En 1992, ce journal raconte mon premier contact avec l’autre monde… et ce qui s’en suivit.

 

– Chapitre 10 –

Dégrisé… Le mirage s’estompe, je comprends que je n’ai plus rien à faire sur cet escarpement, je redescend dans une terre noire et poussiéreuse comme la cendre… La fraîcheur du ruisseau m’accueille au Val. Le chemin s’encaisse de plus en plus, il faut marcher sur des pierres plates posées dans le lit du ruisseau. Il tourbillonne dans de mini-rapides. Je m’imagine minuscule, dans un kayak de poupée. L’éclate !

Alors je retombe dans ma mission. Je suis là pour ?… Je viens pour voir un ?… Il y a quelqu’un qui ?… Bizarrement, tout est flou. J’ai du mal à… Mécanique, je remonte le ruisseau, sautant de pierre en pierre. Et je le vois. Il est assis sur une butte qui surplombe le ruisseau. Incroyable de lui tomber dessus comme ça, sans crier gare. Moi qui me demandais justement ! Tiens, tiens… Il a bonne mine. Et il se tient droit. Quelle silhouette ! Quelle aura ! Quelle posture…

Arc-bouté au-dessus du vide, les pieds au ciel, les doigts dans l’eau… Pas de doute, c’est pour lui que je suis venu. Lui, c’est un chêne. Assis. Un chêne triple. Il se sépare en trois branches au niveau du sol. Assis en équilibre au dessus du chemin, il pousse sur le vide. Sa silhouette éveille instantanément un appel et une image : la Kundalini, la montée d’énergie. Selon les hindouistes, la kundalini est l’énergie intérieure qui siège au périnée et monte dans le corps le long de trois canaux subtils, ida, pingala, sushumna. Ces canaux sont comme les troncs du chêne.

Il figure dans sa forme les trois canaux énergétiques, et la recherche du centre. Pas de doute, c’est bien pour moi. Hop! Je monte m’y asseoir. Curieuse position : pour m’adosser à son tronc central, je dois tourner le dos au vide. Sous mes fesses, je sens le réseau de ses racines qui nous soutient, le chêne et moi. Faisant gaffe à ne pas louper le tronc, je m’adosse prudemment. Et là !

Là, vlan, je suis baigné d’une joie sans nom. Les yeux au ciel, la tête au large. Ouah ! Le long de mon échine, des bouffées de sensualité pure m’invite à être. J’y suis, j’y reste. Cet arbre est le mien. Je m’éveille. Je le sens adapté pile à mon état d’être. Nous vibrons ensemble sur la même longueur d’onde. Je sors d’un long sommeil… Soudain, je comprends le film. Ce chêne assis au-dessus du vide, c’est l’arbre de l’éveil. Le Bouddha Çakya Muni s’est payé un genre de figuier, moi je m’offre un chêne de genre. Restons occidentaux, dirait ce vieux Jeff.

Le plus drôle, c’est que pour tomber sur un chêne dans le coin, fallait le vouloir. Le val est le domaine des bouleaux. Je n’en ai jamais vu autant ailleurs à Brocéliande. Alors je me déniaise. Sur cette butte qui me sert de divan, il y a d’autres chênes. Deux autres. Tous deux des chênes triples. Ça fait beaucoup de coïncidences. Beaucoup trop. Pour quelqu’un qui ne croit pas au hasard, une seule coïncidence, c’est déjà trop. Alors trois!…

Trois chênes triples sur la même bosse au milieu d’un bois de bouleaux. Pincez-moi, je rêve… L’un d’eux est desséché, mort depuis longtemps. Je le regarde, je lis sa vie. Il fut un bon arbre d’éveil; des lascars comme moi, il en a secoué plus d’un. Voilà le truc : ils se relaient sur ce monticule. Toujours un qui turbine.Toujours le même taf.

Celui qui est mort, c’était le prédécesseur du mien. Chapeau bas, camarades ! Il a fait son devoir, il a passé le relais, qu’il repose en paix. L’autre, le troisième chêne, n’est plus triple. Il a perdu sa branche droite. Je ne l’essaye même pas, il est forcément bancal.

Et rien ne pourrait me détacher de mon arbre… Je décolle. Littéralement. Plaqué dans le berceau de mon chêne. Assis dans un fauteuil spatial moulé sur mon corps pour mieux résister à la terrible pesanteur de l’accélération. J’encaisse des G. Je me sens écrasé.

Wizz ! Je jaillis hors de la stratosphère, de l’ionosphère, de la photosphère et de la faupassenphère. Je suis un satellite libéré. Bip-bip ! Y a du soleil, toujours, au-dessus des nuages. C’est fou, je vole et tout est beau ! C’est fou ! J’ai le cœur d’un oiseau…

À d’autres instants, je suis dans une bulle cristalline au fond du ciel, au gré du vent. Frôlant sans m’attarder des infinités superbes, je vire au gré des vents stellaires. Je suis infime, ténu comme un fétu, tel un éclat de lumière qui troue la nuit. Je suis infini, ventre d’amour qui accouche du monde… Je suis mille choses en même temps. Mille autres vies en une seule. Et toujours je m’émerveille. Cette joie pure, cette liberté, je croyais la connaître. Je l’ai traquée sur toutes les routes d’Asie, pendant dix ans. J’ai cru la trouver dans l’amour libre, dans le refus contestataire des seventies, dans la défonce. J’ai couché avec elle dans le lit de l’acide, dans celui des champignons ou du H.

Eh bien je ne la connaissais pas. C’est sa sœur que j’ai connue, même pas jumelle. Elles se ressemblent juste assez pour abuser les débutants. Beaucoup tombent dans le panneau. Il faudrait leur dire… Confondez pas, les mecs. Méfiez-vous des imitations. Aux chiottes, les paradis artificiels. Aux chiottes, les paradis tout court. Ici et maintenant, ça vaut tous les Disneyland cosmiques, juré-craché. Venez donc voir. Tôt ou tard, chacun trouve son arbre.

L’état d’extase lumineuse et débordante. Jouissive, surtout. Comment la décrire? Et pourquoi ? Celui qui connaît se passe de mes mots pour la vivre. A celui qui ne connaît pas, il suffit de dire : ça en vaut la peine. Voilà tout.

« Je ne pouvais cesser de m’émerveiller, chaque fois que j’accédais à la conscience accrue, de la différence existant entre mes deux côtés. J’avais toujours l’impression qu’un voile avait été levé de devant mes yeux ; c’était comme si j’avais été à demi aveugle auparavant et que maintenant je pouvais voir. La liberté, la joie pure qui s’emparait de moi dans ces moments ne sont comparables à rien de ce que j’ai jamais éprouvé. » (source)Carlos Castaneda, Le Feu du Dedans.

Je me suis levé, je me suis ébroué, j’ai quitté le Val poussé par une main invisible, irrésistible. « C’est fini« , m’a dit le chêne de l’éveil. Je suis parti sans me retourner. J’approche du barrage écroulé. Soudain, j’entends un cri : « Xavier ! » C’est Jeff qui m’appelle. Je presse le pas… Puis je m’arrête, stupéfait. Pas de Jeff en vue.

Par contre, le grand corbeau est à la même place, sur son carré d’herbe trop verte. Il m’attendait… Merde, je n’ai pas rêvé ! C’est Jeff qui vient de m’appeler. J’ai parfaitement reconnu sa voix. Il se cache sûrement quelque part. Eh non, ça serait trop beau ! Je suis seul. Enfin presque… Voilà le corbeau qui me fixe en ricanant. Comme si c’était lui qui… Bonjour le délire ! Alors, sans me quitter des yeux, l’oiseau-sorcier s’envole vers la vie et l’aventure. En trois coups d’aile, il m’invite à l’imiter…

Quand je franchis la porte du barrage, une grande roche se fait connaître comme la gardienne du seuil. C’est elle qui contrôle l’accès au Val. Elle dégage une énergie folle. Comment ne l’ai-je pas sentie à l’aller ? Je la questionne en y plaquant les paumes et front : « Que dois-je faire à présent ? » Elle me repousse vigoureusement vers la sortie. Costaud, le caillou !
 
Je sais que la porte est refermée. Le voyage est fini. En guise de bouquet final, j’ai reçu le don du chêne. La fusée d’éveil, la grimpette cosmique, le bal des mondes et j’en passe. Ce chêne est mon ami. Je sais qu’il m’attend. Ce genre d’ami ne pose pas de lapin. Si vous passez le voir, embrassez-le pour moi.
 
Cinq cent mètres plus loin, au bord du Miroir aux Fées d’où il n’a pas bougé, Jeff m’attend en pêchant à la ligne. Du moins, c’est l’impression qu’il donne. En fait, il est fasciné par le coït vibrant et coloré des libellules. Il m’a suivi mentalement pendant tout mon voyage. Il a décroché depuis peu, quand il a senti que j’avais fini.
 
Jeff a coupé le contact télépathique au moment où j’ai entendu sa voix m’appeler… C’est son décrochage mental que j’ai entendu. Ça me rassure un peu. Je n’aime pas trop les corbeaux qui parlent, surtout quand ils ont la voix d’un copain. En tout cas, je constate qu’on peut voir avec les cinq sens. J’en ai fait l’expérience en un seul voyage. Merci, le vivant !
 
 
J’avais oublié cet incident du corbeau qui parle. Le retrouver dans mes notes vieilles de trente ans m’a fait un choc. Par la suite, j’ai eu maintes fois la preuve que Jeff –appelons-le Flornoy c’est plus clair– savait prendre l’apparence d’un corbeau quand le besoin s’en faisait sentir, ou juste pour le fun. Au moment de sa mort, j’étais ici à Erquy avec mon fils cadet, Alexis, très attaché à Jeff qu’il a toujours appelé Tonton Flornoy. Nous étions tous deux assis sur un banc devant ma maison, face à un pin que j’ai planté avec Papa quand j’avais quatre ans, et qui a poussé comme pas possible. À le voir on ne dirait pas qu’il a mon âge…
 
Nous savions seulement que la fin de Jeff était imminente, tout en espérant un miracle pourtant. Tout à coup, un corbeau s’est posé sur une grosse branche. Il nous a regardé tous les deux, avec la même ironie que le corbeau du Val sans retour, il y a trente ans de ça. Ce n’était pas un corbeau ordinaire. Je me suis tourné vers Alexis et j’ai vu une larme couler sur sa joue. Tonton Flornoy est mort, m’a-t-il dit. Nous avons pleuré tous les deux. Le soir même, j’avais confirmation de la triste nouvelle. Depuis, je guette les signes des corbeaux partout où je me ballade. (note de 2021)
 
 
Xavier Séguin

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