gamines en tee-shirt dansent gravement, savamment, d’autres rient, d’autres pleurent, des nuées d’enfants font la manche et les poches.
Mais c’était il y a un demi siècle. Prescription. La gare actuelle est normale, ancienne et banale, comme toutes les gares du monde. Civilisée. Moderne. Aseptisée. Mondialisée. Bienvenue au progrès.
Progrès ? Quel progrès ? Il est temps de quitter la grand’ ville.
On plonge dans le vert. Je revis. L’Inde est un choc qui se répète. A nouveau, profonde, venue du chakra racine, l’impression d’être enfin chez moi. Sérénité lisse des campagnes, des champs, des hameaux. Contraste total avec les grandes villes inhumaines et super speedées. Le train qui nous emmène vers l’Himalaya est un havre de paix. On se prélasse mollement dans une cabine couchettes rien que pour nous deux, en amoureux, bien faite pour se réconcilier sur l’oreiller.
Par je ne sais quelle aimable synchronicité nous avons pu trouver place dans le train bondé, car l’Inde toute entière se rue vers le Cachemire pour échapper à la mousson. Pendant les deux jours et deux nuits que dure le voyage, nous avons tout le temps de fêter notre réconciliation. La perte du fric est oubliée, nous sommes dans la peau d’un couple so romantic des années 30, fuyant la mousson pour gagner notre luxueuse villégiature. A force de rêver sa vie, voici qu’on vit son rêve quand les cauchemars n’ont plus de prise.
Cheveux au vent, poussières brûlantes dans les yeux, nous filons à 20 kmh vers Srinagar, capitale du Cachemire indien. Cette pimpante cité coloniale fut la résidence d’été des officiers britanniques, comme Darjeeling plus à l’est. Le lac de Srinagar est couvert de bateaux-maisons, house-boats en bois sculpté, chargés d’histoire et de hippies. Mais le train ne va pas jusque là. Il s’arrête à Jammu. La suite du trajet se fera en bus. Et quel bus !
Enfin le train s’arrête dans un sifflement furieux, jets de vapeur, grincement des freins, chocs divers de bagages qui s’écroulent, cris des femmes, pleurs des gosses. C’est Jammu, terminus, tout le monde descend. Et tout le monde s’entasse aussitôt dans des bus hors d’âge. Délabrés, couverts d’art naïf et de cicatrices diverses, surchargés de divinités protectrices et de voyageurs hors du temps, ces bus anglais effectuent la liaison Jammu Srinagar.
Très vite, la campagne cultivée a laissé place aux premiers contreforts de la haute montagne. Donc aux premiers lacets. Les précipices vertigineux, les a-pics et les surplombs, les falaises insensées, la route qui perdait peu à peu son revêtement, passant de pierreuse à sableuse, de sableuse à glissante, les rafales de pluie qui noyaient les vitres, les essuie-glaces défunts avaient rendu l’âme au temps de Lord Mounbatten dernier vice-roi des Indes. Halte improbable dans un village bien calé sur un plateau. On est content de se dégourdir les jambes, plus contents encore d’être en vie.
Mais qu’est-ce qu’il se passe ? Voilà le chauffeur qui décharge les bagages ! Attends, mais on n’est pas arrivé, bordel ! – Srinagar ? je demande, inquiet. Le chauffeur me fait le signe de dormir, et me montre une masure un peu plus grande que les autres. Sur la façade lépreuse on peut déchiffrer, bien défraîchi, les lettres internationales de l’étape. H, O, T, E, L. Ah d’accord. C’est là qu’on dort ? dedans, une seule pièce blanchie à la chaux. Jaunie à la chaux. Par terre, des nattes que déjà les femmes déroulent. On s’installe, mi-figue, mi-raison. Pique-nique de chapatis et de fruits secs. Thé pour tout le monde. Sans lait, merci ! Et dodo.
Ou presque. Là-dedans ça ronfle, ça rote, ça pète, ça parle aussi, ça chuchote ou ça geint, selon. Bienvenue en Inde. Dépaysement total, je pense à une autre planète. J’y pense tout le temps. Demain, on retrouve Gilles. Hâte de partager tout ça avec un vieux pote, bien acclimaté, très rassurant finalement. Et qui parle français ! Ça pue ici. Moi aussi. Ah ! Prendre une douche ! Et j’ai sombré. Je suis tombé comme une chandelle qu’on mouche. Douche ou pas, j’ai dormi comme une souche.
Le lendemain vers midi, on arrive à Srinagar. Et la magie s’installe.
Supplément sans frais: Un ptit parfum d’Inde avec les babas des années 70
Les cathédrales ont été construites avec un mètre-bâton : pas d’autre calcul !
La peur ressemble à l'ego. Tant qu'on est vivant, on ne s'en débarrasse pas.
Il n'y a pas quatre éléments, mais cinq. Le premier s'appelle l'éther. On l'a oublié…
Oui, perdu. Mais qu'on ne s'inquiète pas, le remplaçant est prévu.
Je vous demande un ultime effort pour sauver Eden Saga. C'est maintenant !!
L’aventure Eden Saga aura duré dix huit années. Reste encore UNE chance, la toute dernière.