Mémoire d’oiseau

 

Ce récit de la langue retrouvée fait du bien. Il s’écoute avec le cœur. Le lecteur renoue avec un très lointain passé qui échappe largement à la mémoire universitaire, mais dont le souvenir nourrit encore des tribus isolées loin de la pensée unique. Avec Eden Saga, avec les textes d’Alain Aillet et ceux d’AAXE, retrouvez d’où vous venez.

 

Claire veille

Dans la salle vitrée, face aux écrans, Claire veillait. Le ciel ne se montrait pas : seulement des points lumineux, des trajectoires codées, des chiffres qui s’entrecroisaient. Elle était contrôleur aérien, guetteuse du silence des altitudes. Ses collègues plaisantaient entre eux de chiffres et de régulations, un langage sec, réduit à l’essentiel. Elle y prenait part sans y croire. Toute sa vie semblait se résumer à ces voix métalliques qui crépitaient dans son casque, à ces routes invisibles qu’elle traçait du bout des doigts.

Mais la nuit, le ciel se souvenait d’elle.

Les premiers rêves furent simples : une forme d’oiseau, tracée d’une main d’enfant, passait devant elle et la saluait d’un battement d’ailes. Vinrent les suites de signes, semblables à des silhouettes, des poissons profilés, des mains ouvertes, des rameaux d’arbres. Ils apparaissaient en ordre, non pas comme un désordre de songes, mais comme une procession de symboles.

*
*        *

Claire, dans le sommeil, comprend. Sans effort, sans traduction : chaque image se révéle être un mot, et chaque mot s’enchaîne en une phrase fluide, musicale, qu’elle croit entendre plus qu’elle ne la lit.

C’est une langue.

 

Sa langue

Qui ne ressemble ni au français, ni à l’anglais des cockpits, ni à aucune langue des passagers qu’elle distingue au hasard des appels. Une langue d’avant, comme un fil d’eau remonte vers sa source. Et pourtant, Claire a l’impression que cette langue lui appartient, comme si elle l’avait toujours su, comme si cette langue n’attendait que des rêves humains pour reprendre souffle.

Au matin, au centre de contrôle, Claire garde le silence. Ses collègues discutent de procédures, d’anecdotes de pilotes, de bulletins météo. Rien n’appelle au partage de ce qu’elle vit dans son sommeil. Elle se contente d’écouter, souriante et distraite, les yeux encore habités par les glyphes de son rêve.

La semaine suivante, les songes se font plus insistants. Des phrases entières se gravent en elle. Elle voit l’oiseau saisir le poisson, la main lever un rameau, le soleil se coucher dans la mer, et une voix — claire, sans timbre — donne à ces gestes un sens limpide : « Ce que l’oiseau saisit dans le vent, la main le garde, et le monde le transmet. »

Elle s’éveille bouleversée, ces mots ne viennent pas d’elle. Ils lui sont confiés, rescapés d’une mémoire oubliée.

 

 

Double vie

Discrètement, presque honteuse, Claire consulte ce qu’on sait sur les écritures antiques, les signes des peuples disparus. Elle tombe sur les tablettes de glyphes de l’île de Pâques : le rongorongo. Une étrange familiarité l’envahit. Les formes vues en rêve y sont toutes. Les mêmes, exactement.

Ce qu’elle croyait fantaisie onirique existe réellement. Quelqu’un, autrefois, a gravé les songes qu’elle a fait. Et ces tablettes dorment encore, ignorées, dans de lointains musées.

À partir de ce jour, ses nuits deviennent son école secrète. Le matin, elle note tout. Ces bribes ont la limpidité de l’enfance et la gravité de l’oracle. Claire ne les traduit pas : elle les entend dans la langue qu’elle porte en elle, éternelle, sans ambigüité.

Un soir d’hiver, la pluie bat les vitres de la tour de contrôle. Claire dresse l’oreille. Au delà de leur protocole mécanique, les voix des pilotes charrient elles des fragments de cette langue. Elle ferme les yeux. Dans son casque, les signaux sonores imitent ses songes : un vol, une main, un geste, une phrase, le monde entier tissé d’une même voix.

Claire sourit. Elle n’est plus seule.

 

Un conte romantique

Un samedi de février, Claire accepte l’invitation d’une amie. Un dîner simple, dans un appartement parisien encombré de livres, des convives réunis autour d’un poulet rôti, vin rouge. Elle n’a pas vraiment l’esprit à ces soirées, mais l’amie insistait depuis longtemps, et Claire, par politesse, a fini par céder.

À table, deux hommes dominent la conversation. Le premier, mince, cheveux gris épars, porte un veston élimé. On l’a présenté comme un chercheur indépendant, féru d’épigraphie et d’écritures anciennes. Il parle doucement, choisissant ses mots, sans hausser la voix. Le second, plus jeune, cravate bien serrée, est linguiste reconnu, professeur d’une grande université. Son ton assuré, son rire sec, expriment des certitudes sans faille.

La discussion, très vite, a glissé sur l’histoire des langues. Le linguiste défend la rigueur des lois phonétiques, la nécessité d’une méthode. « Les langues ne sont que le résultat de dérives régulières, de mutations sonores parfaitement connues. L’idée même d’une langue originelle n’est, selon lui, qu’une illusion romantique, un mythe de l’Âge d’or.

Le chercheur sceptique hoche la tête, mais ses yeux pétillent.
— Certes, mais il y a des coïncidences troublantes. Des racines communes, des images semblables aux quatre coins du monde. Ne serait-il pas possible qu’il y ait eu, jadis, non pas une langue parfaite, mais un fonds commun, poétique, que toutes auraient trahi ensuite ?
— Pure spéculation, tranche le linguiste. Sans corpus, sans régularité démontrée, tout ça reste un conte.

 

 

Sans un mot

Claire écoute sans un mot. Son verre à la main, elle observe ces deux certitudes opposées — l’une rigide, l’autre vacillante mais vibrante. Et dans son silence, elle sait. Non par raisonnement, mais parce qu’elle comprend cette langue qui résonne encore.

Elle voudrait dire qu’elle l’a entendue. Que les signes gravés dans le bois de l’île de Pâques ne lui sont pas étrangers, qu’ils lui ont parlé dans ses rêves. Mais ces mots, ici, sonneraient ridicules. La salle, la vaisselle, la nappe tachée, les rires convenus : rien ne peut accueillir semblable confession.

Alors elle garde son silence habituel, un silence plein comme un trésor.

Les deux hommes poursuivent leur joute avec courtoisie, mais chacun s’enferre dans ses idées. Le linguiste empile des exemples, le chercheur esquisse des rapprochements. Au centre, immobile, Claire est habitée d’une certitude muette : ils ont tous deux raison, mais aucun ne touche l’essentiel.

L’essentiel n’est pas de prouver, mais d’entendre.

 

Fatal oubli

Quittant le dîner, elle marche seule dans les rues glacées. Les lampadaires s’aligneent comme des glyphes de lumière sur le pavé sombre. Elle les regarde et il lui semble qu’ils s’ordonnent en phrase comme dans ses rêves : une parole venue d’ailleurs, mais si proche qu’elle lui serre le cœur.

« Le monde n’a pas perdu la langue. Il l’a seulement oubliée. »

Et Claire, simple contrôleur aérien, s’avance dans la nuit avec la dignité secrète de celle qui sait entendre, sous le bruit mécanique des siècles, la voix ancienne qui parle encore.

Ses rêves s’intensifient. Chaque nuit, elle se réveille d’avoir traversé un livre ancien dont les pages ne sont pas d’encre mais d’or et de lumière. Les signes s’y dérouent en procession lente, comme si le ciel lui-même s’était mis à écrire.

Elle achète un petit carnet noire qu’elle pose sur sa table de nuit. Dès l’aube, encore engourdie, elle y griffonne ce qu’elle voit encore, silhouettes d’oiseaux, traits d’ailes, mains levées, poissons allongés. Parfois un mot s’impose, net, faisant écho à ces formes :

voler, prendre, donner flot.

 

 

Fin du hasard

À mesure que les pages s’accumulent, une cohérence se dessine. Les mêmes signes reviennent, jamais tout à fait identiques, mais reconnaissables comme les variations d’une mélodie. Elle note comment certains se combinent : l’oiseau suivi de la main annonce une action, un échange, un récit. D’autres forment des suites  qui sont un chant ou une prière.

Ce n’est plus du hasard.

Chaque jour, dans la tour de contrôle, elle continue d’orchestrer les trajectoires anonymes des avions. Mais chaque soir, elle retrouve son carnet et ses notes, et relit ses songes comme on relit des preuves. Elle n’a pas besoin d’y croire : la cohérence s’impose d’elle-même, tranquille et solide, évidence intime.

Un matin d’avril, elle s’éveille avec une phrase claire, entière, don déposé au creux de sa mémoire :

La main tendue vers l’oiseau saisit le souffle qu’il apporte.

 

Cœur qui bat

Elle la note aussitôt et relit les pages précédentes. Plusieurs fois, le motif de la main et de l’oiseau se répète, liés par un fil invisible. Elle comprend que les signes ne sont pas seulement des images, ils servent une syntaxe, une logique interne. Elle ne délire pas. Elle participe à une grammaire oubliée.

Son cœur bat plus fort.

La langue des songes s’ordonne sous ses yeux. C’est un archipel à marée basse, montrant ses passerelles de sable pour passer d’une île à l’autre sans effort. Ce qu’elle écrit chaque matin ressemblait à la cartographie d’un continent perdu, dont elle dégage peu à peu les contours.

En fermant son carnet, une pensée l’effleure, douce et terrifiante :
si je continue, peut-être que la langue finira par se rouvrir tout entière,
comme une porte qu’on croyait murée.

Les pages du carnet sont couvertes de notes. Au début, des griffonnages hésitants, silhouettes d’oiseaux, traits incertains, esquisses de mains. Peu à peu, un ordre s’impose. Claire se met à tracer les signes de la même façon, toujours, comme si une force ancienne guidait sa main.

Après un rêve très intense, elle a l’idée de dresser une liste. D’un côté, le signe tel qu’elle l’a vu — l’oiseau, le poisson, la main, le rameau. De l’autre, le mot ou le souffle qu’elle lui associe. Comme un lexique. Elle se surprend à tourner les pages avec l’impatience d’une écolière qui découvre une langue étrangère. Sauf qu’ici, elle n’apprend pas, elle se souvient.

 

 

Elle note 

(oiseau) : voler, souffle, messager

 

 

 

(main) : don, prise, pouvoir

 

 

 

 

 

(poisson) : profondeur, offrande, silence

 

(rameau) : paix, lien, commencement

 

 

D’autres encore surgissent de ses rêves 

 

(soleil couchant) : fin, retour, promesse

 

 

 

(vague) : mouvement, passage, oubli

 

 

Silence toujours

Plus elle écrit, plus les correspondances semblent évidentes. Les signes se combinent en phrases simples, mais riches de résonances. Elle entend ses notes comme une chanson familière, chaque mot s’enchaîne au suivant avec une justesse que la logique seule n’aurait pas su construire.

Au fil des jours, son carnet se transforme en dictionnaire intime. Les premières pages contiennent les visions brutes, griffonnées à la hâte au réveil. Les suivantes forment un répertoire où elle classe les signes par familles. Elle ajoute des renvois, des rapprochements. Sans le savoir, elle dessine les fondations d’une grammaire.

Ce qui l’émerveille le plus, c’est la cohérence interne. Comme si chaque rêve, loin d’être isolé, venait compléter le précédent, apporter la pièce manquante d’un puzzle plus vaste. Les signes répétés ne se contredisent jamais : ils enrichissent leur sens, s’approfondissent, se nuancent.

Une nuit, elle rêve d’une longue procession de glyphes gravés dans le bois sombre d’une tablette. Elle s’éveille bouleversée : ce n’est pas une invention. C’est une mémoire. Elle note chaque forme et s’aperçoit qu’elles coïncident avec des tablettes rongorongo vues dans ses lectures.

Ce jour-là, elle n’ose plus parler à personne.

 

J’écoute.

Ses collègues de la tour de contrôle plaisantent, indifférents. Eux n’entendent que chiffres, coordonnées, ordres d’altitude. Elle, dans le silence, sait qu’au-dessus des avions, dans le ciel invisible, flotte encore la langue du commencement.

Chaque matin, en ouvrant son carnet, elle se répète :
Je n’invente pas. J’écoute.

Ce matin-là, elle s’éveille haletante. La nuit a été dense, traversée de visions nettes comme des éclairs. Pour la première fois, elle n’avait pas seulement vu des signes isolés, mais une suite, un poème. Les glyphes s’étaient alignés en ordre parfait, avec la régularité d’une phrase prononcée d’une voix ferme et tendre à la fois.

Elle ouvrit son carnet, la main tremblante.
Un à un, elle dessine les signes : l’oiseau, la main, le poisson, la vague, le soleil couchant, puis à nouveau l’oiseau.

 

À côté, sans hésiter, elle inscrit…

les mots qui correspondent 

souffle

 

 

 

prise

 

 

 

 

 

 

offrande

 

passage

 

 

Surgissent de ses rêves 

 

retour

 

 

 

messager

 

 

Immobile

Elle reste immobile puis, reliant les mots, elle voit naître la phrase.

 

« Le souffle que prend la main devient offrande.
La mer en fait un passage,
le soleil un retour,
et l’oiseau, messager, en garde la mémoire. »

 

Bouleversée, elle la lit et relit. Ce n’est ni une énigme ni une devinette. C’est bien davantage : un poème surgit intact de la nuit des temps, un chant qui s’est transmis à travers elle, dans sa chair.

Jamais elle n’a ressenti son lexique onirique avec une telle force. Une telle cohérence. Finis les rapprochements intuitifs, les correspondances hasardeuses. C’est un texte, un vrai. Une strophe adamique. Une parole originelle.

 

Rongorongo

 

Toujours vivante

Au printemps, Claire se rendit au musée d’ethnographie. Elle n’est pas venue par hasard. Ses rêves l’y ont conduite, irrésistiblement. On y présente des tablettes de l’île de Pâques que les vitrines protégent comme des reliques. 

Claire les fixe et son cœur se serre. S’étalent ous ses yeux les signes notés dans son carnet : l’oiseau, la main, le poisson, la vague. Les mots de son rêve, les phrases notées à l’aube. Aligné, réel, indubitable, tout es là devant elle.

Le guide, imperturbable, commente :
— Les scientifiques s’accordent à dire que nous ne saurons sans doute jamais ce que ces signes veulent dire.

Claire cache son sourire. Elle ne dira rien. Elle n’en parlera à personne. Elle marche longtemps dans la ville. Il suffit de rêver.

La grande histoire de l’humanité n’est pas écrite dans les bibliothèques, mais dans la mémoire profonde que chacun porte en lui. Une mémoire endormie qui n’attend qu’un souffle pour revivre.

 

 

Claire lève les yeux. Les avions passent au-dessus d’elle, ponctuels, anonymes. Sous leurs ailes métalliques sonne le murmure ancien, l’éternel écho des étoiles, la langue toujours vivante, toujours vive, toujours la hante.

 

Alain Aillet raconte

 

De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou. Jamais la psychologie ne pourra dire sur la folie la vérité, puisque c’est la folie qui détient la vérité de la psychologie.
Michel Foucault