Deux proches ont réagi avec vigueur à mon article Les découvertes émotionnelles. Ils disent que j’y fais injure à la plus belle part du vivant, l’émotion. Je déclare ignoble la chose la plus noble, la plus gratuite, la plus désintéressée. Ils se sont hérissés, me traitant d’imbécile. Hors d’eux-mêmes, donc de moi.

 

Je joue contre mon camp, paraît-il. Je trahis la cause, celle de l’amour, de l’affection, des câlins du cœur. Ils m’ont traité de renégat. Ils ont raison. Je manque à la parole donnée. Je m’étais fait le serment de toujours servir Éros et Vénus, et je suis tombé dans le piège grossier que le puritain Juan Matus a tendu sous mes pieds.

 

Loques à terre

Mes proches ont raison. La chose me surprend d’autant plus que ce n’est pas leur habitude. Ces deux-là me connaissent trop bien. Justement. Ils se trompent sur mon compte la plupart du temps. C’est peu dire qu’ils vivent chez moi. Ils vivent en moi. Je les ai déjà évoqués, ces locataires innombrables, ces innommables qui portent mon nom, qui tous tiennent un peu de moi, beaucoup d’un autre – ou d’une autre, selon le cas.

Je les aime bien. Mais je n’écoute pas la voix ensorcelante de ces Circés portables, sinon potables. Impossible d’évoquer Circé la magicienne surdouée sans la montrer dans ses œuvres, tentatrice et dangereuse. Ici le peintre Jean Guillaume RéservoirJohn William Waterhouse en v.o. donne la mesure de son formidable talent. Saluons la très érotique et très subtile transparence du voile qui révèle en dissimulant. Bon. Calmez-vous. Je ferme cette parenthèse pour revenir à celle d’avant. Trop de parenthèses lèsent ma thèse.

Je les aime bien mes locataires. J’ai appris à les aimer. N’empêche qu’ils me mènent la vie dure. Ce sont mes petits tyrans portables, sinon potables. Non, celle-là je l’ai déjà faite. Je radote, c’est le grand âge. J’ai trop de loques à terre. On est en boucle, signe qu’il faut passer à autre chose. Mon attitude inqualifiable et mon discours désobligeant à propos des émotions. Qui sont pourtant mes grandes chéries.

 

Le pourquoi du comment

Déjà parler des émotions en vrac, comme on parle de linge sale, c’est dégradant. Je ne dis pas que ça mérite la prison, mais la cigüe ou l’étranglement, oui. Comme je tiens à mes vieux jours qui se font rares (combien encore ? je n’en sais rien) je n’ai pas retenu la suggestion. Tout ce qui t’importe, ami lecteur, c’est le pourquoi du comment. Comment un être aussi sensible que ouam a-t-il pu médire ainsi de la plus noble chose – et la plus fragile – l’émotion ? Et pourquoi l’a-t-il fait ?

Inutile de baratiner, je n’en sais rien. J’ai été victime de mauvaises fréquentations, mauvaises lectures, mauvais karma, mauvaise digestion, maux de tête, règles douloureuses, tout le diable et son train. Et j’apporte deux précisions essentielles : primo, je tiens les émotions – toutes les émotions – pour une chose magnifique, une des merveilles que nous pouvons partager avec les animaux. Secundo, ce que j’ai écrit reste valable et vrai : question de contexte.

L’émotion est belle, mais on ne peut pas toujours s’occuper d’elle. Les circuits s’emmêlent quand la raison s’en mêle. Reste toi-même, comme on t’aime. Tout ira bien, tu as ma parole. Garde-la précieusement, tu me la rendras plus tard. Je suis sans question partant pour l’émotion.

 

Effusion confusion

Le poète ado qui habite en moi bat des mains, se pâme et prétend m’embrasser. S’embrasse-t-on soi-même ? Pas quand on vit à l’intérieur.

L’artiste rêveur qui habite sur le même palier approuve le poète et l’invite dans sa piaule pour boire un coup.

Le philosophe anar est content lui aussi, mais il s’est réveillé trop tard pour boire un coup. Les deux autres sont déjà loin.

Le psychologue surdoué ne sait pas ce qu’il doit dire, le temps qu’il trouve tout le monde est parti, même le philosophe. Même moi qui vous parle. Ils m’ont gavé.

Voilà ce que je voulais vous dire. Parfois les mots vont plus vite que le cœur qui bat la mesure pour des mots qui courent devant. Décevant. Au-delà des mots, scions. Démos ion. Hon, hon. Démo si on. Si on quoi ? À toi de voir. Bavoir. Va voir bavard. C’est ton devoir. À ton tour d’y voir en ta tour d’ivoire.

 

Ma tête coupée

La plupart du temps ma tête est vide. La machine à penser s’est enrayée il y a trois ou quatre ans. L’incessant discours mental a pris fin, mais pas les commentaires de mes commensaux. Les pensées me sont données, les pensées me sont reprises. Ce qui reste, c’est ce qui compte vraiment. Le sentiment.

L’amour. L’émerveillement. Avoir été une heure, un siècle, témoin de pareilles merveilles, aide à passer le Pas-du-Malin. Nous vivons à une époque. C’est tout.

« Être une heure, une heure quelquefois »…

Moije. Une période Moi-je. C’est très très moi-je en fait ces temps-ci. En deux mots comme en cent. Commençant quoi ? Pose-toi les bonnes questions. Je suis le spectateur ému de mes songes. Éponge émue – l’émotion est ma reine. Et mes songes sont mes maîtres. Ils m’ont tout appris. J’ai tout gobé.

Je suis le lecteur assidu des maîtres en songe. Si doués pour mettre en songe, comme pour mettre en images. Ils sont mes pères. Hugo, Franquin, Rabelais, Taniguchi, Baudelaire, Moebius,voir image suivante Bukowski, Rimbaud, Edika, Tarentino, Gotlib, Zola, Loti, Pratt, Monfreid, Hergé, Jacobs, Verne, Trondheim et les autres, inusables, inépuisables, indispensables génies.

Je lis, j’écoute, je souris, je plante et je rempote, je terrasse, je scie, je cloue, je visse, je dévisse, je revisse sans fin. Sans tête. S’entête à coucher dehors, comme le vieux Jo. Oui, je suis le sans tête qui s’entête. J’erre et mystère, j’arrive toujours au bon endroit. Au bon moment. Sainte Chronicité veille sur mes pas. Elle me bénit sans cesse. C’est une bonne gueuse pour un sainte. Elle n’est pas reconnue. C’est pour ça.

Pendant des années, j’ai vainement tenté d’atteindre ce vide dans la tête, il est venu soudain. Il dure. Interminable morceau d’espace, grand lac tranquille, insondable, protégé des violences du vent par son écrin de hautes montagnes. À l’écart des routes et du temps, l’étang. Il médite. Il m’édite.

Aucun mérite, de l’exercice. Un entraînement constant. Un lâcher-prise conscient. Un règlement comptant. Puis ça vient, et je dois dire que je n’ai remarqué cette énormité, le vide intérieur, le silence mental après des années de bavardages navrants. J’attendais ça depuis des années, d’autres années encore, et je n’ai pas remarqué quand c’est arrivé.

 

 

Repose en paix, ami Jean. Ton œuvre a rendu ce monde meilleur. Et ça continue.

 

Xavier Séguin

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