Bien souvent je mentionne cette heureuse formule de mon benefactor — expert en la question. Elle n’a rien à voir avec le bouddhisme, ou presque rien : elle désigne ceux qui s’éveillent sans l’avoir cherché. On les prend pour de tristes cons ou de sinistres connards, selon le degré. Ce sont juste des gusses qui ont reçu la foudre et qui se prennent pour le saint esprit.
Les bouddhas idiots sont légions. Techniquement ils sont de grands éveillés, tel Bouddha. Pratiquement ils sont insupportables. L’éveil est un choc incompréhensible pour ceux qui n’y sont pas préparés. Ils l’ont reçu dans une pochette-surprise, sans avoir jamais passé leur permis. Cadeau bonus. Même pas perçu comme un cadeau. Pourtant quel bonus ! Et quel don, sacré nom !
Mais les bouddhas idiots sont ignorants. C’est même à ça qu’on les reconnaît. La plupart ne comprennent pas ce qui leur arrive et s’attribuent des mérites indus. Tel gaillard reçoit l’éveil sans l’avoir cherché, en prenant du jus dans les pattes. Ce qui ne le tue pas le rend plus fort.
La surtension du système nerveux entraîne une brusque montée de kundalini, l’homme est éveillé.
Mais il ne comprend pas ce qui lui arrive. Alors il se prend pour dieu. Son éveil est à lui, tout à lui. Il ne doit rien à personne. Il s’en attribue tous le mérite et le faux dieu devient odieux. Premier exemple de bouddha idiot.
Il y a d’autres. Les Tibétains ont coutume de dire qu’en kali-yuga on trouve l’éveil sous le pas d’un cheval. Il est si facile à obtenir qu’on n’a pas d’effort à faire pour l’avoir. Ou si peu.
Tel autre reçoit la foudre sur son avion. Sans danger nous dit-on. N’empêche qu’il y a bien surtension. Le système nerveux de l’individu a reçu un voltage énorme, il a tenu, les nerfs n’ont pas grillé, l’individu est éveillé. Il est bouddha, comme tous les passagers. Une nouvelle fournée de prétentieux idiots.
La plupart du temps, on n’éprouve rien d’autre qu’un pur moment de flottement, voire un léger malaise qu’on met sur le compte du choc électrique. Par contre, l’extraordinaire clarté qui se fait en lui, celle de l’éveil, il ne l’attribuera jamais au courant électrique, mais seulement à ses propres mérites. Toutes les conditions sont réunies pour ce puits de science, ce pur génie qu’il est devenu soit noyé sous l’ego le plus exubérant, très puant, tout à fait gerbant.
J’ai donné l’exemple du jeune empereur de Rome, Héliogabale, et de ses méfaits. Éveillé par la foudre, ce Bouddha idiot fut monstrueux et débile.
La clarté est le deuxième ennemi du guerrier. L’éveillé par surprise n’en sait rien. Il s’en fout. Il ne se prend pas pour un guerrier, sauf peut-être pour faire du pognon. Il devient tueur dans les affaires, ou bien requin de la finance. Chacun fait ce qu’il veut de sa vie, mais tout de même, quel gâchis ! On aborde la chevalerie céleste, on y flâne le temps d’un arcane ou deux et plouf ! On replonge dans le bain qu’on a déjà souillé. Pour compisser les draps qu’on a déjà mouillés. Emmêlant l’écheveau qu’on avait débrouillé. En montant les chevaux qui nous ont fait douiller.
L’éveillé surprise est envahi d’une clarté supérieure. Ce n’est pas l’effet de son génie mais le résultat du coup de jus. Son point d’assemblage a acquis une mobilité enviable. Il va se poser sur le point de la connaissance immédiate. Autrefois on disait la science infuse.
C’est le savoir sans étude. La totale compréhension. La conscience directe. Ce lieu de conscience apporte de grandes satisfactions. Les êtres pleins d’eux-mêmes lâchent la bride à leur ego dévorant. Moi-moi-moi, je sais tout, je vois tout, je comprends tout, spectacle insupportable, exercice haïssable.
Il y a donc éveillé et éveillé – sans compter les pseudo-éveillés, de loin les plus répandus. Mais j’ai déjà traité le sujet. Les deux catégories d’éveillés ne se comportent pas pareil. L’éveillé sans le savoir est plein d’ego, triomphant, insupportable. L’éveillé en conscience a travaillé des années pour contenir son ego. Son éveil est arrivé au terme d’une quête, celle de soi-même, et d’un abandon, celui des peurs enfantines avec la remémoration de l’arcane XIII. Le guerrier en sort transfiguré. Son intention raffermie, ses sens aiguisés, et pas seulement les cinq sens habituels, nous en avons bien d’autres et de plus merveilleux encore.
Un guerrier qui atteint ce cap sait maintenir son dragon à distance au bout de sa lance. Ce guerrier se maîtrise. Jamais il ne se laisser aller à la moindre émotion égocentrique. Éveillé conscient par la connaissance et le contrôle des différents moi qui constituent son être, parce qu’il a combattu le djihad contre lui-même et qu’il a réussi à vaincre ses défauts. Parce qu’il a suivi la voix qui lui donnait du cœur au ventre. Du courage à revendre. De l’or à s’y méprendre…
C’est ainsi qu’il a brûlé la chandelle par le milieu, par les quatre bouts et par inadvertance. Croyez-moi, ça n’a rien à voir. D’ailleurs ça ne se voit pas. L’éveillé clair ne s’affiche pas, il ne se fait pas connaître …sauf s’il est reconnu par ses pairs. L’aura des éveillés est caractéristique. On peut la humer de très loin. Tu vois qu’un éveillé peut en cacher un autre. Bon éveillé n’a pas d’apôtres ni testament ni patenôtre… et le bouddha idiot se vautre.
Sa puissance hors de contrôle peut le rendre dangereux. Je ne serais pas surpris que certains paranoïaques mégalomanes soient des éveillés idiots. Qui s’attribuent les prodiges dont ils sont le canal involontaire. Qui sont explosés par la toute-puissance de l’éveil. Qui finissent par se prendre pour dieu ce qui est la pire façon d’en finir avec la vie.
À côté de ça, certains se prennent à tort pour des guerriers. Ils adoptent une attitude plus préjudiciable encore. L’éveil est un dû, aussi s’impatientent-ils parce qu’il n’arrive pas. Ils peuvent attendre longtemps. D’autres le cherchent activement pendant dix ans et tombent dessus au hasard de mes pages. Chance, oui, puisque je ne crois pas au hasard. La chance vient du pouvoir personnel. Il faut en accumuler beaucoup par la pratique de l’impeccabilité avant que tourne la Roue de Fortune et que la chance devienne une alliée de chaque instant. Jung nomme ça la phase des synchronicités.
Veinard peinard, j’ai rencontré bien des personnes remarquables au cours de ma longue vie d’errances. Le bol et puis la chance. Le monde et puis la France. Paris et puis Courances. La ronde et puis la transe. Ce lama non pas l’animal des Andes, non non nenni, un très précieux et très chéri lama. Quand je l’ai approché par mégarde, il m’a regardé et j’ai failli tomber. Dans son regard profond, je n’ai rien vu d’autre que l’espace infini.
Ami, m’a dit la vie, ne cherche pas à te remplir, tu viens pour te vider. Tu es trop plein de rien. Bourré d’orées dorées, d’idées bridées, curé paré pour la curée, prêt à tirer des coups fourrés. Faut tout poubelliser, néantiser, caraméliser, carboniser. Ces machins amassés, faut t’en débarrasser. Fais appel au Bon Coin qu’il les emporte au loin. Ces instants dépassés te regardent passer. Va-t’en, c’est du passé. Viens ici, mi amor. Fais le vide d’abord.
Nettoyage urgent: il y va de ta survie. Crois-tu qu’on t’attendra quand tu traîneras ton barda derrière toi, trésors accumulés t’empêchant d’avancer ? Les objets n’ont qu’un temps, la vie est éternelle. Souviens-toi d’oublier les jolies ritournelles que tu chantais enfant, tout naïf et confiant. Les refrains lénifiants, les couplets justifiant le vide insignifiant. Tu as grandi, mon fils. Les regrets sont des vices. Ton double est ton complice, à la cime il te hisse.
Témoignage important: ta vie est éternelle. Ton temps n’est qu’un instant mais cet instant fait tout. Le monde est recréé par chaque ainsi soit-il. Aucun n’est important, aucun n’est inutile. Si nul ne l’habitait, l’univers vivrait-il ? Sans témoin pour y croire, ton miracle est futile.
À défaut d’invités, la fête est annulée. Témoigner que je viens de n’y comprendre rien. Comprendre vient de loin, témoigner ne vaut rien.
Je viens pour témoigner que je n’y comprends rien.
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