Jean-Claude m’a dit : « Lors de mon éveil, j’ai plané dans l’infini de l’indéfini. Longtemps j’ai erré à travers des mondes incroyables, dans une pagaïe totale et d’un nombre effarant. Je les ai traversés par couches successives, que je perçais comme la bulle de savon qui éclate en minuscules embruns.
Je me suis divisé et redivisé mille fois. Cent mille fois j’ai cru me perdre dans les embruns du hors-temps, cent mille fois je me suis retrouvé dans mon fauteuil au coin de ma cheminée.
J’ai plané des années à travers les ondes des mondes et des anti-mondes, des méga et des micro-mondes, des demi-mondes et des immondes, de longues années qui ont duré l’espace d’un court instant ici, de l’autre côté du mur du Rêve. Après bien des errances aveugles, des tours et des retours, détours et demi-tours — j’ai perçu l’incréé dont j’ai suivi le fil.
J’ai fini par m’immobiliser dans un infini bleuté où soufflait une puissante odeur marine : embruns salés aux relents d’iode. Cet endroit de paix et d’ouverture absolue je l’ai baptisé l’Océan Bleu des Mondes Possibles. J’y suis allé souvent. C’est la matrice de l’incréé. Je m’y suis réfugié face à la maladie. Le bleu me gagne, l’océan me soigne. Je sais que je mourrai guéri.
L’incréé ! Il est bleu d’un bleu d’onde profonde, et vers l’infini de l’est il vire au bleu pâle, vers l’infini du zénith il vire au blanc, vers l’infini de l’ouest il vire au gris, vers l’infini du sud il vire au turquoise, et vers l’infini du nord il est noir comme le fond du soir. L’océan bleu qui baigne les confins bleutés, aux reflets d’or et d’argent, l’océan bleu des mondes possibles clapote en remous silencieux et m’emporte dans son long sillage bleu. » (source)Jean-Claude Flornoy 1996
Dans son esprit, l’univers tout entier, le multivers des quantiques, était tout entier contenu dans cet espace vide, cette absence infinie, ce fabuleux océan de Rien. De cette négativité surgissent les positifs : la spirale du temps, la litanie des mondes. Du néant créateur jaillissent les étoiles et les comètes, les nébuleuses, et la petite maison dans la prairie.
Quand le mal me brise la nuque, j’y vais aussi. J’y vais très souvent ces temps-ci. L’énergie qui fore un plus grand chemin dans sushumna me déchire à chaque chakra. Je crois mourir, l’instant d’après la vie palpite en moi comme jamais, mes mains fourmillent, l’énergie de guérison pétille tout au long de mon schéma énergétique… jusqu’à ce que l’océan bleu m’accueille encore.
Dans ce vide où palpite la vie qui vient j’entends gronder le sourd ressac des siècles. Y grince la mécanique céleste qui fait tourner la roue des mondes. C’est à partir de ce néant matriciel que Flornoy faisait surgir des formes, des êtres, des mondes. Son immense talent de sorcier magicien, il l’avait reçu lors de son éveil, dont les circonstances ont à jamais obéré son évolution.
Il faut être toujours ivre. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du temps qui brise vos épaules, il faut s’enivrer sans trêve. De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous !
Jean-Claude Flornoy a reçu l’éveil par la foudre, alors qu’il passait sous un transformateur électrique mal isolé, qui avait une fâcheuse tendance à attirer les éclairs sur le domaine où il vivait alors, à Rochefort sur Mayenne. La foudre ne l’a pas tué, elle l’a rendu plus fort en l’éveillant. Il n’a pas réalisé ce qui lui arrivait, car il n’avait jusqu’alors jamais prêté attention à la vie intérieure.
Il se démerdait tant bien que mal à faire survivre ses trois gamins par son travail de potier, et pas dans le luxe, loin de là. Notre ami commun Jean-Claude Devictor dit Devic jouissait d’un salaire confortable comme directeur technique de l’Opéra Bastille, il pouvait ainsi remplir le frigo familial à chacune de ses visites. Aucun de nous trois ne s’est montré intéressé. Qu’il s’agisse d’un éveil donné ou chèrement gagné, l’argent n’est plus un but quand on s’est éveillé.
Il faut avoir pour agir et non agir pour avoir.
À ma connaissance, Flornoy est l’inventeur de l’expression bouddha idiot. On se demande s’il ne l’a pas inventé pour se décrire. Qu’est-ce qu’un bouddha idiot pour lui ? Quelqu’un qui reçoit l’éveil dans une pochette surprise. Il n’a rien demandé, ne s’attend à rien, et paf, il reçoit un éclair lors d’un orage ou se prend du jus dans les doigts. Ce qui est arrivé à Flornoy et à d’autres.
Il existe bien d’autres moyens de connaître l’éveil, mais les deux précédents sont les plus propices à la fabrication de bouddhas idiots, car ils arrivent sans crier gare sur des personnes non préparées. Cette condition est capitale, gardez-la en mémoire.
Tandis que l’éveillé en sursaut n’a fait aucun effort, le guerrier de lumière fait de son éveil l’objet d’une quête, et pour y parvenir il suit une progression contraignante, exigeante, absorbante. Pendant des années de djihad, de guerre intérieure pour s’améliorer, il a tout le loisir de cultiver l’humilité. Ses échecs répétés lui enseignent un peu plus chaque fois.
Mais l’éveillé sans effort n’a pas ce genre de réflexe. Il s’attribue le mérite de son éveil, il se prend pour un élu, il croit que ces pouvoirs magnifiques viennent de son propre fonds. C’est ainsi que le bouddha devient idiot. Mais il reste tout de même un bouddha. Un éveillé dans sa toute-puissance, avec une panoplie de dons et de pouvoirs. Le voici faiseur de miracle. La mégalo l’emporte.
L’impréparation du bouddha idiot, son manque d’humilité, sa suffisance l’ont entraîné sur une pente dangereuse. Il devient gourou, saint, chef de parti, leader charismatique, président de la république, dictateur voire tortionnaire. Sa démesure ne connaît bientôt plus de limite. La pression qu’exerce sur lui ses pouvoirs croissants en nombre comme en intensité devient absolument insoutenable. La grenouille veut se faire plus grosse que le bœuf. Le petit homme se prend pour Dieu. Le héros vacille, le bouddha se meurt, l’idiot triomphe.
Normalement on affronte ses monstres et ses cauchemars d’enfance avant de s’éveiller. C’en est même une des conditions : purger son émotionnel, atteindre l’énergétique, dépasser le mental. Oublier l’ego. L’éveil surprise est le seul cas où l’ego peut coexister avec l’éveillé. Dans tous les autres cas, selon la formule du lamaïsme, « l’ego est la seule partie de l’être qui ne peut connaître l’éveil. » En effet, pour le cherche-lumière, pour le guerrier de la Connaissance, le mental — ou l’ego — s’efface devant l’éveil.
En fait l’ego a disparu bien avant, car il est un frein réel à la connaissance supra-sensible et supra-mentale. Le candidat à l’éveil se débarrasse de l’ego dominant au niveau de l’arcane XIII, pour permettre la montée d’énergie de l’arcane XV Le Diable, prélude à l’éveil en XVI Maison Dieu.
L’identité entre le mental et l’ego est une longue histoire qui peut choquer le nouveau lecteur. Aussi pourra-t-il consulter ces articles : Le dragon de l’ego, Science, ego, magie, ainsi qu’à méditer la formule fameuse du plus grand des psychanalystes :
On consacre la première moitié de sa vie à se forger un ego solide, et la seconde moitié à s’en débarrasser.
Qu’on me pardonne ces références au tarot initiatique, mais dans la lecture qu’en a donné Flornoy, elles s’imposent à moi comme la meilleure description de la vie intérieure. Elles forment, selon sa formule, une carte détaillée du monde intérieur — sinon la seule, du moins la plus précieuse.
Les arcanes majeures du Tarot de Marseille décrivent un chemin de vie intérieure. Le chemin que, bon gré mal gré, prendront toutes vies humaines en attendant la libération totale et définitive avec Le Mat qui ouvrira la porte de l’hypothétique après.
Mon benefactor n’a pas laissé l’ego triompher complètement. Tout se passe comme s’il avait volontairement interrompu son chemin vers la lumière, laissant les ténèbres et la mort l’envahir. Il a voulu, je pense, exorciser sa démence. Contrôler sa folie. L’intensité du vril qui circulait en lui en aurait tué beaucoup. Il a su disparaître avant de commettre l’irréparable. Il a choisi le moment de son départ.
Jean-Claude Flornoy jouissait d’un magnétisme rare. Il fascinait. Il séduisait. Il attirait. Il impressionnait. On l’admirait. On l’enviait. On l’imitait. On l’adorait. On lui obéissait en tout… Il pouvait parler des heures sans notes, sans préparation. Ses exposés étaient clairs et convaincants. C’était un vrai plaisir de l’écouter; au fil de son discours on se sentait plus intelligent, plus ouvert, plus grand.
Mais il a toujours gardé enfouies en lui ses peurs d’enfants. Sa phobie des puissants éveillait les échos de sa terreur des grands qui gesticulaient dans la cour de récré. Combien de fois l’ai-je entendu dire qu’il ne voulait pas jouer dans la cour des grands ? Je lui ressemble sous cet angle : je me méfie de la médiatisation qui fait surtout des dégâts.
Tant que son ascension est resté résistible, il n’a pas flanché. Mais quand ses réalisations l’ont submergé d’orgueil, il a plongé en des profondeurs inexplorées. Il a rencontré ses monstres. Nous en avons tous. Tôt ou tard nous devrons les affronter, et bon gré mal gré, les vaincre et les soumettre. Sinon la chute nous attend. La mort nous prend.
« Cet endroit de paix et d’ouverture absolue je l’ai baptisé l’Océan Bleu des Mondes Possibles. J’y suis allé souvent. Je m’y suis réfugié face à la maladie. Le bleu me gagne, l’océan me soigne. Je sais que je mourrai guéri. » (J-Cl Fornoy)
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